Les enfants de Bordeciel

Chapitre 33 : Quand le Silence se brise

4239 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a environ 1 mois

Chapitre 33 – Quand le silence se brise

La brume rampait doucement entre les troncs, caressant les eaux noires du lac Ilinalta. Le bois exhalait une odeur de résine humide, et le vent apportait de temps à autre le bruissement d’une aile ou le craquement d’un arbre vieillissant. Au bord de la rive, la scierie solitaire se découpait comme une silhouette oubliée, trop tranquille pour être simplement abandonnée. Babette descendit de son cheval sans bruit, ses bottes effleurant à peine la mousse sur les pierres du chemin. Elle connaissait les lieux, les bâtiments, les ombres, et surtout, ceux qui y vivaient.

La porte était entrouverte. Elle ne prit pas la peine de frapper.

À l’intérieur, une lanterne posée sur une poutre éclairait faiblement le salon austère. Hern était assis à une table, une pipe froide entre les doigts. Son regard se leva à peine lorsqu’elle entra, mais un sourire fatigué se dessina sur son visage buriné, contrastant avec sa carrure de Nordique bien bâti.

« Je me demandais qui viendrait », dit-il tristement.

Hert, debout à la fenêtre, tourna lentement la tête. Elle portait une simple robe de lin sombre, les cheveux relevés en une tresse sobre. Son regard était calme, mais brillant d’un éclat que Babette connaissait trop bien — celui des gens qui n’avaient plus rien à prouver à la vie.

Babette referma la porte derrière elle, lentement.

« Et c’est moi, oui, répondit-elle simplement. Vous vous y attendiez…

Ça n’était pas une question. Hern hocha la tête.

« Quand on se lasse de changer de vie tous les vingt ans, tôt ou tard, les gens finissent par remarquer qu’on ne vieillit pas. Et il y en a toujours un pour envoyer quelqu’un résoudre le problème. »

Il tira sur sa pipe vide, par habitude, puis la reposa. Hert s’approcha et posa une main sur son épaule. Leur silence était celui des couples anciens, tissés de siècles et de non-dits.

« On espérait que ce serait toi », dit-elle. Sa voix était douce, presque tendre. « Pas un des villageois. Ni un mercenaire, ni un novice, ni un fanatique. »

Babette esquissa un sourire. Elle resta près de l’entrée, bras croisés.

« Le contrat ne mentionne que Hern. »

Hert ferma les yeux brièvement. Hern ne semblait pas surpris ; il esquissa un sourire soulagé.

« Hé, elle a été plus discrète que moi ! C’est toujours elle, la prudente. Moi… je crois que j’en ai juste eu assez. »

Il secoua lentement la tête, résigné, et poursuivit :

« J’ai vécu aussi longtemps qu’un dunmer, dans un corps de Nordique. C’est déjà plus que je n’en attendais. Et tout ça est épuisant, Babette. Toujours mentir, recommencer, survivre à ceux qu’on ne voulait pas aimer, mais qu’on a aimé quand même… »

Il leva les yeux vers elle, brillants d’une étrange sérénité.

« Tu me feras ça proprement ? »

Babette hocha la tête.

« Tu me connais. »

Hern se leva de son siège à la manière d’un vieillard, et alla attraper un sac de voyage entreposé à côté de la cheminée, qu’il tendit à Hert.

« Si tu pars maintenant, tu pourras atteindre la Crevasse avant l’aube. Personne ne te verra. »

Hert lui adressa simplement un regard triste. Avec lui, elle n’avait plus besoin de mots depuis bien longtemps.

« Tu sais bien que je voulais m’arrêter là. Mais toi, tu veux continuer encore un peu, n’est-ce pas ? »

Elle s’approcha de lui, l’embrassa sur le front, et s’éloigna sans un mot de plus. Elle passa à côté de Babette et sortit sans la regarder. Pourtant, au moment de franchir la porte, elle s’arrêta.

« Merci. Pour ta manière de faire. »

Babette haussa les épaules.

« J’essaie. »

Hert disparut dans la brume.

Hern se leva, ouvrit les bras avec un sourire las.

« Alors, petite sœur ? On en finit ? »

Babette s’approcha, sortit une dague d’argent. Elle lui saisit la main et la pressa brièvement.

