Une courbure de l'espace-temps (saison 1)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 1, autour de 10:00, à la suite de la scène du chapitre 1. TW : drogue, addiction, délits.
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23 mars 2019, 21:33
J'ai réussi à récupérer ma brosse à dents sans nous mettre trop en retard pour le dîner. Une seule téléportation me suffit pour rejoindre l'arrêt de bus depuis la chambre de Klaus, si je suis dans l'urgence, et il faut ensuite une dizaine de minutes pour rallier l'appartement où je vis avec Granny. Les mains un peu tremblantes, j'ai aussi fourré quelques affaires dans un gros sac : juste assez pour une semaine. De toute façon, Klaus a promis que je n'aurai pas à rester plus longtemps.
Pour être honnête, je commence seulement à réaliser les implications du marché que nous avons fait. Marcher dans les couloirs de Hargreeves Mansion est une expérience quelque peu hors norme, que je ne suis pas si certaine d'apprécier. Il y a d'innombrables corridors, un escalier central colossal, des passages secrets, toujours baignés d'une lumière pauvre et ambrée. La maison compte de nombreux spécimens naturalistes, des machines, des artefacts improbables nichés dans des vitrines. J'aime le style Art-déco. Mais pas quand on l'associe à des agneaux à deux têtes empaillés.
Si je n'avais pas eu écho de bon nombre de choses s'étant passées ici, l'oppulence excentrique serait peut-être ce qui me dérangerait le plus. Klaus n'a jamais caché avoir grandi entouré de cette richesse absurde, et il n'en a jamais tiré tant de fierté. Ce d'autant qu'il n'en a jamais tellement profité. A part pour avoir mainte fois fauché jusque dans le coffre-fort, pour financer 'sa consommation personnelle', à partir de treize ans. Quoi qu'il en soit, il reste difficile pour moi de me le représenter gamin sur ces tapis.
Le 'salon des enfants' - la pièce utilisée pour les repas quotidiens - est niché tout en bas de la maison au niveau de la rue et ressemble nettement plus à ce que je pourrais attendre d'un 'foyer'. Paradoxalement, puisqu'il s'agit d'un ancien local commercial dont les vitrines et frigo n'ont même pas été retirés. Là, il y a une cuisine sommaire avec un frigo retro, des placards profonds, une longue table de bois... et un coin cozy avec un billard de feutre rouge et un baby foot. La lumière est quand même pourrie, ce qui semble être une constante dans cette grande baraque.
Allison et Diego sont déjà assis, en train de converser avec la 'personne' que j'identifie comme 'leur mère', que je salue poliment. Ses cheveux blonds sont parfaits, au dessus de sa robe évasée nouée d'un tablier impeccable. Klaus a quelque fois parlé d'elle, avec une forme de détachement : je sais ce qu'elle est, et j'avoue que je ne sais pas si je vois ça comme un incroyable miracle ou une immense tristesse. Car sous ses traits humanoïdes, celle qui se nomme aussi Grace est une machine. Programmée pour être une gardienne, une protectrice, une nourricière, bien au delà d'un robot. Je sais aussi - toutefois - qu'elle n'a jamais su faire preuve de l'affection qu'aurait donné un humain.
Je ne dis rien de plus, et je traverse la pièce à la suite de Klaus, qui s'assoit en bout de table. La pièce sent les oeufs et le bacon, comme si c'était l'heure du petit-déjeuner. J'arque un sourcil. Grace... n'a-t-elle vraiment pas idée de l'heure qu'il est ? J'aurais pu croire que c'était dans les habitudes de la maison, mais Klaus vient aussi de le remarquer, avec un mouvement de tête qui indique plutôt bien que les pilules qu'il a prises ont fait effet.
"C'est convivial, ce concept du brunch nocturne", constate-t-il avec un brin de sarcasme, chose à quoi Allison se permet de soupirer.
"A midi, il y avait déjà des oeufs bénédictes au menu".
Elle aussi, elle remarqué que quelque chose ne tournait pas rond. Mais Diego, lui, secoue la tête dans une forme de déni.
"Aucune importance. Ça a l'air super bon, Maman".
