Orgueil, préjugés et Vulcains
En relisant et en reprenant cette fic, je me dis que j'aurais aussi bien pu l'appeler "Orgueil et préjugés"...
La deuxième fois, ce fut le hasard le plus complet qui les fit se croiser au détour d’un couloir.
Spock n’avait jamais apprécié les hôpitaux, mais puisque son médecin habituel semblait l’avoir définitivement rayé de la liste de ses patients en même temps qu’il lui avait ôté son amitié, et que les choses n’allaient pas en s’améliorant, il s’était résolu à s’adresser à quelqu’un d’autre que le docteur McCoy. C’était la seule solution logique à un problème qui l’occupait depuis presque trois semaines et qui, s’il s’aggravait, risquait de compromettre sérieusement ses travaux scientifiques. Il avait, deux jours auparavant, été victime d’un malaise en plein laboratoire, et se demandait encore comment il était parvenu à le dissimuler aux yeux de ses six assistants. Une chose était certaine, si cela se reproduisait, il serait incapable de renouveler cet exploit.
Il avait donc pris rendez-vous, avec une réticence presque humaine, avec un certain docteur Fitzgerald, la cinquantaine, presque chauve, excessivement nerveux, qui semblait à la fois stupéfait et intimidé de se retrouver face à un patient si atypique. Il procéda aux examens standards, se plongea dans le dossier médical du Vulcain, se gratta la tête, se mordit les lèvres et finit par avouer qu’il ne voyait absolument pas où pouvait bien se situer le problème.
– Quand vos symptômes ont-ils commencé exactement ? demanda Fitzgerald.
– Il y a 18,76 jours, répondit Spock sans une hésitation.
– Est-ce que vous avez… euh… vécu une situation particulièrement… stressante correspondant à cette date ? demanda le médecin sur un ton profondément embarrassé.
Spock, qui était en train de remettre ses chaussures, se redressa et leva un sourcil incrédule. Il n’était pas dans les mœurs médicales de demander à un Vulcain quoi que ce fût au sujet de ses émotions ou de sa vie privée. Le protocole hospitalier variait plus ou moins en fonction de l’espèce, et il était absolument certain que cette question ne faisait pas partie du paragraphe concernant les Vulcains. Le docteur Fitzgerald se répandit en excuses, que Spock arrêta d’un geste. Après tout, il n’existait pas de protocole pour les hybrides, malgré les demandes répétées du docteur McCoy en ce sens (il avait même, quelques années auparavant, insulté l’amiral Noguera parce que la configuration de l’infirmerie de la nouvelle Enterprise-A ne lui permettait pas de soigner correctement le premier officier et que le haut commandement avait décrété que « pour un seul spécimen, de telles adaptations n’étaient pas exigibles » – inutile de dire que Leonard avait pris plaisir à répondre de façon imagée, décrétant que Spock en valait cent comme lui, tout amiral qu’il fût). [1]
– … M. Spock ?
Le Vulcain ouvrit les yeux, surpris de constater qu’il était allongé sur le lit médical alors qu’un instant auparavant, il en était certain, il était debout, une chaussure à la main. Le médecin, juste à côté de lui, regardait l’écran de son tricordeur avec une certaine perplexité.
– Les constantes sont parfaitement normales, sauf pour ce qui est de la pression cardiaque, expliqua Spock obligeamment après un bref coup d’œil à l’appareil.
Fitzgerald hocha la tête, comme si le brusque vertige qui venait d’assaillir son patient confirmait son diagnostic. Syndrome d’épuisement professionnel. Les mots prononcés semblaient presque l’agresser physiquement. Le médecin se répandit en précautions oratoires. Bien sûr, c’était quelque chose de hautement improbable pour un Vulcain, presque impensable, mais c’était la seule solution qu’il entrevoyait pour l’instant… Cependant, peut-être qu’un examen plus poussé révélerait…
Spock hocha la tête, le remercia, se redressa prudemment sur le lit, enfila, sans se pencher trop brutalement en avant, sa deuxième chaussure qui gisait, abandonnée, au pied du lit, et quitta la pièce sans que le docteur Fitzgerald ne cherche à le retenir.