« Tu étais un monstre bien comme il faut, Hern. »

Il rit doucement.

« On fait ce qu’on peut. »

Quand il s’effondra, ses traits se détendirent enfin.

oOo

Aventus hésita un instant. Le sanctuaire lui paraissait ce soir-là plus oppressant que d’habitude. L’absence de Babette, partie seule pour un contrat qui, selon elle, s’accordait parfaitement avec ses compétences, n’y était sans doute pas étrangère. Les couloirs sombres, d’ordinaire réconfortants pour le garçon, lui inspiraient un étrange malaise. En outre, la demande d’Astrid de le voir seul à seul ne lui inspirait rien de bon. Voulait-elle l’envoyer en mission en solo, sans son mentor ? Il ne se sentait pas encore prêt pour cela. Et si la cible était un autre Narfi ? Un autre mensonge ? Il ne pouvait plus se permettre de tenter une supercherie, pas après le fiasco de Fort-Ivar.

Il releva la tête, massant sa gorge qu’il n’avait pas senti se serrer, et entra dans le bureau d’Astrid. L’air y sentait l’huile, le cuir ciré, et le jeune assassin pouvait confusément y percevoir une étrange tension. Astrid se tenait debout, dos tourné, penchée sur une carte usée clouée à la table. Elle ne leva pas les yeux. Aventus laissa échapper un frisson malgré lui.

« Tu voulais me voir ? »

Elle resta immobile un moment, les mains posées à plat sur le bois, comme si elle écoutait quelque chose d’invisible sous la surface. Quand elle se tourna enfin, ses yeux gris semblaient plus ternes que d’ordinaire. Fatigués. Serrés. Elle fit quelques pas vers lui. Pas de sourire cette fois, pas de voix suave. Sa démarche était tendue, presque raide. Il la vit jouer machinalement avec le pommeau de sa dague, tic nerveux qu’il ne lui connaissait pas.

« Tu as remarqué le comportement de Cicéron, ces derniers jours ? »

Aventus opina. Comment ne pas le remarquer ? Il déambulait comme une âme en peine, riait pour lui-même, parlait seul, et passait son temps à tourner autour du sarcophage de la Mère comme un papillon fou autour d’une chandelle.

Astrid croisa les bras, s’appuyant légèrement contre la table. Sa voix, quand elle reprit, était plus basse, plus sèche.

« Je crois qu’il cache quelque chose. Pas seulement ses lubies, ses simagrées… autre chose. Plus profond. Plus dangereux. »

Elle marqua une pause, scrutant Aventus. Il soutint son regard sans rien dire, mais son estomac se nouait.

« Il parle. Pas juste dans sa tête. Il parle à… quelqu’un. Et je soupçonne ce quelqu’un de ne pas être simplement la Mère… Il s’enferme, il chuchote. Pas comme un fou qui marmonne… Plutôt comme un homme qui conspire, comme un traître qui ne sait pas qu’on l’entend. »

Son regard revint sur lui, acéré.

« Je dois savoir à qui il parle, et ce qu’ils se disent. Un frère ou une sœur noire, pour m’évincer ? Un agent extérieur, un Thalmor ou pire, contre la Confrérie ? »

Aventus sentit un courant glacé lui descendre le long de l’échine. Il ouvrit la bouche, la referma. Il n’était pas certain d’avoir bien compris. Astrid se redressa, fit quelques pas, puis s’arrêta face à lui. Sa voix avait repris un ton plus mesuré, presque doux. Mais il n’y avait rien de rassurant là-dedans.

« Tu es discret, et il te sous-estime. Il pense que tu es encore un enfant, une curiosité dans notre jeu d’adultes. Il ne te verra pas venir.

— Tu… hésita le garçon dans un murmure, tu veux que je le suive ?

— Non. Il te verrait, répondit-elle avant de pointer un doigt sur lui. Tu devras l’attendre. Écouter. Et pour ça, tu vas… te cacher. Il faut que tu sois là avant lui, avant eux. Qu’on ne te voie pas, Qu’on ne t’entende pas. Qu’ils ne soupçonnent même pas qu’ils puissent être écoutés. »

Il déglutit. Une boule acide lui remonta dans la gorge. C’était de la folie. Cicéron était, sous ses apparences, tout sauf idiot, et certainement pas inoffensif. Si lui ou son complice le trouvait, ils le feraient taire, définitivement.

