Une courbure de l'espace-temps (saison 1)

Chapitre 1 : Un doigt dans l'engrenage

4385 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 19/10/2023 09:50

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1,épisode 1, autour de 10:00. TW : drogue, addiction.


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23 mars 2019, 20:32


Une à une, les marches de l'escalier défilent sous les semelles usées de mes bottes, dans la lumière au néon de ce vieil immeuble de The City. Une ville du Nord, une ville de lacs : glaciale en hiver, pluvieuse au printemps, humide toute l'année. Des hauts gratte-ciels encerclés d'immeubles bas éclectiques : Edouardiens, Arts-and-Crafts ou plus quelconques, comme le mien. Au coin de la rue, l'immense Argyle Park semble sommeiller : à cette heure du soir, même si nous sommes maintenant au printemps, il fait déjà nuit.


Ma famille vit ici depuis mon enfance, et l'odeur de cette cage d'escalier n'a jamais changé en plus de vingt-cinq ans : celle de la soupe de la voisine du premier étage, du détergent de ménage, de la graisse des rouages de l'ascenseur que je n'utilise jamais. Je pourrais aller bien plus vite pour atteindre mon lit, c'est un fait, mais il y a certains 'détails' sur ma vie que j'ai miraculeusement réussi à cacher aux voisins, et je souhaiterais continuer.


Tandis que ma clé tourne dans la serrure, je soupire. La journée a été difficile au boulot. Il y a des jours comme ça, à la quicaillerie, où absolument tout le monde semble avoir besoin d'écrous calibre 12. La porte s'ouvre sans protester, et je jette mes clés dans le bol du meuble de l'entrée. Ma grand-mère n'est pas là : c'est le jour de sa partie de bridge. L'une des rares activités à justifier de lui faire éteindre son poste de télé.


La lumière de l'entrée vacille tandis que je l'allume, mais je lève les yeux et elle finit par se stabiliser. Fatiguée, je m'apprête à retirer ma veste sur laquelle mon badge clame mon prénom - Rin - mais quelque chose attire mon regard sur la console. Un morceau de papier chamois, typique des télécommunications de The City. Je fronce les sourcils, en regardant de plus près.


La dernière chose que j'attendais ce soir, c'était un télégramme, et encore moins un télégramme de Klaus, qui n'en envoie jamais. Dans l'état d'imprégnation narcotique qui était la sienne la dernière fois que je l'ai vu, il m'aurait même semblé incapable d'approcher un poste des télécoms, et ceci m'inquiète d'autant plus. Alors, je tends la main... et je déplie le feuillet.


Le message commence par 'Mon père est mort, viens pour un moment s'il te plaît', puis se perd dans des mots que je ne comprends pas.


J'écarquille les yeux, je reste un instant figée, comme si les rouages de mon cerveau venaient de s'arrêter. Je relis encore et encore les lettres d'imprimerie, puis je soupire. Super. Je soupire encore. Oh et puis merde.


*Crac !*

Dans un trait de lumière bleutée, je disparais de l'entrée, me téléportant directement à l'arrêt de bus en bas, sans plus aucune arrière pensée.


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Je connais Klaus depuis – laissez-moi compter – dix ans, puisque nous en avons vingt-neuf. Il m'en a fait voir de toutes les couleurs, souvent. Bien trop souvent. Il est le genre de personne avec qui tu refais le monde, avec qui tu partages les meilleurs éclats de rire, les nuits les plus absurdes et les pires conneries. Le genre à avoir aussi besoin de soutien, trop souvent. Littéralement. Quand je dis ça, ça veut dire à la force des bras. Heureusement, je n'en connais pas beaucoup, des comme lui. Non. En fait, je n'ai pas grand monde tout court. Devoir cacher avoir un pouvoir - dans tous les aspects de la vie - n'aide en rien. Au moins, lui, il comprend ça.


Nous avons compris très vite que nous partagions cette 'particularité', quand nous nous sommes rencontrés, et nous n'avons jamais tellement cherché à comprendre pourquoi. Même si mon anxiété ordinaire me complique la tâche, c'est une chose que j'essaye d'apprendre de lui : une forme de lâcher-prise, même si moi, je ne touche pas aux substances qu'il absorbe. Il n'y a qu'une seule chose que nous ayons vraiment réalisée, et très tôt. Un détail administratif, pour vous peut-être. Nous sommes nés le même jour. À la même heure.


