Les enfants de Bordeciel
Chapitre 32 – Le Dragon du Nord
Hunfen leva les yeux vers la masse imposante du Haut Hrothgar, son sommet dissimulé par un halo de brume pâle. L’endroit baignait dans une quiétude presque irréelle, à peine dérangée par leurs respirations, qui laissaient échapper des volutes blanches. Il n’y avait que ce froid immobile qui piquait la peau, cet air trop pur qui attaquait les poumons, et ce silence… un silence presque solennel, que même leurs pas ne parvenaient pas à troubler.
Cette fois, les Sept-Mille Marches n’avaient opposé ni troll, ni rafales moqueuses. Les vents étaient calmes, le ciel limpide, et pourtant Hunfen avait senti le froid s’infiltrer encore plus profondément. Ici aussi, la relative clémence de l’été s’était retirée, laissant le cœur de l’automne assombrir le ciel de midi et geler la montagne encore plus qu’il ne le croyait possible. La première fois, Hunfen était arrivé en panique, les mains tremblantes, le cœur affolé. Il avait hurlé à l’aide à l’entrée du sanctuaire, alors que Lydia gisait en bas des quelques marches menant à l’entrée. Aujourd’hui, il n’était plus n enfant appeuré. Il revenait après, lui semblait-il, une éternité.
Il n’avait pas parlé depuis qu’ils avaient quitté Fort-Ivar. Le village avait été méconnaissable — défiguré par l’affrontement entre le justiciar thalmor et les fanatiques de Miraak. Les maisons tenaient encore debout, mais les regards étaient fuyants, les mots rares. Lydia n’avait pas insisté. Ils s’étaient contentés d’une nuit dans une grange à moitié reconstruite — toujours à l’écart, Lydia y tenait—, et à l’aube, sans cérémonie, avaient repris la montée.
Lorsqu’ils atteignirent enfin les grandes portes, Hunfen s’arrêta un instant, posant la main sur le bois épais. Plus bas sur le panneau, une empreinte de botte était encore visible. Un demi-sourire contrit lui vint aux lèvres ; quelques traces de sa première visite subsistaient encore. Sans un mot, il poussa le battant. Le Haut Hrothgar l’accueillit dans le silence.
oOo
À peine avait-il franchi le seuil que Hunfen fut frappé par l’immensité tranquille du sanctuaire. Le silence épais l’enveloppa aussitôt, calme et presque tangible, contrastant violemment avec le tumulte qu’il portait en lui. Une odeur de pierre froide et de fumée de braise flottait dans l’air, lui rappelant vaguement son dernier passage, mais tout semblait différent à présent. La grande salle, jadis rassurante et mystique, lui semblait désormais bizarrement étrangère.
Derrière lui, Lydia referma doucement la lourde porte, le son résonnant brièvement entre les murs de pierre. Hunfen s’avança lentement, ses yeux scrutant les ombres à la recherche d’un signe des maîtres du Thu’um.
« Te voilà donc de retour, jeune Dovahkiin. »
La voix d’Arngeir, posée et grave, s’éleva calmement, presque murmurée, depuis l’obscurité à l’autre bout du hall. Le vieux maître s’approcha lentement, ses pas feutrés glissant sans bruit sur les dalles glacées.
Hunfen sentit une pointe d’anxiété lui serrer le ventre, mais aussi une excitation nouvelle. Il plongea immédiatement la main dans son sac, cherchant à tâtons, avant de sortir fièrement la corne de Jurgen Parlevent.
« Voilà, maître Arngeir, dit-il d’une voix légèrement tremblante, j’ai rapporté ce que vous m’aviez demandé. »
Le vieil homme prit l’objet avec un étonnement à peine dissimulé, un sourire discret éclairant son visage ridé.
« Déjà, jeune Hunfen ? J’aurais cru que tu prendrais plus de temps pour revenir ici, que tu reviendrais plus âgé, plus mûr peut-être…
— Le Jarl Balgruuf tenait à ce que nous avancions vite », intervint Lydia, le visage fermé. Elle avait croisé les bras, une ombre de désapprobation flottant sur ses traits. « Il espère que votre enseignement permettra à Hunfen de mieux contrôler… ce qu’il est. »
Arngeir hocha lentement la tête, sans perdre son sourire tranquille. « Ah, l’impatience humaine… Cette quête, vois-tu, n’avait pas pour but premier de récupérer la corne. C’était surtout une manière d’appréhender ton Thu’um, de l’apprivoiser tout au long du chemin. Alors, dis-moi, Hunfen, qu’as-tu appris depuis ta dernière venue ici ? »
Hunfen hésita un instant, son esprit envahi par un tourbillon de souvenirs. Par où commencer ? Il leva finalement les yeux vers Arngeir, cherchant son approbation silencieuse.