« Me cacher ? Murmura-t-il précipitamment, comme si on pouvait l’entendre. Dans la salle de la Mère ? Mais où ? Comment ? »

Un bref sourire, sans chaleur, passa sur les lèvres d’Astrid.

« Pas dans la salle, ils te trouveraient à coup sûr. Il te faut une cachette où ils ne penseraient pas à chercher. Le sarcophage de la Mère de la Nuit sera parfait. »

Le monde sembla vaciller un instant. Aventus recula d’un pas sans s’en rendre compte.

« Mais… c’est… »

Les mots refusaient de sortir. Le froid du tombeau, la présence du corps, le silence… tout en lui criait de refuser.

C’est de la folie…

C’est ignoble…

C’est un blasphème…

Astrid s’approcha, à un souffle de lui. Elle avait baissé d’un ton, presque chuchoté :

« C’est nécessaire. Tu ne dois pas être vu. Ils n’iront pas vérifier. Quelle personne saine d’esprit irait se cacher là-dedans ? »

Elle resta un instant silencieuse, puis ajouta, plus dure :

« Considère ça comme un contrat. Et c’est à toi de l’accomplir. Toi. »

Il se sentit étouffer, sa peau le brûler, comme si ses vêtements s’étaient mis à l’enserrer. L’idée d’entrer dans ce cercueil noir, auprès du cadavre sacré… il n’était pas sûr de pouvoir respirer une fois à l’intérieur. En devenant membre de la Confrérie, il devait dévotion à la Mère de la Nuit, Babette le lui avait déjà cruellement rappelé.

Astrid recula, reprit son ton neutre et tranchant, presque militaire :

« Installe-toi dans le sarcophage avant minuit. Reste immobile. Ne fais aucun bruit. Cicéron viendra, il parlera à son complice. Et toi, tu écouteras, puis tu viendras me faire ton rapport. Compris ? »

Aventus hocha la tête, lentement. Astrid le regarda encore un instant. Son visage était fermé, tendu. Il n’y avait pas une once de jeu dans ses traits. Juste une fatigue qu’il n’avait encore jamais vue chez elle. Quand elle parla enfin, sa voix redevint presque lasse.

« Tu n’es plus un enfant, Aventus. Tu n’es même plus un novice parmi nous. Montre-moi que j’ai raison. »

oOo

Le froid du sanctuaire semblait s’être concentré tout entier dans la pièce du sarcophage.

Aventus n’avait pas prononcé un mot depuis que les lourdes portes de pierre s’étaient refermées derrière lui. Ses doigts tremblaient, crispés contre la paroi intérieure du tombeau de la Mère de la Nuit. Il s’était glissé à l’intérieur comme on entre dans un cauchemar, un rêve interdit dont le réveil serait peut-être plus funeste encore. Le sarcophage n’était pas vide. Le corps embaumé, ancien, presque momifié, reposait là, enveloppé dans ses étoffes noires, figé dans un sommeil sans fin.

Il avait cru pouvoir se tenir à distance, dos plaqué à la paroi opposée, mais le peu d’espace l’avait trahi. Un faux mouvement, et son coude avait effleuré la soie funèbre. Il avait senti le tissu craquer légèrement. Le moindre bruit, ici, sonnait comme un blasphème.

La respiration d’Aventus était trop bruyante. Chaque souffle formait de la buée dans l’obscurité, un nuage éphémère qu’il aurait voulu ravaler. L’air sentait la myrrhe ancienne, la cire noire et la mort. Une odeur dense, qui collait au fond de la gorge comme une malédiction.

Il tenta de s’immobiliser totalement. De disparaître. Il serra les dents, les poings, jusqu’à sentir ses ongles mordre la paume.

Le silence était absolu.

Puis, un bruit de pas. Feutrés. Rythmés. Irréguliers. Aventus sentit sa gorge se nouer. Un vertige lui saisit les tempes. C’était trop tôt. Il n’était pas prêt. Il n’avait jamais été prêt.