*Crac !*

Depuis l'arrêt de bus où je suis descendue sur Rainshade Square, je réapparais au bord de sa fenêtre et je regarde en dessous de moi.


Hargreeves Mansion est une grande bâtisse insensée et composite, fabriquée à partir de plusieurs immeubles industriels réaffectés, du même pâté. Klaus a laissé la fenêtre ouverte, comme il le faisait autrefois. C'était mon point de chute habituel, à l'époque où il dormait encore ici de temps en temps, quand il ne trouvait pas d'autre option. Même s'il avait théoriquement été foutu dehors. Progressivement, il a complètement arrêté de venir ici : je dirais que la dernière fois, c'était il y a trois ans.


Mes yeux dérivent à l'intérieur de sa piaule et glissent par delà les rideaux de perles : sur la lampe recouverte d'un foulard distillant une lumière orangée, sur sa stéréo et ses vinyles, sur ses affiches surréalistes. Sur les mots qu'il a écrits à même le mur pendant des années également, comme pour vider son esprit, et sur du matériel de shoot qui n'a pas servi depuis longtemps. Affalé sur son lit sans forme, il a son visage des mauvais jours, et ce sillon soucieux entre ses sourcils.


Même si mes sauts dans l'espace sont relativement discrets, il m'a entendu arriver, et ses yeux scrutent déjà la fenêtre avec des mouvements saccadés. Il a toujours su capter mes téléportations, même complètement défoncé. Mais peut-être est-ce parce que je ne suis pas la première dans son entourage à avoir historiquement fait ça.


Nous n'avons jamais parlé en profondeur de son frère, celui qui s'est barré quand ils étaient ados. Celui qui pouvait faire des choses en commun avec moi. Pour être honnête, Klaus a toujours été trop ravagé, insouciant ou les deux pour ça. On s'en fichait, de toute façon : tout ce qu'on voulait, c'était passer de bons moments et surtout - surtout - penser à autre chose qu'à la famille.


"Hey, Rin...", dit-il, la joue écrasée contre un coussin en fausse fourrure. "T'as reçu mon pigeon voyageur. Je sais qu'il est tard... Il est tard ?"


Ses mots se perdent sur le drap en vrac, tandis que je saute sur le plancher sans faire tomber son vieux narguilé. Chaque objet, dans cette pièce, raconte beaucoup de souvenirs, tant de bons que de mauvais. Des années de présence sporadique ont vu s'accumuler un bazar assez innommable : des bouteilles dégoutantes, des tas de fringues et des mouchoirs éparpillés. Je marche jusqu'au lit et j'avise le bracelet d'hôpital sur son poignet, en dessous du tatouage au parapluie.


"Désintox ? Urgences ?"

Il rechigne, mais s'assoie et frotte son visage comme pour tenter illusoirement de se réveiller.

"Les deux. Dans cet ordre-là, je crois..."

"T'avais encore caché de la dope dans la gouttière du bâtiment ?"


En général, le bénéfice de ses 'trente jours' est balayé en moins de trente minutes. Et encore, c'est une estimation généreuse. Il rit nerveusement, la dilatation de ses pupilles me laissant deviner qu'il est encore passé pas loin de l'overdose, à peine le pied dehors.


"C'est brillant, je sais, mais malheureusement insuffisant. J'ai été obligé de croiser Alejandro pour un peu de rab".

"Si tu parles de ton dealer du samedi, son nom, c'est Fernando".

"Bon sang, je les confonds tous à cause de Lady Gaga..."


Je reste debout à côté du lit, et je laisse sa main retomber mollement sur le drap. Son humour de façade ne fait pas mouche, avec moi, je sais dans quel état émotionnel il se trouve.


"Qui t'a appris la nouvelle ?"

Il soupire.

"J'en sais rien. La télé. L'ambulancier. La télé de l'ambulancier ? C'est possible ? Au début, je me suis senti euphorique, j'te jure mais maintenant... tout me revient dans la tronche comme un boomerang".

Je soupire.

"Est-ce que tu sais comment c'est arrivé ?"

"Un genre d'infarctus, j'en sais rien. De toute façon peu importe : ça donne les mêmes cendres à la fin".