« Eh ben, on est retourné à Faillaise… Et il y a eu une attaque de dragon. Mais pas comme celui de Blancherive. Il était plus petit, avec des écailles de glace. Et il a dit des choses… »
Son visage se crispa légèrement au souvenir.
« Je n’ai pas tout compris mais… Il insultait Alduin, et Mirmulnir aussi. Mirmulnir, c’est le dragon qui a attaqué Blancherive. Il disait qu’ils étaient… des « Meye', ça veut dire ‘idiot’ n’est-ce pas ? Ça m’a mis en colère, comme si… » Il marqua une pause, cherchant ses mots. « Comme s’il n’avait pas le droit de dire ça. Comme si je devais l’arrêter ! »
Il sentit son visage s’échauffer, gêné, mais s’efforça de conclure : « Mais il m’a battu facilement, un cri de glace je crois… J’ai oublié. C’est Lydia et les gardes qui l’ont vaincu. »
Arngeir observa Hunfen avec attention, l’air pensif. « Cette colère n’était sans doute pas vraiment la tienne, n’est-ce pas ? Il est possible qu’en absorbant les pouvoirs d’un dragon, tu assimiles également une partie de ses pensées. En absorbant Mirmulnir, tu as probablement acquis, malgré toi, un fragment de sa personnalité, de son orgueil peut-être. Ce dragon de glace a probablement réveillé cette trace laissée en toi. »
Hunfen dévisagea le vieil homme avec des yeux ronds.
« Mais… Mais… Je vais me mettre à penser comme un dragon ? Je ne veux pas ! Je veux rester moi-même ! »
Arngeir acquiesça avec douceur. « Tu le resteras. Tu dois simplement apprendre à séparer ces émotions étrangères des tiennes. Elles seront toujours en toi, mais tu sauras les identifier, les prendre pour ce qu’elles sont. Un peu de méditation quotidienne t’y aidera, nous travaillerons cela ensemble. »
Hunfen hocha lentement la tête, essayant de se convaincre lui-même des paroles rassurantes du vieil homme. Pourtant, il sentait encore le trouble en lui, cette ombre rampante d’un autre esprit, une fierté glacée qui ne lui appartenait pas. Il prit une profonde inspiration, essayant de chasser cette sensation.
« À Ustengrav, dit-il finalement pour détourner ses pensées, il y avait autre chose. J’ai… J’ai crié là-bas. Pour la première fois, vraiment, en sachant ce que je faisais. »
Arngeir l’écoutait en silence, son regard encourageant, presque paternel. Hunfen sentit ses joues s’échauffer de nouveau, mais continua :
« Au début, c’était comme une impulsion. J’ai vu les draugr se lever, et l’un d’eux a foncé sur moi. J’ai crié ‘Feim’, un peu par réflexe. »
Il s’arrêta un instant, se remémorant la manière dont l’arme l’avait traversé sans le toucher. Il se souvenait aussi de l’adrénaline pure, à la fois effrayante et exaltante.
« Ensuite, un autre draugr m’a attaqué. Celui-là aussi savait crier. Je ne savais même pas que c’était possible… »
Arngeir fronça légèrement les sourcils, son attention soudain intensifiée. Lydia, restée en retrait, décroisa lentement les bras.
« Il a crié Fus, et j’ai essayé de le contrer. Ça a marché, enfin, un peu… Quand il a attaqué avec son arme, j’ai crié Fus-Ro et ça l’a arrêté. Alors il a crié aussi, sauf que… »
Hunfen hésita, les mains crispées devant lui, ses doigts noués par la nervosité du souvenir. « Sauf que lui connaissait un troisième mot. Je n’ai pas compris ce qu’il disait. Tout s’est brouillé. J’ai juste senti une énorme bourrasque, bien plus puissante que la mienne, et puis… »
Il baissa les yeux, honteux malgré lui. « Je me suis retrouvé par terre, complètement sonné. Mais après, j’ai réussi à crier ‘Wuld’ pour arriver à côté de lui et lui mettre un coup de dague ! »
Arngeir posa doucement sa main sur l’épaule de Hunfen, apaisant la tension qui l’étreignait. Son toucher était léger, mais le réconfort qu’il apportait semblait rayonner depuis ses doigts.