C’était en effet impensable pour un Vulcain, mais, on le lui avait suffisamment répété, il n’était pas seulement Vulcain. Il lui fallait se résigner à ses faiblesses typiquement humaines. Après la mort de Jim, incapable de rester chez lui sans rien faire, Spock s’était jeté à corps perdu dans un travail qui n’avait cependant plus grand sens pour lui. Il avait réussi à se persuader qu’il s’agissait d’une réaction parfaitement logique, et ne s’était pas posé davantage de questions, remettant toujours au lendemain une méditation poussée qui lui eût permis d’être attentif aux avertissements que lui envoyait son propre corps. Durant les 4,97 mois qui avaient suivi la mort de Jim, il était rentré dormir chez lui treize nuits seulement, préférant rester au laboratoire jusqu’à épuisement total, se reposant sur sa résistance vulcaine qui lui permettait de tenir le coup malgré plusieurs semaines sans sommeil.
Il avait déjà fait cela, il y avait bien longtemps, une fois où ils avaient cru Kirk mort et où le commandement de l’Enterprise lui était échu…
Voilà mon diagnostic : épuisement total dû au surmenage et à la culpabilité. Je vous ordonne de vous reposer, et si je dois appeler la sécurité pour vous y contraindre, je le ferai. [2]
Sa vision s’obscurcit de nouveau, et, au détour d’un couloir, il heurta de plein fouet quelqu’un qui arrivait dans le sens inverse. L’homme, avec un juron, s’accrocha au bras du Vulcain pour ne pas tomber.
– Vous ne pouvez pas faire attention, non ? maugréa l’homme, avant de lever les yeux vers son interlocuteur.
Spock se raidit malgré lui. Ses boucliers mentaux, affaiblis par sa condition physique, n’étaient pas préparés à une confrontation avec le docteur McCoy. Ils ne s’étaient pas vus depuis cette soirée mémorable, trois jours après la mort de Jim, durant laquelle le médecin lui avait fait comprendre, de façon peu aimable mais efficace, qu’il ne souhaitait plus jamais avoir affaire avec lui. Le Vulcain avait laissé de côté cette pensée, décidant qu’il serait toujours temps, lorsqu’il serait plus fort mentalement, de l’examiner logiquement au cours d’une méditation.
Cinq mois avaient passé, et il continuait à repousser le moment où il lui faudrait regarder la vérité en face.
– Spock ? s’étrangla Leonard en le reconnaissant (il lâcha aussitôt son bras et croisa les siens). Mais qu’est-ce que vous fichez là ?
Le Vulcain se redressa et croisa les mains dans son dos, dans une posture militaire qu’il adoptait généralement lorsqu’il cherchait à regagner le contrôle sur lui-même.
– Je pourrais vous poser la même question.
– Oh, je m’occupe, répondit évasivement le médecin. Je n’ai pas totalement laissé tomber la recherche, figurez-vous. Et vous ? Vous avez une tête à faire peur, vous savez ça ? Je veux dire, plus que d’habitude ! [3]
Spock laissa son regard se poser sur le visage aux traits tirés de son interlocuteur, notant les lèvres exsangues, les joues émaciées, les yeux brillants, la pâleur légèrement jaunâtre de la peau.
– Il ne me semble pas que vous soyez au mieux de votre forme non plus.
Il faillit ajouter « De plus, n’aviez-vous pas décidé que nous irions dorénavant chacun de notre côté, sans nous préoccuper l’un de l’autre ? », mais se retint. A quoi bon les sarcasmes à présent ?
McCoy haussa les épaules avec désinvolture.
– Que voulez-vous, je ne rajeunis pas. J’ai presque soixante-dix ans, ce qui, pour un humain, commence à faire. Mais vous, vous n’êtes pas si vieux – si j’ai bonne mémoire, vous avez trois ans de moins que moi, et en plus vous êtes Vulcain ! [4] Qu’est-ce qui vous arrive ? Pourquoi êtes-vous ici ?
Spock avait toujours eu beaucoup de difficultés à lire, sur leur visage et dans leur attitude, les émotions des humains qui l’entouraient (Jim avait coutume de dire qu’il s’agissait de l’un de ces rares « superpouvoirs » pour une fois réservés aux hommes et non aux Vulcains). Il devait donc probablement imaginer l’appréhension au fond des yeux du médecin.