Les pas s’arrêtèrent. Juste devant. Puis, la voix de Cicéron, douce comme un murmure d’enfant, perça le silence.

« Sommes-nous seuls ? Oui… oui, seuls. Douce solitude… Personne pour nous entendre, nous troubler. Tout se déroule selon le plan, n’est-ce pas ? »

Aventus ferma les yeux, le cœur battant. Ainsi Astrid avait-elle vu juste ? Qu’est-ce que Cicéron préparait ? Mais le gardien poursuivit son monologue, haussant le ton :

« Les autres… Je leur ai parlé. Festus Krex, même la petite créature sans âge… Ils commencent à comprendre. Peut-être. Un jour. Mais pas Astrid. Pas elle. Elle ne t’écoute plus… Elle commande, mais elle oublie ! Mais… Mais pas moi… moi, je suis fidèle. »

Il y eut un rire étouffé. Puis une longue pause, pesante. La voix reprit, plus rapide, criant presque :

« Et vous… avez-vous parlé à quelqu’un… ? Non. Non, bien sûr. C’est moi qui parle. Moi qui vois. Moi qui dis. Et vous… vous, vous ne faites rien. Rien ! »

Un silence. Long. Poisseux. Puis, sa voix se fit contrite, suppliante.

« Pas… Pas que je sois en colère… Oh non, jamais ! Cicéron comprend. Cicéron pardonne. Il obéit. Il espère. Vous parlerez lorsque vous serez prête, n’est-ce pas… Parlerez-vous à votre humble Gardien, douce Mère de la Nuit ? »

Aventus sentait son cœur battre jusqu’à ses tempes. Il osait à peine déglutir, ses jambes ankylosées menaçaient de trembler. Il retint sa respiration, entendant les pas de Cicéron tournoyer dans la pièce. Le sol grinçait parfois sous son poids, comme un cœur fatigué. Sa voix s’éleva à nouveau, brisée :

« Mais… comment vous défendre ? Comment faire votre volonté… si vous ne parlez pas ? À personne ? »

Un autre silence se fit, plus profond, plus poisseux. Et soudain, dans le noir, une voix différente. Une voix qui ne venait pas de l’extérieur.

« Pauvre Cicéron. Serviteur humble. Dévoué. Mais il n’est pas l’Oreille Noire. Il ne m’entendra jamais. »

Aventus resta figé. Ses lèvres ne bougeaient pas. Personne ne parlait autour de lui.

« Mais toi… toi, tu m’entends. »

Le garçon aurait voulu crier. Fuir. Mais son corps ne lui obéissait plus. Il s’était même reculé d’un centimètre contre la paroi du sarcophage, frôlant le bras séché de la dépouille. Un haut-le-cœur le prit.

« Tu as appelé, il y a longtemps. De longues nuits, seul dans cette maison gelée. Tu as répété les mots, encore et encore. Je t’entendais. Mais à qui aurais-je pu parler ? Tu étais déjà mon Oreille, et sans toi à mes côtés, j’étais muette. »

Ses larmes montaient. Il n’était qu’un enfant. Il voulait Babette. Il voulait sa mère. Il voulait partir de là, disparaître. Lydia, Hunfen… Il aurait dû fuir avec eux, ne jamais revenir dans cet endroit maudit !

« Tu partages mon tombeau. Tu réchauffes mes os antiques. Tu es à moi, maintenant. Tu es celui qui entend. »

Des larmes roulèrent sur ses joues. Il ne savait même pas pourquoi. Il… n’avait même plus peur, plus vraiment.

Mais dehors, la voix de Cicéron montait à nouveau.

« Le pauvre Cicéron a échoué ! Le pauvre Cicéron est désolé, douce Mère ! J’ai essayé, si fort… mais je n’ai pas trouvé l’Oreille ! »

« Dis-lui. Il attend mes mots depuis trop longtemps. Dis-les-lui : Les ténèbres renaissent quand le silence se brise. Tels sont les mots. Les miens. Les siens. Va, maintenant. »

Un craquement. Puis, le couvercle du sarcophage gronda sur ses gonds. Un cri, un râle de métal contre pierre. Soudain, la lueur vacillante des torches de la crypte inonda l’intérieur du tombeau. Aventus, aveuglé, leva une main — trop tard.