« Peu de draugr possèdent encore la force du Thu’um, dit le maître avec gravité. Mais ceux qui en sont capables furent autrefois des guerriers remarquables. Ce cri puissant que tu as subi pourrait être celui d’un ancien Compagnon d’armes de Jurgen lui-même, l’un de ses disciples qui aurait choisi, par fidélité, de veiller éternellement sur son tombeau. »
Hunfen releva les yeux, intrigué. « Un disciple ? Quelqu’un qui a accepté… de devenir ça ? »
« La fidélité, la loyauté, poussent parfois à d’étranges sacrifices », murmura Arngeir, son regard se perdant dans les profondeurs du passé. « Mais Ustengrav existait déjà bien avant cette époque. Il pourrait donc aussi s’agir d’un gardien bien plus ancien encore, datant de l’ère méréthique, quand les dragons régnaient sur les hommes. En ces temps-là, certains humains recevaient le Thu’um en récompense pour leur soumission, devenant les gardiens zélés des sanctuaires draconiques. »
Un frisson courut le long de l’échine de Hunfen. Il imaginait ce guerrier oublié, acceptant de servir pour l’éternité, peut-être sans même connaître réellement son choix.
« Je n’imaginais pas que… c’était possible d’être fidèle aussi longtemps », souffla-t-il finalement, presque pour lui-même.
« Le temps n’a pas la même prise sur tous », répondit Arngeir avec un sourire doux-amer. « Le Thu’um prolonge parfois bien plus que la voix ou la force. Il peut préserver la volonté, même au-delà de la mort. C’est ce qui rend notre art précieux… et dangereux. »
Hunfen resta silencieux un moment, digérant lentement cette révélation. Il sentit Lydia se rapprocher doucement, sa présence rassurante à son côté. Il releva finalement le visage vers Arngeir, cherchant une dernière confirmation :
« Alors, ce troisième mot… Vous savez ce que c’est ? »
Arngeir hocha lentement la tête, l’expression à la fois grave et respectueuse. « Ce dernier mot est ‘Dah’, qui signifie ‘pousser’. Combiné à ‘Fus’ et ‘Ro’, il forme un cri puissant, capable de balayer même les adversaires les plus redoutables. C’est ce mot que tu devras maîtriser désormais. »
Hunfen déglutit. De quelle puissance était-il question ? Cela rivaliserait-il avec un dragon ? Il n’était plus si certain de vouloir le savoir. Néanmoins, il se tendit et répondit :
« Je suis prêt, maître Arngeir. »
Le vieux maître esquissa un sourire, ses yeux pétillant d’une fierté contenue.
« Bien. Alors commençons. »
oOo
Maître Wulfgar se redressa sans un mot. Sa stature imposante, plus droite, plus rigide que celle d’Einarth, tranchait avec l’aura bienveillante de ce dernier. Tout dans ses gestes respirait la discipline, l’ancien guerrier resté silencieux par devoir plus que par nécessité. Il s’avança de quelques pas, puis tourna les yeux vers Hunfen. Le garçon sentit immédiatement son dos se redresser.
Le Grise-Barbe s’agenouilla lentement, plaçant une main au sol comme pour sentir les vibrations du monde, puis leva légèrement le menton. Sa bouche s’entrouvrit, et d’un souffle grave, le mot s’échappa.
« Dah. »
La pierre frémit sous leurs pieds. Le mot, pourtant prononcé sans violence, semblait avoir frappé le sol, creusé la montagne elle-même. Hunfen, déjà préparé, ferma les yeux.
Le monde disparut.
Il n’y avait plus ni pierre, ni air, ni froid. Juste un espace suspendu, un vide où seule la conscience semblait flotter. Hunfen reconnut aussitôt cette sensation : c’était comme lors des autres apprentissages, sauf que cette fois, le silence lui pesait davantage. Une silhouette apparut devant lui, plus nette, plus rigide que celle d’Einarth autrefois. Pas de sourire. Juste une présence, droite comme une lame.
