Les enfants de Bordeciel

Chapitre 31 : Pas plus de trois...

5143 mots, Catégorie: T

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Chapitre 31 – Pas plus de trois…

François avait froid.

Le genre de froid qui colle à la peau, s’insinue dans les replis de la tunique et se glisse, moqueur, jusque dans les os. Accroupi dans les hautes herbes, les genoux ramenés contre sa poitrine, le jeune garçon était seul, ou presque. Il souffla dans ses mains engourdies, puis les frotta l’une contre l’autre, cherchant à s’arracher un peu de chaleur. Mais l’humidité froide de la nuit s’insinuait jusque dans la moelle, implacable. Les doigts glacés, il ferma les paupières un bref instant, concentra son souffle, et fit affluer la magie jusqu’à ses paumes.

Les flammes jaillirent doucement, ténues mais stables, illuminant un instant son visage d’une lueur dorée. Le feu obéissait désormais. Il n’avait plus à lutter comme avant, à se crisper ou à s’énerver pour le déclencher. C’était devenu presque naturel, comme si ce pouvoir avait toujours été là, tapi quelque part, en lui. Il modula un peu l’intensité, augmentant le souffle, puis le réduisant jusqu’à ne laisser qu’une simple flammèche dansante au creux de sa paume. Il la fit grandir à nouveau jusqu’à la taille d’une petite torche, juste assez pour s’y réchauffer le visage.

Le feu craquait doucement, presque vivant. Il semblait murmurer à François des souvenirs d’un autre temps. Un sourire naquit au coin de ses lèvres. Ce sort, c’était Hunfen qui le lui avait appris, à lui et à Hroar. Cela faisait longtemps, maintenant. Des semaines, peut-être un mois, cela semblait si lointain, et pourtant, il s’en souvenait comme si cela avait eu lieu la veille.

Hunfen était revenu blessé, épuisé, inconscient. Le lendemain, ses yeux étaient encore cernés mais brillants d’une lumière nouvelle. Il n’avait rien dit de ce qu’il avait vu ou vécu, ou si peu. Mais François avait lu sur son visage une détermination étrange, grave, comme s’il portait un grand secret. Constance, la directrice, les avait enfermés tous les trois dans le dortoir, sous prétexte que Hunfen devait se reposer et qu’il avait besoin de compagnie. Bien sûr, c’était surtout une punition : François et Hroar avaient voulu voir le dragon, ils s’étaient échappés en douce, en pleine alerte. Hunfen, lui, s’était battu, ou avait tenté de le faire. Ça ne lui avait pas réussi.

Et malgré cela, les jours suivants, dans l’isolement du dortoir où la lumière du soleil filtrait à travers les vitres sales à travers lesquelles leur parvenaient les cris et les rires des autres enfants dans la cour de l’orphelinat, Hunfen avait partagé avec eux un fragment de ce qu’il savait. Un secret brûlant — littéralement — au creux des mains.

« C’est simple, en vrai, avait-il murmuré. Il faut se concentrer un peu et ressentir la magie. Puis, penser à quelque chose de chaud. Enfin, plutôt quelqu chose de brûlant. Mais c’est pas juste pour faire du mal. C’est surtout pour tenir le froid à distance. C’est plus pratique pour allumer un feu de camp, aussi ! »

François n’avait pas tout compris, à l’époque. Il avait fermé les yeux, tendu les mains comme Hunfen lui avait montré, et essayé de sentir cette chaleur en lui. Mais rien n’était venu. Juste des picotements au bout des doigts, et un peu de honte. Hroar avait essayé aussi, plus discrètement, dans un coin. Encore moins de résultats. Alors ils avaient écouté Hunfen, fasciné, quand lui faisait jaillir ses flammes du bout des doigts, comme s’il avait toujours su. Il ne les avait pas faites très grandes, mais elles étaient là, réelles, vibrantes, vivantes !