Je n'ai jamais rencontré Reginald Hargreeves. Nous nous sommes toujours débrouillés pour que ça n'arrive pas, même lorsque Klaus squattait ici en douce. La plupart des choses que je sais, je les tiens d'autres voix que la sienne. Je ne sais pas tout des relations qu'ils avaient, mais assez pour comprendre qu'il a pu jubiler un moment. Et à la fois, je le connais, ce sentiment que l'on ressent lorsqu'on perd quelqu'un: comme de manquer une marche, et de ne plus jamais être capable de la remonter. Peu importe qui c'était. Il relève les yeux vers moi, luttant pour fixer son regard sur quoi que ce soit, et je me risque à demander :


"Ça te rend triste ?"

Il considère vraiment ma question, malgré l'attention qu'il peine à fixer.

"Je devrais l'être, je sais. Mais je me sens plutôt... sidéré. Soulagé. En colère. Avec une foutue envie de me mettre une mine, et de crier ma joie..."


Il finit de nouveau cette phrase dans un rire nerveux noyé de sentiments conflictuels, puis son sourire factice retombe entièrement. Aux antipodes de sa nature extravertie et tactile, je ne suis pas à l'aise dans les démonstrations d'affection, c'est un fait. Mais à ce moment, je cède à la seule réaction rationnelle que tout être humain sensé aurait : je passe une main dans son dos, aussi réconfortante que possible. Un fait rare, dont il semble comme à chaque fois se gorger comme une éponge desséchée.


Avant que vous ne posiez la question, il n'y a pas 'd'amour' entre Klaus et moi, pas dans un sens que vous puissiez conventionnellement vous représenter en tout cas. Plutôt une forme 'd'affection profonde' : peut-être pour ce que nous sommes, ou pour tout ce qu'on a traversé. Une codépendance toxique, parfois, même si je ne refais plus mes erreurs du passé. Un moteur qui nous permet parfois d'avancer envers et contre tout, toutefois. Mais - bon sang - quand donc était sa dernière douche ? À quoi bon se mettre de l'eyeliner, si c'est pour sentir le rat crevé ?


"Ne culpabilise pas", lui dis-je comme je le peux.

Il prend une grande inspiration, puis tourne son regard marécageux en direction de la porte close de la chambre de l'ado qu'il était.

"Le problème, c'est que cette baraque va être à nouveau remplie". 


J'ignore ce qu'il y a dans son ton : si c'est de l'agacement, de la crainte, ou de nouveau une joie paradoxale. Tout ce que je sais, c'est qu'il y a bien des années que les frères et soeurs Hargreeves ne se sont pas retrouvés au même endroit, et qu'ils risquent effectivement de se montrer bien plus critiques envers Klaus que moi. A présent, des sons sont perceptibles en provenance du reste de la maison, et - comme en réaction à cela - Klaus semble opter pour la réponse qui lui aurait permis de fuir, encore une fois :


"Je suis tellement con d'être venu. J'aurais préféré trouver un nouveau squat tranquille et cosy, aller faire un tour à Argyle Park avec toi, écouter des bons vieux tubes rétros..."

Ses mains tatouées retombent sans force sur ses genoux.

"... mais la vie est un rollercoaster et les freins sont pétés".


Je lui souris faiblement, et je réalise qu'au cours du dernier mois, son cynisme et ses comparaisons à la fois perchées et pertinentes m'avaient manqué, ce dont il profite immédiatement en me regardant avec des yeux appelant exagérément à la pitié. Un art où il excelle.


"Tu peux rester un peu ? Il y a genre... 'une centaine' de pièces à la con, dans cette maison. Tu pourrais dormir où tu veux..."

Peut-être que mon visage exprime malgré moi à quel point la proposition me tente peu. Et parfois, il me désole que Klaus soit tellement à côté de ses pompes vis-à-vis de la réalité.

"T'en as peut-être pas conscience, mais je bosse, cette semaine. Et Granny va être toute seule à l'appartement".


Je l'ai déjà mentionné : j'ai beau avoir presque trente ans et un job, je vis avec ma grand-mère. Le loyer revient moins cher, à deux, et - au moins - aucune d'entre nous ne se retrouve seule. J'ai galéré pour le trouver, ce boulot à la quincaillerie, même s'il pourrait sembler misérable. Mais pour Klaus, il s'agit surtout d'un détail contraignant l'empêchant surtout de me voir en journée, seulement digne d'intérêt quand je peux lui payer des tacos.