Wulfgar ne prononça aucune parole, mais une idée, nette, jaillit dans l’esprit de Hunfen, comme une vibration plus qu’un mot :
« Tu es ici pour apprendre. Prépare-toi. »
Hunfen hocha instinctivement la tête, bien qu’aucun corps ne lui semblât exister dans cet espace. Aussitôt, un frisson parcourut son esprit, comme si quelque chose s’ancrait en lui. Puis les pensées de Wulfgar vinrent, précises, rythmées comme un martèlement.
« Dah n’est pas qu’une action, c’est une volonté. Une poussée contre le monde. Mais chaque poussée que tu infliges appelle une réponse. Le monde réagira, il te répondra. »
Des images s’imposèrent alors à Hunfen : une mer déchaînée contre une falaise, un cri projetant une meute de loups, un souffle qui fendait la tempête… mais aussi la falaise qui s’effondre, les loups qui reviennent, la tempête qui hurle en retour.
« Dah exige plus que la force. Il exige que tu acceptes ce retour. Il faut pousser plus fort que ce que le monde te renvoie. Ou être prêt à céder. »
Hunfen sentit la peur poindre, mais aussi une étrange excitation. La force et l’équilibre de ‘Fus’ et ‘Ro’ étaient des notions, des objets extérieurs. Mais Dah semblait signifier quelque chose quei venait de lui. Il n’eut pas le temps d’y penser davantage car le maître reprit :
« Maintenant… Reçois. »
Wulfgar étendit les bras. Une lumière brute, plus vive que les précédentes, jaillit de ses mains et frappa Hunfen en pleine conscience. Le choc fut rude, comme un poing de feu et de glace à la fois. Les images affluaient : des champs de bataille, des cris, des dragons rugissant depuis les cieux, des géants frappant le sol… Et toujours, cette idée :
Pousser. Se dresser. Ne pas fléchir.
Repousser l’adversité. La projeter loin de soi.
Hunfen sentit sa propre volonté se raidir, comme si sa colonne vertébrale se redressait dans ce rêve, comme si une force nouvelle l’habitait. Puis, lentement, la lumière se dissipa. Wulfgar demeura quelques secondes dans le néant, fixe comme un gardien.
« Tu as reçu le mot. Garde-le. Utilise-le avec conscience. Dah n’est pas un jeu. »
En un battement sourd, le monde reprit forme.
Hunfen rouvrit les yeux, haletant doucement. La salle du Haut Hrothgar l’entourait de nouveau, familière, et pourtant différente. Il sentait Dah en lui, prêt à jaillir, comme un ressort tendu. Wulfgar le fixait, impassible, puis hocha sobrement la tête. L’épreuve était passée.
Arngeir s’approcha alors.
« Tu as appris le troisième mot. Tu portes désormais un cri complet. » Il marqua une pause, comme pour peser ses mots. « Les trois mots – Fus. Ro. Dah. – ne sont pas seulement additionnées, ils se complètent. »
Hunfen l’écoutait, les mains légèrement tremblantes.
« Fus incarne la force brute. Ro, l’équilibre, l’harmonie du monde. Dah, la projection, le geste vers l’extérieur. Quand tu les lies, tu ne cries pas trois mots, tu formes une phrase : “Canalise ta force, et projette-la”. »
L’enfant hocha lentement la tête.
« C’est pourquoi, reprit Arngeir, il te faudra juger chaque situation. Ce cri peut briser des os, renverser des foules, abattre des portes. Il ne doit être utilisé qu’en dernier recours. »
Il se tourna vers Lydia, puis vers la grande porte de pierre qui menait à la cour extérieure.
« Viens. Il est temps d’essayer. »
oOo
Le vent était complètement tombé. Dans la cour du Haut Hrothgar, le monde semblait suspendu. Hunfen se tenait au centre des dalles grises, ses bottes à peine enfoncées dans la fine couche de givre qui recouvrait le sol. Face à lui, un mannequin d’entraînement, grossièrement taillé dans une souche de pin, drapé d’un vieux haubert en cuir. Il n’avait pas de visage, mais Hunfen avait l’impression qu’il le fixait, immobile et silencieux.
Derrière lui, Lydia restait en retrait, bras croisés, les yeux plissés dans la lumière froide du matin. Arngeir, à sa gauche, lui parlait d’une voix calme, mais ferme.