Je prends un peu mieux le temps de regarder Diego et son improbable tenue noire mélant tissu et cuir, tandis que je me cale sur une chaise un peu inconfortablement. On a tous connu ce sentiment : d'être invité à dormir chez un ami et de se retrouver catapulté au dîner à la table des parents. Et à ma décharge, c'est encore plus déroutant aujourd'hui : je me sens hors-sol à ce dîner de veille d'hommage funéraire, qui n'y ressemble d'ailleurs guère. Parfaitement étrangère, au milieu de gens qui ne se sont pas vus entre eux depuis plus de dix ans. Et peut-être Klaus peut-il le sentir, même avec autant de substances dans son sang, car il se penche et tente de saisir l'occasion :
"Si c'est insupportable, on se casse, et on va bouffer des shawarmas".
En vérité, c'est sûrement l'option que lui-même préfèrerait, et je décline.
"Ça va, ne t'en fais pas".
Alors il dépose son paquet de cigarettes sur la table, en sort une qu'il allume, et pose ses deux pieds sur le bois de la table, avec une expression en direction de ses frères et soeurs qui ne s'apparente à rien d'autre qu'à de la provocation. Une longue plume de fumée s'élève. Ce n'est que du tabac, mais Allison le regarde en coin, tandis que Grace place devant nous un large plat d'oeufs au bacon. Démesuré, si l'on considère que nous sommes quatre. Mais sans doute son programme prévoit-il que - pour conforter ses enfants - elle doive cuisiner pour tout un régiment.
"Alors tu vas rester ici un moment ?", me dit-elle comme si elle réajustait un algorithme soigneusement préétabli.
"C'est formidable !"
Est-elle toujours aussi radieuse et positive, même après un événement aussi terrible que celui qui nous ammène ici ? Je balbutie.
"Je... oui. Est-ce qu'il y aurait une chambre... que je pourrais utiliser pour dormir ?"
Même si - à l'insu des règles de la maison - je l'ai fait parfois par le passé, je n'ai pas l'intention de dormir une semaine dans le bazar gothico-bohème de Klaus, qui ne dispose de toute façon que d'un lit simple et bancal. Lui, a été très évasif sur le sujet, et je ne pense pas qu'il s'occupera spécialement de l'intendance dans l'état où il est.
"La maison possède quarante-deux pièces", me répond Grace en suivant un schéma soigneusement rodé.
Mais elle semble bloquer pour aller plus loin, penche sa tête de côté, fixe dans le vide au point que les sourcils d'Allison en viennent à se froncer... Et une nouvelle fois, Diego vole à son secours, s'empressant de compléter :
"Tu peux prendre ma chambre. Elle est à côté de cette de Klaus, en face des escaliers rouges".
Cette proposition me touche, mais ma fourchette reste suspendue.
"Et toi ? Tu vas dormir où ? Je ne veux pas... saccager toute l'organisation de la maison".
Je ne connaissais pas Diego, même si je sais qu'il n'a jamais quitté The City. Je n'ai pas une mauvaise impression de lui, ce soir : déjà un peu plus tôt, il m'a semblé qu'à la différence d'Allison, il se préoccupait un peu de l'état de Klaus sans le dire, plus que des 'désaggréments' qu'il provoquerait par sa présence au cours de la future veillée. Et je sens que sa proposition est sincère, quand il me propose de prendre ses quartiers, même s'il vient aussi de le faire parce que 'sa mère' vient de bugger.
"Je n'habite plus ici depuis longtemps", dit-il en mâchant, avec l'air de s'en trouver très bien. "Je reviendrai demain matin".
Son regarde se porte de nouveau sur Grace. Même s'il essaye d'avoir l'air de rien, je le sens malgré tout préoccupé, et je le soupçonne de n'être resté pour dîner que dans l'optique de ne pas nous laisser seuls avec elle, tant il fait d'effort pour l'aider. Mais je ne dis rien. Après tout, ce ne sont pas mes affaires. Et comme pour sceller notre agrément, cette dernière claque joyeusement des mains en concluant :
"C'est absolument merveilleux ! Nous ferons en sorte qu'il ne te manque rien".
Vraiment, je ne sais pas vraiment comment réagir à son effusion de joie pétillante, totalement disproportionnée. Pour être franche, elle a l'air encore plus à côté de ses pompes que moi. Mais elle se tourne vers Klaus qui se contente toujours de fumer, et ajoute en fronçant ses sourcils mécaniques, comme si elle allait le réprimander :
"Tu ne manges pas, Klaus ? Il le faut, pour prendre des forces".
Il hausse les épaules et pique de façon résignée dans son bacon en passant sa clope en main droite. J'ignore si ça fait la moindre différence pour vous, mais Klaus est gaucher.
"Je m'étais fait à l'idée des shawarmas".
Un bref silence s'installe de nouveau, et cette fois, Allison semble céder aux mots qui lui brûlaient les lèvres, depuis que nous sommes descendus.