"Le bus est super pratique", dit-il, "et les chauffeurs écoutent de la bossa. Cette baraque n'est pas une prison. Enfin... plus maintenant".

Et comme ses arguments me laissent de marbre, je le vois changer de stratégie pour en revenir à la pitié.

"Sérieusement, ma vie est une épave, j'arrive même pas à distinguer le jour de la nuit et - ici - ils vont me demander... de 'participer'".


Malheureusement, je le vois bien, qu'il ne fait pas seulement semblant : il y a quelque chose de sincère et de désorienté, derrière sa théâtralité habituelle. Il regarde au sol et murmure comme pour lui même :


"Je suis désolé..."


Je cligne lentement des yeux. Si je l'envoie bouler le jour où son père a été trouvé mort, quel genre de soutien je serai ? Je secoue la tête et je soupire, encore et encore.


"Combien de temps ?"

"J'en sais rien... Un jour ou deux ? Une semaine ? Franchement, aucune idée".

Je m'assoie à côté de lui sur le lit, les yeux dans le vague également.

"Je vais avoir besoin de fringues. Et de ma brosse à dent".


J'imagine que je viens par là de dire oui, et les yeux de Klaus s'illuminent comme si c'était Noël. Il est désespérant, mais je suis habituée à ses revirements d'humeur. Mais il n'a pas le temps d'exprimer quoi que ce soit de plus, car d'un coup, je le sens se crisper : dans le couloir, des voix et des pas approchent. Plus nets, de plus en plus proches. Et enfin, une voix de femme s'élève à travers la porte fermée.


"Klaus ? Je t'ai entendu rentrer. T'es là ?"

Nerveusement, il prend le coussin à franges sur ses genoux et se met à fouiller dans la doublure.

"Toujours la première sur la scène, Allison, hein. Il y a vraiment des choses qui ne changeront jamais".


Avant que je ne puisse dire ou faire quoi que ce soit, il a déjà avalé trois cachets hors d'âge, et les coups reprennent. Il m'est complètement égal que ses frères et soeurs entrent : si je dois vraiment passer une semaine ici, il faudra tôt ou tard qu'ils apprennent à composer avec moi. Je n'ai jamais rencontré Allison, Klaus ne parle pas beaucoup d'elle. Mais je lis la presse people chez le coiffeur de temps en temps, comme tout le monde. Elle ne m'intimide pas.


"Klaus ?", appelle-t-elle encore, comme si elle s'attendait maintenant au pire. Indistinctement, quelqu'un d'autre semble murmurer quelque chose, derrière elle, et Klaus ajoute avec un air plus touché :

"Diego".

Et ce dernier semble prendre le relai :

"Klaus, tu n'as pas envie que j'enfonce cette porte, n'est-ce pas ?"

Alors finalement, à contrecœur, il leur adresse à voix haute :

"C'est ouvert. Depuis le début".


Immédiatement, Allison apparaît - toute en cheveux, pantalons larges et en caraco serré - rapidement suivie par la silhouette sombre de celui que j'identifie comme étant Diego. Tous deux me repèrent directement, et tout - dans mon langage corporel – exprime à quel point je suis navrée de me trouver entre ces murs à un moment familial douloureux.


"Je suis Rin", dis-je, et c'est de loin la chose la plus utile que je puisse leur adresser.


Aucun d'eux ne juge utile de se présenter en retour. J'imagine qu'étant introduite ici par Klaus, je dois déjà être cataloguée dans la catégorie des junkies écervelés. Diego avise le bazar au sol. Allison, elle, marche jusqu'à nous et croise les bras en scrutant de haut en bas ce frère qu'elle n'a pas vu depuis des années.


"T'es complètement défoncé", constate-t-elle sans surprise.


Son ton est sévère, rempli d'une forme de jugement qui n'aboutit jamais à rien de bon avec Klaus. Je vois bien qu'elle a aussi un avis sur sa dégaine, et probablement une bonne idée du fait qu'il n'ait pas un endroit fixe où crécher. Mais je ne dis rien, je suis celle qui n'est pas à sa place, dans cette maison.


"Les années passent, et t'es toujours le même émo camé".