Après avoir vérifié que Constance Michel était bien affairée ailleurs, François avait chuchoté, les yeux brillants : « Tu peux nous montrer… à fond ? » Hunfen avait hésité, puis, dans un mélange de fierté et de défi, avait tendu les bras devant lui. La flamme était sortie comme un rugissement, droite, large, traversant la pièce en une traînée orange, faisant vibrer l’air et roussissant une des couvertures. Ils avaient tous sursauté, le cœur battant. Hroar avait fixé la porte, prêt à tout nier si la directrice surgissait. Mais François, lui, avait éclaté de rire, fou d’excitation.

Ce souvenir, François le chérissait. Plus qu’un cours improvisé de magie, c’était un moment de confiance. Hunfen leur avait montré quelque chose de lui, quelque chose de précieux. Et depuis ce soir-là, il n’avait jamais cessé d’essayer. Au début, il s’était entraîné en cachette, loin du regard de Constance, quand les autres enfants dormaient. Il s’était brûlé les doigts une ou deux fois, rien de grave. Une odeur de cuir roussi sur la manche, un sifflement de douleur qu’il avait ravalé. Puis, un jour, la flamme était apparue. Fugace, instable, mais bien réelle. Il en avait presque crié de joie.

Et maintenant, il y parvenait quand il voulait, ou presque. Pas tout à fait comme Hunfen, pas avec la même puissance, mais assez pour impressionner. Assez pour réchauffer ses mains, pour éclairer l’obscurité autour de lui. Il aurait aimé le lui montrer, lui dire : « regarde, moi aussi, j’y arrive. » Peut-être qu’un jour, il pourrait.

Hroar, de son côté, n’avait jamais réussi. De mauvaise grâce, il avait dit que c’était normal : François était un Bréton, et les Brétons étaient naturellement proches de la magie. Lui, il était Nordique, du coup la magie, ce n’était pas son truc, c’est tout ! Il préférait les crochets, les serrures, les passages secrets où l’on passe discrètement. Il disait que c’était plus fiable qu’un truc qui te crame les doigts si tu penses à autre chose. Mais parfois, François sentait chez son ami une forme d’envie, masquée derrière des plaisanteries. Une jalousie douce, taquine, comme deux frères qui veulent chacun briller à leur façon.

François abaissa un peu la flamme, la fit danser entre ses doigts comme un petit serpent de lumière. Son souffle formait des volutes dans l’air glacial, et la lueur tremblante du feu dessinait sur l’eau du lac Honrich des reflets mouvants. Le monde était silencieux autour de lui. Juste le murmure du vent dans les herbes hautes, le froissement de ses vêtements, et le crépitement doux de la magie.

Il pensait à Hunfen, encore. À son départ avec Lydia. Ils n’avaient pas compris pourquoi il était parti si vite. Il n’avait pas dit adieu, pas vraiment. Juste un signe de la main, un regard en arrière. François lui en avait voulu, un peu, beaucoup, ça dépendait des jours. Lydia était venue le chercher, le ramener à Blancherive. Qui s’occupait de lui, là-bas ? Il n’avait pas dit qu’il avait été adopté, alors quoi ? Peut-être que ses parents l’avaient repris, lui ? François, les siens, il ne croyait plus vraiment à leur retour. Mais il y avait comme une tristesse, comme une inquiétude chez son ami. Comme si Hunfen était pris dans quelque chose de plus grand, quelque chose d’important. Comme s’il n’était plus juste un garçon comme les autres.

Mais François, lui, était resté. Et lui non plus n’était pas un garçon comme les autres, finalement. Il était là, à attendre dans le noir, sur cette île au milieu du lac, avec le cœur qui battait un peu trop fort et la flamme de Hunfen dans la paume. Pas juste celle qu’il avait apprise, celle qu’il avait allumée en lui. Celle de la colère et du courage, mêlés. Celle qui vous faisait affronter des dragons, même si vous vous faisiez sèchement laminer. Il ferma les doigts, lentement. La flamme s’éteignit dans un petit souffle d’air. L’obscurité revint aussitôt, plus épaisse, plus présente. Le froid s’insinua à nouveau contre sa peau, mais il ne le sentait plus vraiment. Quelque chose brûlait toujours en lui. Un feu qu’il ne pouvait plus éteindre.

Il attendait… et en attendant, il se souvenait.