« Ne force pas. Respire. Rassemble. Puis laisse sortir. »
Hunfen hocha lentement la tête. Il sentait déjà le mot en lui, au creux du ventre, juste là, prêt à bondir. Pas comme une boule de feu, pas comme une pensée. Non. C’était une impulsion, une onde prête à se déployer depuis son torse jusqu’à sa gorge.
Il inspira profondément ; l’air froid lui brûla les poumons. Il ferma les yeux.
Fus.
La force. Il l’imagina, comme une explosion de puissance, pure, mais désordonnée.
Ro.
L’équilibre. L’harmonie du souffle, la respiration du monde. Le calme entre les battements du cœur.
Dah.
La poussée. Le moment où l’on tend la main, où l’on repousse le danger, l’injustice, la peur.
Invoquer sa force, l’équilibrer, la maîtriser, et l’utiliser pour imposer sa volonté.
Il rouvrit les yeux. Devant lui, le mannequin attendait.
Alors il cria.
« FUS ! RO ! DAH ! »
Tout se produisit en un battement de cœur. L’air sembla d’abord prendre substance, se contracter devant lui, se tordre, comme si une main invisible l’écrasait soudain. Puis, un fracas. Un coup de tonnerre déchirant, né du creux de sa poitrine. Le sol vibra, a neige fut soufflée en spirale, et le mannequin vola.
Littéralement.
Le bloc de bois, arraché à son socle, fut projeté à travers la cour dans un sifflement sec, tel un projectile lancé par un géant. Il tournoya sur lui-même, son armure éclatant en vol, avant de heurter de plein fouet le mur de pierre. Un bruit mat, suivi du craquement du bois brisé, résonna dans toute la montagne. L’impact laissa une marque sombre sur la pierre du sanctuaire.
Et puis — plus rien.
Hunfen ne bougeait plus, ses bras étaient encore à demi levés, comme si son propre cri l’avait paralysé. Il sentit une vibration courir le long de ses bras, une tension dans sa mâchoire, et unr brûlure dans sa gorge. Puis le froid revint d’un coup, et avec lui, une bouffée d’effroi.
C’était lui. C’était lui qui avait fait ça.
Il n’en revenait pas.
Le mannequin… s’était désintégré. Pas seulement renversé, pas juste déplacé. Il avait été pulvérisé, son haubert projeté à plusieurs mètres, des éclats de bois gisant éparpillés dans la cour comme des restes d’un champ de bataille.
Hunfen se recula d’un pas, la bouche entrouverte. Son cœur battait trop fort, trop vite. Il avait voulu tester le cri. Pas… ça. Pas cette force. Pas ce tremblement. Il baissa lentement les bras.
Ses épaules se baissèrent lentement. Il se sentit soudain… minuscule. Pas fatigué, ni blessé, mais vidé. Ébloui par ce qu’il venait de libérer — et par la facilité avec laquelle c’était arrivé. Beaucoup trop facilement.
Lydia s’approcha, l’expression fermée. Elle posa doucement une main sur son épaule, mais ne parla pas. Elle n’avait pas besoin. Arngeir, de son côté, hochait la tête, l’air grave. Ses yeux, pourtant, brillaient d’un éclat discret, presque ému.
« Voilà pourquoi nous insistons tant sur la mesure, dit-il doucement, sans reproche. Ici, ce n’était qu’un mannequin, mais la Voix ne fera pas la différence. »
Hunfen ne répondit pas. Il fixait encore les débris. Sa gorge, douloureuse, semblait trembler, plus que sa main qu’il ne parvenait pas à ramener à lui. Une pensée tournait déjà en boucle dans son esprit. Une promesse, muette mais ferme.
Je ne crierai plus jamais à la légère.
Il se força à inspirer lentement, à se recentrer. Il regarda la marque noire sur le mur, les restes du mannequin éparpillés comme après une tempête. Puis il baissa les yeux, les paumes ouvertes, ressentant encore la résonance du cri dans sa poitrine.
Ce pouvoir… ce n’était pas un jouet, ce n’était pas un trophée, c’était une arme. Une de celles qui pouvaient tout détruire — les ennemis, les murs… ou des amis.
oOo
De retour dans la grande salle du Haut Hrothgar, Hunfen marchait lentement à côté d’Arngeir, encore engourdi par la puissance du cri qu’il venait de libérer. Ses mains frémissaient toujours, comme si le Dah résonnait encore dans ses os. Lydia marchait derrière, son silence plus éloquent qu’un sermon.