Klaus évite de croiser son regard, et marmonne en fixant le narguilé :

"Ne me fais pas la morale pour des trucs dont tu n'as pas idée".

Les cachets qu'il a pris semblent déjà faire effet, et sa tête dodeline sur le côté.

"Klaus, tu ne peux pas vivre de cette façon. Mais surtout, putain, c'est vraiment pas le moment de 'nous' faire ça !".


D'un coup, Diego fixe Allison, avec des yeux comme des lames. Je devine qu'eux non plus ne se sont pas vus depuis des plombes, peut-être même une dizaine d'années, car il semble la redécouvrir, et pas dans le bon sens du terme.


"T'en as vraiment, mais alors vraiment rien à foutre de lui, hein ?" lui dit-il avec une expression effarée.


Tout ce qui semble compter pour elle, c'est effectivement d'en finir vite et sans encombre, avec leur imprévu funèbre. Mais j'ai de bonnes raisons de penser que Klaus n'écoute pas, et qu'il ne se souviendra de toute façon même pas demain de les avoir vus aujourd'hui.


"Écoutez..."

Je m'aventure à parler, même si je ne suis pas sûre que ça soit pertinent.

"Klaus m'a demandé de rester quelques jours ici. Je ne sais pas si c'est bienvenu, mais... si je peux lui filer un coup de main et si ça vous va aussi... alors je le ferai".


Je sens le regard d'Allison comme de Diego sur moi, leur expression tiraillée, et je sais ce qu'ils en pensent. D'un côté, ce n'est clairement pas le bon moment : ils sont supposés tenir un recueillement familial, pas une garden-party, et à la fois... ils devinent que je dois être capable de maintenir leur frère 'à peu près à flot', ce dont ils ont besoin. Après quelques secondes de silence inconfortable, Diego bredouille quelque chose d'inaudible, et Allison finit par hocher la tête.


"Ok", dit-elle en se tenant de nouveau droite. "Débrouille-toi pour qu'il soit sur pieds pour l'éloge funèbre, parce que Luther va définitivement en vouloir une demain".


J'acquiesce, un peu déboussolée par la situation dans laquelle je viens de me faire propulser. Klaus ne dit toujours rien : c'est tellement agaçant, quand il fait du mauvais esprit. Malheureusement, à son sujet, je sais 'qu'être sur pieds' signifie souvent 'être assez défoncé pour tenir le coup'.


"Merci, je... ne serai pas un problème".

"C'est pas toi le problème", rétorque Allison immédiatement, sa voix se faisant plus douce, quand c'est à moi qu'elle s'adresse.

"C'est Klaus, le problème".


Un peu nerveusement, elle tire une cigarette d'un paquet et l'allume. Pour elle non plus, la situation n'est pas simple, je le vois bien, mais elle ne semble pas avoir idée de ce qu'elle est en train de faire. Klaus a toujours l'impression d'être un poids et de ne faire qu'empirer les situations. Mais cette fois, de façon inattendue, je l'entends dire à côté de moi :


"Je vais me débrouiller pour être sobre au moins demain pour la journée".


Sa voix est à peine audible, mais Allison semble directement le prendre comme une promesse. Croire les promesses de Klaus quand il est défoncé est vraiment une erreur. Mais Diego et elle marchent jusqu'à la porte, et juste avant de la passer, elle se tourne vers moi une dernière fois en tirant encore sur sa cigarette.


"On dîne dans une demie-heure. Maman a cuisiné".


Sur cette invitation qui ressemble plus à un ultimatum, elle ferme la porte derrière eux, nous laissant dans le silence. Je suis encore un peu sonnée de tout ça, mais j'ai surtout entendu la promesse que Klaus vient de faire, et je ne sais pas s'il réalise que - maintenant - il va devoir tenir parole. Rester sobre cette nuit, dans cette maison où il a toujours été plus harassé que jamais.


Car le problème de Klaus ne réside pas uniquement dans les morts qu'il voit de par son pouvoir, mais également dans les souvenirs qui le hantent. Ce soir, rien de tout ça ne reposera en paix. Ses frères et soeurs me verront peut-être comme une mauvaise personne, mais même si je ne cautionne pas ses addictions, je ne le blâme pas non plus : je sais pourquoi il fait ceci. La seule chose que je regrette, c'est qu'il se change année après année en l'ombre de lui même.