"Klaus, Maman m'a dit que tu sortais de désintox..."
Il ne relève même pas les yeux, et continue de manger, cette fois.
"Est-ce que... Est-ce que tu as..."
"C'était comme les autres fois, Allison", la coupe-t-il un peu sèchement. "Comme une longue colo, sauf que mes camarades de chambre pissaient par terre depuis les lits du haut. Est-ce que ça te va ?"
Il n'a clairement pas envie de converser de ce sujet, ce qui se comprend en soi. Après tout, il y a des années qu'ils ne se sont pas vus. Mais elle insiste.
"Tu as fait partie des groupes de parole ?"
Je vois Diego grincer des dents, et Klaus roule des yeux agacés qui annoncent un sarcasme imminent.
"Bien sûr. J'ai déblatéré sur tous mes putains de ~traumas~, évidemment. Toute la journée".
"Ils ont voulu savoir des trucs sur ta famille ?"
Cette question semble être celle qui l'intéressait en première intention, et Diego en échappe presque un rire outré, ses yeux aussi tranchant que des couteaux.
"Allison, c'est vraiment tout ce qui t'intéresse ? C'est ridicule".
Une nouvelle fois, sa réaction me surprend plutôt agréablement. Mais le fait-il vraiment en faveur de Klaus, ou parce qu'Allison l'agace prodigieusement ? Et Grace reste plantée là, à sourire en demandant :
"Vous voulez encore des oeufs ? C'est plein de bons acides gras".
Je décline cette proposition, tellement à côté de la tension en train de monter entre 'ses enfants'. Bon sang, que ce moment est gênant. Et dire que je pourrais être en train de regarder un drama à la télé avec ma grand-mère. Et Allison s'entête une dernière fois en direction de Klaus :
"Tu as parlé de Papa ?"
"Allison, ma biche, tu devrais te taire, ou je te jure que tu regretteras l'époque où je ne faisais que cracher dans tes Louboutin".
"Espèce de -"
"Les enfants !"
Tous s'arrêtent alors que le ton monte. Grace, subitement, vient de claquer des mains comme pour obtenir l'attention, et je devine que son programme - d'une façon ou d'une autre - inclue un module de désamorçage des conflits, qui viens de refaire surface.
"Changeons de sujet et faisons un petit jeu ! Quelque chose d'amusant !"
Je ne peux pas retenir un sourire, tout en mâchant. Je devine, ce soir, de quoi bien des conversations de table ont été faites, ici, dans le temps.
"Quelle est la chose la plus fabuleuse et intéressante que vous souhaitiez partager avec toute la table de l'Académie, aujourd'hui ?"
Allison lève les yeux au ciel, se sentant possiblement infantilisée, Diego ne commente pas. Mais Klaus - lui - semble se saisir de cette opportunité pour entériner définitivement le changement de conversation.
"J'en ai une", dit-il en retirant finalement ses pieds de la table et en soufflant, presque pour lui : "J'imagine que maintenant, le temps est venu".
Il tourne les yeux brièvement vers le coin de l'évier, ou je sens qu'il 'prend l'avis de l'invisible', comme je me plais parfois à nommer ceci. Puis, choisissant délibérément de prendre un air détaché, il pose :
"Rin, que vous avez ici. Elle me supporte depuis dix ans. Et vous savez quoi ?"
Il continue de mâcher, il me désigne avec sa fourchette... et un filet d'eau glacée me parcourt, parce que je crois que je commence à deviner ce qu'il s'apprête à énoncer.
"Elle est née le même jour que nous".
La fourchette de Diego s'arrête immédiatement de racler son assiette frappée du sigle du parapluie, tandis que les sourcils d'Allison sont quelque peu pincés.
"Le 1er octobre ?"
"Tu veux dire... de la même année ?"
Il y a une forme de non-dit, dans ces questions, que je sais très bien interpréter. Que nous savons ~tous~ interpréter autour de cette table, en vérité, sauf peut-être Grace, qui semble toujours autant planer, en changeant les assiettes pour le service à dessert. Je suis quelque peu sans voix. Je savais que tôt ou tard, il nous faudrait l'énoncer. Mais je me sens prise de cours, et je ne peux que balbutier : "1989. À la douzième heure du jour". En pleine conscience de ce que ceci pourrait impliquer.
"Quoi... comment ça, tu..." murmure Allison.