Tout avait vraiment commencé cette nuit-là, juste après le coup contre Brand-Shei. Le plan était simple : François devait glisser un anneau volé dans la poche du marchand elfe noir, pendant que Hroar détournait l’attention. Mais au moment crucial, les choses avaient dérapé. L’anneau était tombé avant que les gardes ne fouillent le Dunmer, le piège avait échoué. Brynjolf avait grogné quelque chose entre ses dents, puis s’était contenté de hausser les épaules.

« La malchance, ça arrive. »

François et Hroar avaient cru à une réprimande, un rejet, pire, à des représailles. Mais le roublard leur avait donné rendez-vous cette nuit-là, à l’entrée de la Souricière. À minuit, alors qu’ils se faufilaient discrètement hors de l’orphelinat, ils avaient trouvé Brynjolf accoudé à la grille, l’air de les attendre comme de vieux amis.

« Vous êtes revenus. C’est bon signe. Vous avez du cran. Et ça, c’est peut-être encore plus important que des doigts de fée. Venez. »

Il les avait guidés à travers un passage étroit et humide, dans les anciens égouts de Faillaise. Là, dans l’obscurité moite du repaire, François s’était senti… grand. Comme s’il passait un seuil invisible. Comme si, pour la première fois, quelqu’un les prenait au sérieux. Brynjolf leur avait présenté les quelques membres présents ce soir-là : Vex, une femme mince et rapide comme un couteau lancé, Dirge, un colosse balafré qui les avait à peine salués, et Delvin Mallory, un vieux roublard au sourire en coin, qui avait tapoté l’épaule de François d’un air complice :

« Les petits qui écoutent bien et parlent peu, ça vaut de l’or. Et toi, t’as l’air de faire les deux. »

François n’avait rien dit, il n’en avait pas eu besoin.

Les jours suivants avaient filé comme dans un rêve. Ils s’étaient vu confier de petites tâches : vols à la tire sur le marché, livraisons discrètes, surveillance de cibles, faire le guet pour couvrir des aînés plus expérimentés. Parfois, on leur faisait juste semer la confusion : faire tomber un panier de fruits, renverser une échelle, ou simplement faire semblant de se battre pour détourner l’attention. Rien de grand, rien d’héroïque, mais tout comptait. Et à chaque fois, une bourse de quelques pièces tombait dans leurs mains.

François n’avait jamais eu autant d’argent. Il n’en avait même jamais rêvé autant. Hroar et lui avaient juré de ne jamais se faire prendre. Il n’était pas question de se pointer à l’orphelinat avec des bottes neuves ou des capes brodées ; Constance les aurait tout de suite démasqués. Alors ils avaient trouvé des idées. Ils glissaient des pièces dans le tronc à dons de l’orphelinat, et les repas le lendemain étaient meilleurs. Lorsqu’ils avaient repéré un objet en particulier, un jouet ou un vêtement, ils le laissaient à l’entrée de l’orphelinat, avec une note griffonnée maladroitement : « Pour les enfants de Honorem. », et s’arrangeaient pour que la donation parvienne bien au destinataire voulu. Ils vivaient une double vie, ils jouaient les héros, et ils adoraient ça.

Mais le moment le plus marquant avait été ce soir où Brynjolf les avait appelés à part. Il avait l’air sérieux, plus que d’habitude. Il les avait conduits dans une pièce à l’écart, plus sombre encore que les galeries principales. Une table massive occupait le centre, couverte de cartes, de parchemins et de verres à moitié pleins. Adossé au mur, les bras croisés et l’air fermé, un homme les attendait. François l’avait reconnu sans l’avoir jamais vu. Mercer Frey, le chef de la Guilde des Voleurs.

Il était tout ce que Brynjolf n’était pas : raide, glacial, presque menaçant dans sa manière de jauger chacun du regard. Pas un mot au début, juste un silence qui pesait comme une enclume. Puis, lentement, il avait exposé la mission : le domaine mellifère du Lumidor, situé sur l’île principale du lac Honrich, avait rompu tout lien avec la Guilde. Aringoth, son propriétaire, refusait désormais de payer sa part, ne répondait plus aux messages, et — surtout — avait tourné le dos à un “ami de la Guilde”, un personnage influent qui bénéficiait jusqu’alors de l’exclusivité de sa production de miel. C’était un affront, doublé d’une erreur.