"Klaus", lui dis-je en soupirant. "Moi je peux te donner un coup de main, mais..."

Il lève sa main 'Goodbye' et m’interrompt, ses yeux perdus sur le plancher.

"Je vais essayer de ne pas te faire chier avec ça, je suis une putain de honte".

Et je secoue la tête.

"Tu m'as envoyé ce télégramme, je suis venue. Maintenant, j'ai volontairement mis un doigt dans l'engrenage. Mon véritable pouvoir, c'est clairement d'arriver à te supporter".


Le coin de sa bouche s'étire en un vague sourire.


"Aucun risque que ça soit un meilleur pouvoir", dit-il. "Ton pouvoir est super cool. 'Crac !', tu disparais d'ici. 'Crac !', tu réapparais là bas. 'Crac !', tu récupères les burgers chez Berty's. 'Crac !' Sérieusement, t'es un service de livraison à domicile instantané, en version punk, c'est dément".

"Je ne suis plus punk".

"'Crac !', tu fais un saut à la supérette. 'Crac !', tu ramènes les bières..."


Il laisse échapper un bref rire, puis il frotte ses yeux avec une expression redevenue pensive.


"Mon frère Cinq... il pouvait faire ça aussi".

"Tu me l'as dit. Une fois".

Il penche la tête vers moi et me regarde comme s'il souhaitait me prévenir.

"Les autres, puisque tu restes. Ils vont comprendre que tu es exactement comme nous".


Il a raison, c'est très probable. Mais je secoue la tête en signe de négation, car ce qu'il dit n'est pas exact. D'un geste assez sûr, je remonte ma manche gauche et révèle mon avant-bras: clair de peau, sans marque, exempt du tatouage au parapluie.


"Pas 'exactement', non".


J'ignore combien d'enfants sont nés à midi, au 1er octobre 1989, de mères ignorant qu'elles étaient enceintes le matin-même. Ce que je sais comme lui, c’est que Reginald Hargreeves en a adopté sept. Moi, je n'ai jamais été adoptée par quiconque, et ça fait effectivement toute la différence, dans nos vies.


Le visage de Klaus est à présent sérieux et touché, alors qu'il fixe mon avant bras à côté du sien. Lentement, il passe son index sur cette peau vierge d'encre, juste une fois. Même s'il l'a vue un nombre incalculable de fois, il ne l'avait jamais vraiment soupesé jusqu'ici. Je sais ce que ça fait de se faire tatouer, j'ai plusieurs tatouages, dont la fleur de lotus qui s'ouvre dans mon dos. Mais celui-ci, au dessus de son poignet, je sais qu'il lui a percé la peau plus qu'aucun autre, parce qu'il ne l'a pas voulu.


Aujourd'hui, son père est mort, et cette partie de lui semblerait enfin filer derrière lui, mais il ne dit rien pendant un moment. Son regard est perdu, je ne sais pas où, et il finit par lâcher :


"J'aurais bien voulu avoir ta vie. Je te jure".


Je ne lui réponds pas. Pour une fois, je le laisse se bercer d'illusions. Mes yeux traînent une dernière fois sur le parapluie, contrastant avec son absence sur mon bras, puis je redescends ma manche. Mon coeur se serre pour Klaus, pour toute la famille Hargreeves également. Je suis désolée pour ce qu'ils vivent aujourd'hui, autant que pour la liberté coupable qu'ils ressentent.


"Klaus, t'es pas une putain de honte, là tout de suite".

Je souris, alors que d'autres bruits s'élèvent de la maison, mais il me répond :

"Ne t'habitue pas, ça ne va pas durer".


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Notes:


Et si, tout au long de l'histoire de The Umbrella Academy, Klaus avait eu quelqu'un pour le soutenir ? J'ai choisi d'insérer Rin dans l'intrigue de la série, essentiellement au sein de 'scènes coupées'.


Je m'efforcerai de respecter le canon autant que possible, et de toujours vous donner des repères chronologiques pour pouvoir visionner les scènes entre lesquelles s'insèrent les chapitres.


Avez-vous remarqué que les téléphones portables sont délibérément absents de The Umbrella Academy ? C'est avec un télégramme que tout commence... et Rin ne réalise pas encore bien dans quel vortex elle vient de s'embarquer.

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