Ce n'est pas une information triviale. Pas pour eux, en tout cas. Le silence retombe, palpable, plus lourd encore que quand il s'agissait de la réhab. Si Klaus voulait réorienter l'attention, alors une chose est certaine : il a parfaitement réussi. D'ailleurs, je ne le sens pas peu fier de son petit effet. Je sais toutefois ce qu'il attend de moi, maintenant, et dans mon silence, j'interroge son regard vert-marais pour comprendre pourquoi il a fait ça. Mais je le devine. Aujourd'hui, son père n'est plus. Et ce qu'il avait souhaité cacher prendra au contraire tout son sens à présent, s'il est enfin révélé.
Dix ans. Dix ans ont passé depuis la dernière fois que j'ai eu à démontrer ça. Je soupire, et je devine qu'il ne faudra que peu de temps pour que tous soient au courant, si Diego et Allison le sont maintenant. Mais avec la forme absurde de confiance en Klaus que j'ai toujours eue - et tandis que Grace sort du réfrigérateur un énorme gâteau, incohérent pour un jour de deuil - je secoue la tête et j'amorce le mouvement qui aurait dû me faire me lever.
*Crac !*
Dans une déchirure de lumière, je me téléporte simplement pour me rasseoir sur la chaise libre d'en face, alors même que Grace vient de déposer dans mon assiette une belle part de gâteau. Allison comme Diego me contemplent faire avec une surprise décomposée, comme si un choc venait de les frapper au visage. Du bout des doigts, je récupère mon assiette en la faisant glisser sur le bois de la table, et je remercie d'avoir été servie.
"... Quoi ?", s'exclame Allison, sa voix se déchirant pratiquement.
Diego bégaye quelque chose que je ne comprends pas, mais je vois dans ses yeux bruns que ce qui le surprend, comme sa soeur. Ce n'est pas tant que je 'puisse' faire ça qui les fige sur place, mais plutôt que je le fasse 'comme quelqu'un d'autre'. Il bégaye encore, et tandis que Grace pose une main sur son épaule pour l'aider, il finit par articuler :
"Tu 'sautes' comme Cinq..."
Klaus rit doucement, jubilant pratiquement de la situation qu'il a provoqué. Lui, a eu une décennie entière de mes sauts dans l'espace, pour s'habituer à l'idée. Mais Allison comme Diego sont saisis, et ce d'autant que leur frère a disparu depuis des années. J'hausse les épaules avec une forme d'impuissance, parce qu'au fond, je ne peux pas le lui confirmer.
"Peut-être", lui dis-je. "Je n'en sais rien, en réalité, je ne l'ai pas connu. Mais c'est entre autres ce que je fais".
Klaus rit sous cape.
"C'est plutôt cool", comment-t-il, "même si ça a un air de déjà-vu".
Je lui lance un regard faussement mauvais, mais en réalité amusé, avant du sursauter car Diego semble soudain littéralement exploser.
"Pourquoi tu ne nous l'as pas dit avant, Klaus ? Si tu traines avec elle depuis dix ans !"
Son poing tape sur la table, tandis que Grace pose devant lui la plus belle part du gâteau, celle avec la cerise au dessus. Et Allison, cette fois, est celle qui réagit avec le plus de sang froid.
"Calme toi Diego. C'est probablement plus sage qu'il ne l'ait pas fait".
Tous ont bien conscience de ce qui se serait produit. De toute la déferlante de conséquences que ma simple existence aurant pu entrainer sur leurs vies, sur la mienne, et de tout le mal qui aurait pû être fait. Le calme revient, parce qu'au fond Diego sait que c'est vrai. Nous nous regardons tous les quatre, et je suis au fond désolée. Désolée de perturber encore plus un moment qui n'aurait dû être qu'à eux. Mais Allison prend une profonde inspiration, puis soupire :
"Honnêtement, dans ce monde, il n'y a plus grand chose qui me surprenne. Et après tout, il n'y avait pas de raison particulière de penser que nous n'étions que sept".
Diego passe une main sur son front, et finit par admettre :
"C'est vrai".
C'est bien la première fois que je les vois être d'accord, ce qui me fait sourire. Et avant qu'on me pose la question, je leur confie en entamant ma part de gâteau la simple vérité.
"J'ai grandi avec ma mère et ma grand-mère. Une vie... aussi normale que possible".
Dans ce 'que possible', réside toute la nuance de la chose. Allison a maintenant un vague sourire curieux, et je sais ce qu'il y a dans son esprit. Elle se demande pourquoi je suis là, dans cette ville que l'on nomme "The City", tout comme eux. C'est une question que je me suis posée d'innombrables fois, et je n'ai pas d'autre réponse que l'invocation du hasard. Elle demande, prudemment :
"Tu es originaire d'où ?"