Le but n’était pas de le tuer — ils n’étaient pas la Confrérie Noire ! —, ni même de l’extorquer. Simplement lui rappeler avec force qu’il n’était pas à l’abri. Pour cela, les instructions étaient simples : pénétrer chez lui, vider son coffre, et incendier trois de ses ruches — trois, pas plus, pour ne pas mettre en péril l’exploitation —. Si Aringoth avait encore un brin de bon sens, il reviendrait rapidement à de meilleures dispositions envers la Guilde, ou mieux, il mettrait le domaine en vente, et cet « ami important » de la guilde n’aurait aucun mal à l’acquérir à bas prix.

Mercer avait conclu d’un ton sec, presque indifférent :

« C’est dangereux, mais si ça tourne mal… les gardes ne tueront pas des gosses comme vous. Pas tout de suite, en tout cas. Et au pire, la guilde ne perdra pas des éléments trop précieux. »

La phrase était tombée comme une claque. François n’avait pas bougé, il s’était même figé. Il avait senti un froid lui glisser dans la nuque, une boule se former dans sa gorge. Il s’était tu, les dents serrées, tentant de garder un air dur, de ne pas montrer que cette remarque lui avait scié les jambes. Ils n’étaient que des outils, jetables, négligeables, pas des membres à part entière. Pas encore. Mais cette fois, on leur confiait une vraie mission. Et même si c’était uniquement parce qu’ils étaient jeunes, discrets et, aux yeux de Mercer, remplaçables… en réalité, c’était une chance. Un pas de plus dans ce monde interdit, risqué, grisant.

Après la réunion, alors qu’ils remontaient en silence vers l’orphelinat, Hroar avait fini par parler. D’abord à mi-voix, puis plus franchement, alors qu’ils marchaient côte à côte dans les ruelles humides.

« Tu sais, le coup de Brand-Shei… c’est moi qui l’ai fait foirer. »

François s’était arrêté net.

« Quoi ?

— J’ai… agrandi le trou dans sa poche. Juste un peu. Pour que l’anneau tombe avant que les gardes fouillent. Je voulais pas qu’ils l’arrêtent. »

François l’avait fusillé du regard.

« Mais t’es malade ! Brynjolf aurait pu nous jeter ! C’était notre test !

— Je sais ! Mais c’était Maven qui voulait qu’il tombe. Et je pouvais pas… Je pouvais pas laisser faire. Il est gentil, Brand-Shei. Il nous donne toujours des petites choses… Et on n’allait pas aider Maven ! »

François était resté sans voix, bouillonnant de colère face à cette trahison. Puis, lentement, la colère avait cédé la place à autre chose. Du respect. De la fierté, même. Parce que Hroar avait réussi à frapper Maven, cette ombre qui planait sur tout Faillaise, en plein jour, sans qu’il n’y eût un seul témoin. Il avait fait le coup en douce, avec un sourire, et personne ne l’avait vu. Pas même lui, pas même Brynjolf, comme un vrai voleur.

C’était d’ailleurs Hroar qui avait eu l’idée du plan de ce soir-là. Et François l’avait suivi sans objecter, car son ami avait montré qu’il savait cogiter. Il avait tout imaginé, détaillé, préparé. Arrriver en barque, un premier arrêt discret près des ruches pour déposer François. Ensuite, Hroar devait longer la rive jusqu’à la maison de maître, accoster sans bruit, et s’introduire dans la chambre d’Aringoth pour vider son coffre. Une fois le butin en main, il reprendrait la barque, reviendrait chercher François, et alors seulement, celui-ci déclencherait l’incendie. Ça leur laisserait largement le temps de repartir ensemble par le lac, invisibles dans la nuit. Si tout se passait bien, personne ne se rendrait compte de rien avant le lendemain matin.

Mais cette mission… c’était encore un boulot pour Maven. Même si Mercer n’avait pas dit son nom, François en était sûr. Qui avait besoin de miel, sinon l’impératrice de l’hydromellerie Roncenoir ? Qui avait intérêt à ce qu’Aringoth cède son domaine, à ce que Lumidor s’effondre pour mieux être récupéré ? Il grimaça dans l’obscurité. Ils travaillaient encore pour elle. Pour cette femme qui avait placé Grélod à la tête de l’orphelinat, qui avait fait de leur vie un cauchemar pendant des années. Et ce soir, ils allaient à nouveau la servir ?