Des doigts se refermèrent sur sa tunique, l’empoignèrent à l’épaule, et le tirèrent dehors avec une force inattendue. Son corps frappa le sol avec un bruit mat, roulant sur les dalles glacées. Un éclair de douleur lui traversa le dos.

« TRAÎTRISE ! hurla Cicéron, la silhouette convulsée de rage. PROFANATEUR ! SACRILÈGE ! »

Il se jeta sur lui, le visage déformé, presque inhumain.

« Tu as violé le sanctuaire sacré de Notre Mère ! Immonde petit ver rampant ! Explique-toi ! Parle, larve ! »

Aventus haleta. Il voulut fuir. Ses jambes refusèrent de se tendre. Son dos hurlait. Et Cicéron était là, au-dessus de lui, les bras écartés comme les ailes d’un corbeau fou.

« Je… je… » Sa gorge était sèche. Chaque mot lui déchirait la langue. Le Gardien se rapprochait de lui, ses yeux fous exhalant le meurtre. Sans réfléchir. Les mots jaillirent instinctivement de sa poitrine.

« LES TÉNÈBRES RENAISSENT QUAND LE SILENCE SE BRISE ! »

Et pourtant, le silence s’abattit en un instant. Cicéron s’était figé net, les yeux écarquillés, le souffle coupé. Une vibration presque imperceptible s’insinua dans l’air, comme si les murs eux-mêmes s’étaient penchés pour écouter.

« Quoi… ? » souffla le Gardien.

Ses mains tremblaient. Il recula d’un pas. Puis d’un autre.

« Ce… Ces mots… ce sont les mots… Elle… C’est elle… elle a dit cela… à toi ? » murmura-t-il, la voix tremblante. Il tituba, puis éclata d’un rire rauque, qui se répercuta sur les murs de la salle. « Elle a parlé ! Les mots ! Les mots du Pacte, écrits dans les Livres du Gardien ! Le seul moyen de Mère d’avertir son bon Cicéron ! »

D’un geste presque tendre, il s’agenouilla à côté d’Aventus et le saisit par les épaules.

« Oreille Noire !, s’écria-t-il, exalté. Oreille Noire ! La Mère a choisi ! Tu l’as entendue, enfant sacré ! »

Et sans prévenir, il le souleva dans ses bras, riant comme un fou, le tournant sur lui-même dans une danse grotesque au milieu des ombres.

« Elle est de retour ! La Mère parle à nouveau ! Loué soit le Silence brisé, loué soit l’enfant qui entend ! »

Aventus, suspendu dans les bras de Cicéron, ne distinguait plus que des éclairs de torches, de pierre, de draperies noires. Le monde tournoyait, et il ne sentait que ses jambes ballotter, ses aisselles rendues douloureuses par la poigne du Gardien. L’euphorie folle de l’homme l’entraînait dans une ronde incontrôlable, une sarabande de rires et de larmes au milieu des ombres.

« Elle est de retour ! Elle parle, ELLE PARLE ! » vociférait Cicéron.

« L’Oreille est là ! Louée soit la Mère, loué soit le Silence brisé ! »

Aventus, hébété, n’osait plus bouger. Son cœur battait comme un tambour de guerre. Il n’était plus un assassin. Il n’était plus un enfant. Il n’était plus rien – ou peut-être trop. Il ne savait plus.

Des pas précipités résonnèrent. Une silhouette apparut dans l’encadrement de la porte. Astrid, l’épée déjà au clair, balaya la scène d’un regard tranchant, prête à tuer.

« Par Sithis… qu’est-ce que c’est que ce cirque ?, souffla-t-elle. Cicéron, repose-le. IMMÉDIATEMENT. »

Le Gardien s’arrêta net, mais ne lâcha pas Aventus. Son visage ruisselait de joie démente, ses yeux brillaient comme deux lunes malades.

« Tu ne comprends pas, Astrid. Elle a parlé. Enfin. Elle m’a ignoré… mais pas lui. Elle l’a choisi. L’Oreille Noire… c’est lui ! »

Un silence pesant suivit. Astrid ne bougea pas, mais ses doigts se crispèrent autour de la garde de son épée.