C'est une question qu'on me pose souvent. Peut-être parce que ma mère est à moitié Vietnamienne, peut-être parce que j'ai ces traits qui pourraient être de n'importe où. Mais aussi parce que je sais que les Hargreeves ont été 'collectés' partout autour du monde. Un fait auquel - en parallèle - je n'échappe peut être pas.
"Je suis née en France", dis-je. Nous avons déménagé ici quand j'avais cinq ans. Je vis toujours avec ma grand-mère".
Klaus ne l'a jamais su, mais j'ai laissé le prénom 'Marine' derrière moi. Il souffle avec ironie : "Granny ne m'aime pas trop", chose à quoi Diego lâche un vague "tu m'étonnes", et Allison repose les yeux sur moi.
"Ça veut dire que toute ta famille est... ordinaire ?"
J’acquiesce.
"Tout à fait ordinaire, je suppose, sauf si on considère qu'un déni de grossesse ne l'est pas".
Je secoue la tête.
"Elles ont bossé dur, tu sais, toutes les deux. Pour que j'ai une bonne vie. Pour que je ne manque jamais de rien. Sérieusement".
Diego, tout en mâchant, semble ruminer une parole que j'ai tout à l'heure énoncée malgré moi.
"Tu as dit que c'était 'entre autres' ce que tu faisais".
Il relève les yeux vers moi.
"L'espace... Le temps ? Cinq disait qu'il pouvait".
Je penche la tête de côté.
"Je ne saute plus à travers le temps, c'est juste une énorme connerie de faire ça".
Allison regarde Diego. Je comprends qu'ils n'ont probablement jamais su si leur frère y était arrivé. Mais je soupire. Effectivement, il se trouve que - en ce qui me concerne - ça ne s'arrête pas là. Peut-être, d'ailleurs, que j'aurais dû commencer par ça. Je n'aime pas vraient faire ça. Mais s'il faut en passer par ces petites démonstrations, autant que ça soit terminé une bonne fois pour toutes. Je me lève, j'essuie mes lèvres avec la serviette au parapluie laissée pour moi...
Un battement de paupières. C'est tout ce qu'il faut pour qu'on ne voit plus rien de moi. Au dessus de ma chaise, ne reste plus que l'air enfumé par Klaus : en apparence, du moins, car je suis toujours là. Invisible dans le silence, juste avant de risquer un sourire en coin que personne ne verra, et de m'en aller voler la cigarette de ses doigts avant d'aller la faire danser sous ses yeux.
"H.. Hé ! Rend moi ça !", me lance Klaus, et mon rire peut être entendu, sous le regard bleu-verre de Grace.
"Les enfants seront toujours des enfants", dit-elle, radieuse, comme si tout ça était parfaitement normal et adorable.
Je peux voir les yeux d'Allison et Diego chercher au milieu de l'air de la pièce, tandis qu'ils observent ce jeu idiot. La main de Klaus tente de saisir la fumée, mais j'emmène la cigarette toujours plus loin, hors de portée. Soudain, toutefois, il parvient à m'attraper. Nous nous brûlons quelque peu tous les deux, mais en riant. Et finalement, je me rends de nouveau visible et je retourne m'asseoir en souriant vaguement.
"Je peux aussi me rendre invisible, immatérielle ou les deux".
Klaus pose son menton dans sa main et tire une longue bouffée de la cigarette, comme pour me reprocher d'avoir osé, et Diego acquiesce, comme s'il était impressionné.
"Effectivement", dit-il, "C'est différent de Cinq... et possiblement très utile".
Je le vois calculer, comme imaginant une situation de combat. S'il savait à quel point ce n'est pas mon truc. Et Klaus soupire :
"Et moi qui suis aussi inutile que les charlottes à cheveux dans les motels".
Mes lèvres se pincent, d'une façon navrée. Car la réalité n'est clairement pas aussi reluisante que celle que Diego et Allison doivent imaginer.
"Je jure que ces aspects là de mon pouvoir m'ont encouragée... à faire ~un sacré paquet~ de conneries".
Parce qu'un pouvoir ne vient jamais sans son lot de problèmes, et ils le savent aussi bien que moi. Je prends une grande inspiration. Je peux sentir leur regard posé sur moi, à la gravité du ton qui vient d'être le mien.