Mais le maître ne le mena pas vers les bancs de pierre ni vers la cheminée. Il bifurqua, guidant Hunfen au centre exact de la salle. Là où les dalles s’entrecroisaient en motifs anciens, où les flammes vacillantes des braseros projetaient sur le sol les ombres massives des piliers. L’air semblait plus dense ici, plus ancien.
Hunfen s’arrêta, incertain. Arngeir croisa lentement les bras dans ses longues manches de laine grise.
« Les Grises-Barbes souhaitent s’entretenir avec toi. »
Le garçon fronça les sourcils. Son regard dériva sur les silhouettes qui s’approchaient à pas lents, aussi silencieuses que des ombres glissant sur la pierre. Ils se disposèrent autour de lui, Arngeir les rejoignant pour compléter ce cercle.
S’entretenir ? Mais, à part Arngeir, ils ne parlaient jamais… Allaient-ils l’envoyer à nouveau dans cet étrange vide où l’on pouvait converser sans parler ? Hunfen sentit la tension monter dans sa poitrine. Il ouvrit la bouche pour poser une question, mais un murmure étrange s’éleva. Une vibration que ses oreilles entendaient à peine, mais que son corps ressentit comme un coup dans la poitrine. Les Grises-Barbes ne criaient pas, ils n’élevaient même pas la voix, ils murmuraient. Pourtant, chaque syllabe, chacune de leurs paroles frappaient Hunfen comme le marteau sur l’enclume.
« Lingrah krosis saraan Strundu'ul… »
Hunfen sentit ses genoux fléchir, comme si la montagne elle-même se mettait à vibrer sous ses pieds. Un souffle ancestral, non un vent mais une onde, lui traversa la peau, les os, jusqu’au cœur.
« …voth nid balaan klov praan nau… »
Le sol semblait se dérober, ou plutôt, c’était lui qui se perdait dans quelque chose d’immense, de trop vaste pour un simple garçon. Leurs murmures résonnaient avec infiniment plus de force que tout ce qu’il avait entendu. Une incantation de puissance brute. Il voulut reculer, mais son corps ne lui obéissait plus. Il vacillait, sans tomber. Ses oreilles sifflaient. Ses entrailles vibraient. Lydia, quelque part derrière, avait dû poser la main sur son épée, prête à intervenir — il n’en savait rien. Il n’y avait plus que ces voix.
« Naal Thu'umu, mu ofan nii nu, Dovahkiin… »
Dovahkiin. Le mot vibra dans son esprit comme un tambour de guerre. Il n’était pas seulement en train d’entendre ces paroles. Il les recevait. Comme une gravure sur son âme.
« Naal suleyk do Kaan… naal suleyk do Shor… ahrk naal suleyk do Atmorasewuth… »
Les noms sacrés fendaient l’air. Kyne. Shor. Atmora. Les dieux et les terres d’antan. Il ne comprenait pas tout, mais il sentait. C’était une bénédiction, oui — mais dénuée de douceur. Elle était rude comme la pierre, glacée comme l’hiver, tranchante comme une vérité trop importante pour être dite autrement.
Ses pieds glissaient presque, mais il resta debout. D’une force qu’il ne savait pas posséder. Le dernier vers résonna comme le battement final d’un tambour de guerre :
« Meyz nu Ysmir, Dovahsebrom. Dahmaan daar rok. »
Un silence de cathédrale retomba aussitôt.
Hunfen resta figé. L’écho du dernier mot s’attardait dans l’air comme une cloche fêlée qu’on aurait frappée trop fort. Son cœur tambourinait dans sa poitrine, ses jambes menaçaient de céder, mais il ne tomba pas. Pas encore. Il avait résisté. Il avait tenu.
Les trois Grises-Barbes, silencieux à nouveau, s’écartèrent d’un pas synchronisé, comme si le rituel venait de s’achever. Leurs visages impassibles ne trahissaient aucune émotion — ni satisfaction, ni doute. Juste la pierre calme de ceux qui savent.