Non. Il n’en était pas question. Pas comme ça. Pas sans lui faire payer, à sa façon. Si Hroar, qui avait dix ans, avait réussi à saboter un piège, alors lui, François Beaufort, onze ans et demi, devait arriver à faire mieux. Trouver un moyen de soustraire le domaine à Maven, mais sans se faire prendre. Oui, il la jouerait malin. Il suivrait le plan… sauf sur des détails. Juste assez pour que ça paraisse un accident.

Le jeune garçon se redressa doucement, les genoux craquant dans le silence humide. Devant lui, alignées comme des sentinelles muettes, les ruches du domaine du Lumidor dormaient sous la lueur pâle d’une aurore boréale. Il en comptait une trentaine, réparties en deux lignes irrégulières sur le terrain légèrement en pente. Certaines étaient posées sur des pierres plates, d’autres sur des rondins. Des dômes de paille tressée, épais, couverts d’un mélange de cire et de boue séchée, pour mieux affronter la pluie et le vent. À côté, des petits ballots de paille avaient été entassés à la hâte sous une bâche de toile. Sans doute de quoi réparer les toitures et renforcer l’isolation avant les grandes gelées. Il n’avait qu’à les tirer, à en détacher quelques poignées, à en disposer autour des ruches comme de l’amadou sous un feu de bois. C’était presque trop facile.

Il s’attela à la tâche en silence, traînant les ballots avec précaution, soulevant la paille en essayant de ne pas faire trop de bruit. Il alternait entre empressement et lenteur, incapable de dire s’il voulait que tout cela se termine au plus vite… ou que ça dure encore un peu. Chaque geste, chaque frisson dans l’air nocturne, chaque pincement de peur lui donnait presque le vertige. Il approcha d’une ruche au dôme un peu effondré, tira un peu de paille en dessous. Puis, sur un coup d’impulsion, il posa la main contre la paroi.

C’était tiède. Une chaleur douce, diffuse, à peine perceptible. Mais bien là. Il appuya un peu l’oreille contre le côté. Un bourdonnement grave, feutré, presque rassurant. Les abeilles vivaient encore. Elles ne dormaient pas, pas vraiment. Elles attendaient. Elles résistaient. Blotties, battant des ailes pour maintenir la chaleur, nourries par le miel amassé au prix de tout un été. Elles luttaient en silence, sans se plaindre. Il y eut un pincement en lui, furtif. Ce qu’il s’apprêtait à faire n’était pas un jeu. C’était plus qu’une ruse ; une blessure réelle, une agression contre quelque chose de paisible, de patient, de résilient.

Il resta là un moment, la main posée sur la ruche, les doigts frémissants. Puis il passa à la suivante.

Celle-là était froide. Glacée même.

Il frappa doucement du doigt. Rien. Pas de vibration. Pas de souffle. Juste un vide. Il entrouvrit la petite trappe à l’avant. Une odeur sèche, fade, un peu rance. À l’intérieur, des alvéoles effondrées, noircies. Des cadavres figés dans la cire. Pas beaucoup. L’essaim n’avait pas tenu. Peut-être la faim. Peut-être l’humidité. Peut-être rien de tout ça. Peut-être simplement la fatalité. Le cœur de François se serra, sans qu’il sache trop pourquoi. Il referma la trappe, lentement.

Quelques minutes plus tard, François s’attardait sur la dernière ruche. Son souffle formait encore des volutes dans l’air, et la sueur perlait sur ses tempes, malgré le froid. Il avait achevé son travail : chaque ruche, sans exception, était désormais cernée par un petit nid de paille sèche, soigneusement disposé autour du socle, savamment reliés entre eux. Un vrai réseau inflammable, prêt à s’embraser. Il avait même coincé des moitiés de bottins entre certaines ruches proches, pour que le feu se propage mieux, plus vite, plus loin.