« Qu’est-ce que tu racontes ? gronda-t-elle. Quelle folie encore ? Quelle mascarade as-tu inventée cette fois ? »

Cicéron tourna lentement la tête vers elle, sans se départir de sa joie rayonnante.

« Ce n’est pas une mascarade ! Pas un mensonge ! Pas un jeu ! Elle a brisé le silence ! Le Pacte renaît ! La Mère a parlé à l’enfant ! C’est certain ! Il a dit les mots… Ses mots ! »

Il relâcha doucement Aventus, comme on déposerait une relique.

Astrid demeura figée, comme si les mots de Cicéron avaient suspendu le fil de ses pensées. L’épée resta levée à demi, mais ses yeux ne quittaient pas Aventus. Il aurait voulu détourner le regard, mais il n’en avait plus la force. Il n’était même pas sûr de pouvoir tenir debout. Il sentait encore l’empreinte des doigts de Cicéron sous ses aisselles, comme une brûlure rituelle, invisible mais réelle .

« Tu vas me dire que… Cette scène grotesque est la volonté de la Mère ? » demanda Astrid enfin, d’une voix plus calme, mais sans chaleur.

Cicéron ne répondit pas tout de suite. Il posait un genou à terre, tête inclinée vers le sarcophage, comme si la dépouille y dormait plus paisiblement désormais. Son dos tressautait de petits rires étouffés, et pourtant, quelque chose en lui s’était figé. Son exaltation laissait place à une gravité nouvelle, presque solennelle.

« Pas grotesque, maîtresse Astrid. C’est sacré. Il a entendu… Il a répété… Elle l’a choisi. Pas moi, pas vous. Lui ! »

Il désignait Aventus d’un doigt crochu, sans même le regarder. Le garçon, toujours au sol, se redressa avec peine, les jambes flageolantes, les mains glacées. La pièce lui tournait encore autour. Les mots résonnaient en boucle dans son crâne, battant à l’unisson avec ses tempes.

Elle m’a entendu. Je l’ai entendue.

Astrid poussa un léger soupir, un souffle imperceptible.

« Quand j’ai entendu le vacarme, j’ai cru que… peu importe. Très bien. Si c’est vrai, alors elle lui parlera de nouveau, et il nous dira ce qu’il entend. Mais jusqu’à ce que je le voie de mes propres yeux… Vous continuerez à vous occuper des contrats, comme nous tous. Ce sanctuaire a besoin d’agents en ce moment, pas de prophètes. »

Elle rengaina lentement son épée, sans quitter le Gardien des yeux. Un silence tendu s’étira dans la pièce, comme si les pierres elles-mêmes retenaient leur souffle. Puis elle se tourna à nouveau vers Aventus.

« Va te reposer. Tu es pâle comme un spectre. »

Il voulut protester, dire qu’il allait bien, qu’il n’avait pas peur. Mais les mots s’accrochèrent à sa gorge. Seules ses jambes, faibles, l’arrachèrent à cette scène irréelle. Il passa lentement à côté d’Astrid, sentant son regard le suivre, et à côté de Cicéron, immobile, encore agenouillé.

Lorsqu’il atteignit le seuil, il s’arrêta. Une dernière fois, il jeta un regard en arrière. La Mère était là, dans son sarcophage d’ombre. Cicéron à ses pieds, comme un prêtre déchu. Astrid, droite, les bras croisés, plus statue que femme.

Et lui… lui n’était plus certain d’être Aventus Aretino.

Dans le couloir, il sentit ses jambes céder à nouveau. Il s’appuya contre le mur, sa main glissant sur la pierre froide, tâtonnant comme un aveugle. Son souffle formait des nuées blêmes dans la pénombre. Chaque pas jusqu’à son lit fut un effort. Il s’y effondra sans retirer ses bottes. Sa gorge était sèche, mais il n’avait pas soif. Il grelottait, sans avoir froid. Son esprit s’emballait, mais rien ne bougeait. Il entendit encore la voix ; pas celle de Cicéron, ni celle d’Astrid, mais l’autre. Douce. Implacable. Ancienne.

Il ferma les yeux.

Il aurait dû mourir à Faillaise, ou au moins fuir, partir avec Hunfen.

Mais il était là.

Et désormais, la Mère de la Nuit parlait à nouveau.


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