"Ton pouvoir s'exprimait déjà quand tu étais ado ?", demande Diego, sensiblement intéressé à présent, et je réponds honnêtement.
"Bien avant. Peut-être à trois, ou quatre ans. Ça a commencé avec l'invisibilité. Pour ma mère c'était... un véritable enfer".
Le mot est faible, et Allison me regarde elle aussi complètement différemment, maintenant.
"J'imagine que ça a été terrible pour elle", dit-elle avec quelque chose de touché dans la voix, qui me laisse entendre que mon témoignage lui provoque un certain écho. "Si tu te rendais invisible ou te téléportais n'importe où, au supermarché... dans la rue, mon dieu".
Je ne sais pas ce que c'est que d'être une mère, mais - oui - maintenant je me rends compte que mes plus jeunes années ont été terribles, quoique finalement pas les pires. Diego hoche la tête.
"Et tu as appris comment ? À contrôler tout ça ?"
Je regarde les reflets des lampes suspendues sur les verres, et je souffle :
"En me prenant des baffes. Assez littéralement. Je te promets que ça encourage à maîtriser l'immatérialité assez vite. Et à vouloir être n'importe où d'autre en un instant".
Allison continue de me regarder avec cette forme d'empathie maternelle, mais finalement elle croise les bras et me dit :
"Tu as l'air d'en tirer le meilleur parti".
Klaus exhale une longue colonne de fumée et retient un rire léger. Parce qu'il sait que l'affirmation de sa soeur n'est pas vrai, et qu'en dix ans, il a tout vu de moi. Je secoue la tête lentement.
"En vérité... J'ai volé un paquet de choses, je me suis introduite dans plein d'endroits sans permission. J'ai espionné une bonne centaine de fois... et j'ai même été payée pour ça".
Je les regarde tour à tour : Allison, Diego et enfin Klaus.
"Je n'en suis pas fière. J'ai arrêté il y a longtemps. Il y a neuf ou dix ans. Parfois... on fait ce qui nous est le plus facile sur le moment, et ça demande des efforts de changer".
Oui, peut-être que cette parole est un peu adressée à Klaus, quelque part, mais à la fois je comprends contre quoi il lutte. Je lui vois une brève expression de tristesse, mais il ne m'en veut pas. Pas du tout. Un nouveau silence passe, moins inconfortable que tous les autres cependant, et finalement Allison me demande :
"Qu'est-ce qui a changé ? Pourquoi tu as arrêté ?"
Je la fixe de mon regard brun.
"Ma mère est morte quand j'avais vingt ans. Un cancer, juste la putain de merde de la vie. Le temps que j'avais eu avec elle, je l'ai foutu en l'air. Je n'avais pas envie de de ruiner aussi le reste".
Mes mots restent lourdement suspendus dans la lumière des lampes où danse la fumée. Il y a maintenant de la peine sur les visages de tous, et ce n'est pas ce que je voulais provoquer.
"Je suis désolée pour ta mère", dit Allison, "Je suis sûre qu'elle aurait été fière de toi pour avoir changé".
Je reste silencieuse. Je n'en suis pas aussi convaincue qu'elle. Mais avec un soupir, je répète finalement en direction de Grace, qui me sourit toujours sous son rouge à lèvres :
"Le gâteau est vraiment bon".
Klaus se râcle la gorge de façon audible, ajoutant :
"N'est-ce pas, hein ? On sent que le chocolat est à 80%".
Je souris.
"Oui. On le sent".
Dans ma voix, il y a un trait de gratitude. Parce qu'il vient de saisir au vol ma tentative désespérée de trouver une porte de sortie. Grace ne semble même pas tant flattée, à présent ses yeux sont perdus sur les carreaux du dessus de l'évier. Malgré tout, je leur souris à tous. À Klaus, Allison et Diego. A eux qui m'accueillent et écoutent mes stupides histoires alors que leur père vient de mourir et en dépit de leurs querelles.
"Merci", leur dis-je en finissant mon verre d'eau, "Je devrais aller au lit".
Et *Crac !* Je me téléporte dans les toilettes toutes proches, où je tente désespérément de respirer, respirer, encore et encore.
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Notes :
Finalement, le pouvoir de Rin semble plus complexe qu'il y paraissait. Et son histoire de vie pas aussi enviable que ce que Klaus avait dépeint. Nous en saurons plus bientôt, probablement.
Avez-vous remarqué que Grace ne sait cuisiner que des petits-déjeuners et des gâteaux, même au milieu de la nuit ? Quelque chose, avec elle, ne doit pas tourner rond...