Il s’essuya les paumes sur sa tunique, jeta un dernier regard aux alignements de dômes silencieux, à son montage improvisé. Ça avait presque l’air paisible, presque sacré. Comme un temple profondément endormi. Il entendit alors le ploc discret d’une barque heurtant doucement la rive, suivi d’un chuchotement aigu :

« François ! C’est bon, j’ai tout. Faut y aller. »

C’était Hroar. Il l’attendait en bas, caché derrière les roseaux, probablement déjà prêt à fuir. François ferma les yeux une seconde, parcouru d’un long frisson qui n’était pas seulement dû au froid. Il leva les mains et laissa la magie affluer.

« Désolé, les filles… » murmura-t-il.

Les flammes jaillirent de ses paumes avec une vigueur presque fiévreuse. Il les projeta vers les premiers tas de paille, les doigts écartés comme pour mieux les enflammer. Le feu prit immédiatement, crépitant avec un bruit sec et affamé. François recula d’un pas, puis se mit à courir, longeant les lignes de ruches, jetant ses flammes à gauche, à droite, encore, encore, jusqu’à ce que ses bras lui semblent plus lourds que du plomb.

Il haletait, la gorge sèche, les yeux piquants. Chaque souffle de magie était plus douloureux à faire sortir que le précédent, mais il continuait. Ruche après ruche, par lignes entières. Le feu grignotait tout. La paille s’enflammait en éclairs vifs, projetant des braises dans le vent. Les dômes s’embrasaient un à un, leurs contours dansant dans la nuit comme des lanternes funèbres.

Le silence de la nuit avait laissé place au crépitement du feu. Puis… un frémissement. Un grondement étrange, diffus, animal. Un bourdonnement, d’abord discret, comme un chœur étouffé, qui s’amplifiait. Les premières abeilles s’échappèrent, voletant en tous sens, désorientées, volant à basse altitude comme ivres de chaleur. François sentit l’air vibrer autour de lui, comme si le ciel lui-même se mettait à trembler.

Le feu avait commencé à mordre le bois. Il entendait les craquements secs des ruches qui cédaient, l’odeur âcre du miel chauffé, sucré, écœurant. Des filaments de cire fondue coulaient le long des ruches comme des larmes jaunes. Et autour, le bruit… Ce n’était plus un simple bourdonnement, c’était une clameur. Un cri sourd, en boucle, battant contre ses tempes.

Puis elles surgirent.

Une nuée noire, épaisse, jaillit d’un dôme en flammes comme une colonne de fumée vivante. Les abeilles tourbillonnaient, ivres de panique, de douleur, d’instinct de survie. François jura et recula brusquement. Une piqûre sèche lui transperça la nuque. Il poussa un cri, tapa dans le vide. Une autre lui frappa la joue, une troisième se planta dans son poignet.

Il se replia à grandes enjambées, titubant presque. La chaleur irradiait sur son dos tandis qu’il se ruait vers la rive, les bras encore picotant de magie, la tête enserrée de fatigue mentale. Les flammes léchaient les ballots, puis les ruches, puis les airs eux-mêmes, comme si le feu avait faim de tout.

« François, grouille ! » chuchota Hroar avec une angoisse mal contenue.

Le garçon jaillit du fourré et bondit dans la barque, manquant de chavirer. L’embarcation tangua sous leur poids, grinça, mais tint bon. Hroar, au fond, attrapa aussitôt ses rames, bientôt imité par François. Ce dernier, souquant ferme, haletant sous l’effort, leva les yeux vers l’île qui commençait à s’éloigner.

Et là, il vit.

Les flammes avaient englouti les ruches avec la voracité d’un animal libéré. Le foin crépitait, explosait en gerbes de lumière. Mais surtout, le feu avait sauté. Les petits tas de paille qu’il avait placés soigneusement avaient propagé les flammes d’une ruche à l’autre… puis à une haie voisine. Les arbustes, secs et fragiles, s’étaient embrasés comme des flambeaux. Et au-delà, des buissons. Puis un arbre. Et un autre. Un frisson remonta l’échine de François. Le vent devait servir d’excuse pour justifier l’embrasement de toutes les ruches, mais ce vent s’était réellement levé au pire moment, poussant les flammes vers la lisière boisée, où la sécheresse automnale présentait au feu une nouvelle offrande.