Arngeir s’approcha à son tour. Sa robe effleura les dalles dans un froissement de laine. Il s’arrêta devant Hunfen, et l’observa longuement, les yeux plissés.
Puis il parla d’une voix grave, mais douce, avec cette solennité tranquille qui lui était propre :
« Tu es resté debout. »
Hunfen déglutit. Il n’était pas sûr que cela ait été un choix. Il avait juste… tenu bon.
« Tu as enduré la Voix des Grises-Barbes dans toute sa force, sans t’effondrer, sans fuir. Un autre… » Il tourna brièvement les yeux vers Lydia, dont le visage fermé masquait mal l’inquiétude. « …n’aurait pas survécu. Même un guerrier aguerri aurait été brisé par cette puissance débridée. Mais toi, tu l’as reçue. Tu l’as laissée te traverser. »
Hunfen resta muet, son souffle court, les joues rougies par l’effort et le froid. Il se sentait vidé. Étrangement vide et rempli à la fois. Arngeir s’inclina légèrement et poursuivit :
« Tu es désormais reconnu, pas seulement comme un apprenti, mais comme un Parleur. Le Haut Hrotghar s’ouvre à toi. »
Hunfen cligna des yeux, une question sur le bout des lèvres, hésitant à briser ce silence sacré. Puis il osa, la voix encore rauque :
« Maître Arngeir… Qu’est-ce que vous avez dit ? Je crois que j’ai compris, mais… pas avec des mots. C’était comme… comme si mon corps l’avait compris avant moi. »
Un mince sourire passa sur les lèvres ridées du maître, presque amusé.
« C’est là la nature du Thu’um, Hunfen. Il ne se comprend pas avec l’intellect seul. Il s’imprime. Il résonne. Il se grave. » Il marqua une pause, puis reprit plus solennellement : « Ce que nous avons prononcé est une ancienne salutation. Les mêmes mots qui furent adressés à Tiber Septim, quand il vint ici en son temps. »
Le nom vibra dans la salle comme une note de cor. Même Hunfen sentit sa gorge se serrer. Tiber Septim. Ysmir. Le plus grand des hommes. L’empereur-dragon. Arngeir reprit :
« Ils signifient ceci : « Longtemps la Couronne de Tempête est restée sans front digne de la porter. Par notre souffle, nous te la remettons aujourd’hui. Au nom de Kyne, au nom de Shor, au nom d’Atmora d’autrefois. Tu es Ysmir désormais, le Dragon du Nord. Souviens-t’en. » »
Le silence tomba à nouveau, plus lourd que jamais.
Hunfen recula d’un pas. Ysmir. Ce nom lui avait toujours semblé appartenir aux légendes, aux fresques des vieilles cryptes et aux chants de tavernes, pas à lui. Il avait envie de rire, ou de pleurer, ou de hurler que ce n’était pas possible. Mais il ne fit rien. Il ne pouvait pas.
« Mais… Ysmir… c’est Tiber Septim ! » finit-il par balbutier.
Arngeir sourit faiblement, sans moquerie.
« Tiber Septim fut Ysmir, oui. Mais ce nom est une reconnaissance, une mémoire que nous réveillons. Tu es un Ysmir, celui de cette époque. Le Dragon du Nord d’aujourd’hui. Ce que tu en feras ne dépendra que de toi. »
Hunfen serra les poings sans même s’en rendre compte. Ce n’était pas de la colère, mais quelque chose de plus vaste. De la crainte, peut-être, ou la conscience aiguë d’un fardeau trop grand pour ses épaules. Il jeta un coup d’œil vers Lydia. Elle ne disait rien, mais il lut dans son regard une fierté dure, mêlée à une inquiétude qu’elle ne cherchait pas à cacher.
Arngeir tendit enfin la main, l’invitant à le suivre.
« Viens. Repose-toi. Demain, nous commencerons méditer sur ces nouvelles connaissances. Mais ce soir, dors. Tu en as besoin. »
Hunfen resta un moment sans bouger, figé dans ce carrefour invisible entre l’enfant qu’il était encore et ce nom ancien qu’on venait de lui donner. Puis, lentement, il acquiesça, et suivit Arngeir sans un mot, ses pas résonnant faiblement sur les pierres froides du Haut Hrothgar.
Ysmir.
Il ne cernait pas encore tout ce que cela pouvait signifier. Mais il avait entendu, et il n’oublierait pas.