« Oh non, non ! Merde !… » souffla-t-il.

« Quoi ? Qu’est-ce qu’y a encore ? » fit Hroar en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Puis ses yeux s’écarquillèrent. « Mais t’es cinglé ?! T’as tout cramé ! C’était que trois ruches, trois ! T’as foutu le feu à tout le domaine !

— Chut ! Rame, rame plus vite ! » coupa François en se mettant à pagayer avec frénésie.

Derrière eux, le silence de la nuit avait cédé place au chaos. Des cris éclataient dans l’obscurité. Des torches s’agitaient près des bâtiments, des silhouettes couraient entre les ombres, hurlant des ordres, appelant à l’eau, à l’aide, à l’arrêt de cette folie. Mais le feu avait déjà une longueur d’avance. Il bondissait de branche en branche, illuminant la cime des arbres d’une lumière rouge et or, qui se reflétait dans les eaux noires du lac.

Au loin, François fixait le rivage en feu, blême. Il avait voulu faire un coup d’éclat, pas… pas ça. Ce n’était plus un sabotage, c’était une mise à sac. Il ferma les yeux, serra les dents.

« Y avait… y avait du vent, c’est tout, OK ? Je savais pas. J’avais pas prévu…

— T’avais pas prévu ? T’avais pas prévu que LE FEU, ÇA BRÛLE ?!, explosa Hroar en tapant sur l’eau avec sa rame comme un possédé. On va se faire découper en petits morceaux !

— Chut ! Moins fort ! Tu vas nous faire repérer ! » siffla François, le souffle court. Il jetait des regards paniqués autour d’eux, guettant des silhouettes sur l’île qui s’affairaient, sans grand succès, à contenir les dégâts. Peut-être des gardes les avaient-ils repérés… Mais rien. Juste le clapotis de l’eau et l’écho des flammes qui rugissaient de plus en plus loin, comme un géant en colère.

La barque fendait les flots noirs, s’éloignant de l’île enflammée. Le froid leur cinglait le visage, et pourtant, leurs dos ruisselaient de sueur. Ils finirent par atteindre les abords du port de Faillaise, là où le lac devient canal et glisse doucement sous les pontons de bois. Là, dissimulés par l’ombre d’un quai abandonné, ils tirèrent la barque à l’écart, tremblants, les bras engourdis.

Ils levèrent alors les yeux. Le spectacle était impossible à ignorer.

Même depuis la ville, même dans l’obscurité, le brasier illuminait l’horizon. Une nappe rougeoyante s’étendait au-dessus des arbres du domaine du Lumidor, jetant sur les toits de Faillaise une lumière malsaine, presque irréelle. De leur cachette, les garçons voyaient les reflets du feu danser sur les vitres des maisons. Les arbres eux-mêmes s’agitaient, pris dans les courants chauds, comme s’ils tentaient en vain de se soustraire à l’incendie.

« On nous avait dit pas plus de trois ruches, François… » murmura Hroar, encore haletant. Il n’avait même plus la force d’être en colère.

François, figé, se passa une main sur le visage.

« C’est le vent, d’accord ? J’avais pas pensé au vent… »

Il n’avait jamais eu l’intention de tout brûler. Juste les ruches. Juste assez pour que Maven perde momentanément son approvisionnement. Mais là… là, même les arbres rendaient l’âme dans des cris de sève bouillante. Même lui, il trouvait ça trop.

« Viens, faut aller donner le contenu du coffre. Et surtout… pas un mot de ce qu’on a vu. On dira que c’était le vent. Que c’est pas de notre faute. Qu’on était déjà parti. Que ça c’est propagé tout seul. »

Hroar ne répondit pas. Il le suivit, silencieux, les yeux encore rivés à l’horizon rouge. Au fond, il y avait quelque chose d’effrayant chez François, ce soir. Quelque chose qu’il ne savait pas nommer. Un mélange de fierté, de peur… et d’enthousiasme.

Ils avaient voulu devenir des voleurs, des agents de l’ombre. Mais ce soir-là, leur brasier illuminait jusqu’à la ville.

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