– Rien de grave, s’entendit-il répondre. Une légère indisposition.
– Merde, Spock, s’énerva McCoy, vous pouvez bien me dire !
Le Vulcain regarda pendant un instant le visage de l’homme qui avait été (du moins l’avait-il cru) son ami pendant près de vingt-huit ans et fut saisi d’une brusque envie de tout lui raconter. Les insomnies qui l’obligeaient à s’épuiser pour parvenir à s’endormir enfin, après des heures passées, immobile dans son lit, à essayer en vain de faire le tri dans ses pensées, les troubles de la concentration qui avaient suivi, les maux de têtes et nausées de plus en plus fréquentes qui l’empêchaient de méditer, les vertiges dont la fréquence avait insidieusement augmenté au fil des semaines, au point d’envahir dangereusement son quotidien. Après tout, McCoy était un excellent médecin. Peut-être lui proposerait-il un diagnostic un peu plus précis que celui du docteur Fitzgerald. Un diagnostic un peu plus vulcain qu’un « syndrome d’épuisement professionnel »…
Regardons les choses en face. On se supportait l’un l’autre parce que Jim était avec nous – entre nous. Maintenant qu’il n’est plus là, quelle raison aurions-nous de continuer à nous voir ? Je ne suis pas certain que ça soit une bonne chose de faire semblant de s’apprécier.
– Je ne crois pas que cela vous regarde réellement, répliqua-t-il finalement en s’efforçant de bannir de sa voix toute nuance susceptible de trahir l’intense sentiment de perte qu’il éprouvait en prononçant ces mots. Il n’est pas utile de faire semblant de vous préoccuper de mon état de santé.
Le médecin pâlit, et, pendant un instant, fixa Spock comme s’il allait le gifler. Au lieu de cela, il prit une profonde inspiration, hocha la tête de haut en bas à plusieurs reprises avec une petite moue dégoûtée, et, pour finir, contourna le Vulcain pour poursuivre sa route comme s’ils ne s’étaient jamais croisés.
Spock, de son côté, demeura quelques instants immobile, prenant le temps de renforcer ses boucliers mentaux avant de reprendre à pas lents le chemin de son appartement.
Chez lui l’attendait un message d’Uhura, qui ressemblait à tous les messages qu’elle lui avait laissés depuis la mort de Jim : elle voulait juste prendre de ses nouvelles, mais il n’était jamais là lorsqu’elle passait le voir. Elle voulait savoir comment il allait, s’il avait besoin de quoi que ce soit, quand ils pourraient enfin aller prendre un café ensemble. Chekov, Sulu et Scotty lui avaient également laissé, régulièrement, des messages de ce genre. Touché par l’attention de ses anciens coéquipiers, il avait répondu à tous, de façon maladroite, totalement vulcaine, en déclinant fermement toutes leurs invitations. Cela ne les avait pas empêchés de revenir à la charge. Il comprenait, il appréciait leur sollicitude, mais demeurait peu désireux de les voir – ou, peut-être, peu désireux d’être vu alors que le contrôle de sa vie lui échappait si visiblement.
Il rédigea donc une longue réponse dans laquelle il donnait à Uhura de ses nouvelles (sans mentir, mais sans trop en dire non plus), décrivait ses travaux en cours et reportait à une date ultérieure et indéterminée un éventuel rendez-vous. Puis il s’installa sur son tapis de méditation et s’efforça de basculer dans le Wh’ltri. Dans le meilleur des cas, il parvenait à maintenir sa concentration pendant une heure environ, avant de sentir la tête lui tourner et d’avoir besoin de s’allonger, mais cette fois, il n’arriva même pas à entrer dans un état méditatif léger.
Une phrase dansait dans sa tête. Une toute petite phrase, insignifiante.
Je n’ai pas totalement laissé tomber la recherche, figurez-vous.
L’idée que le docteur McCoy avait réagi comme lui, se réfugiant dans le travail afin d’oublier la perte qu’ils avaient subie, lui avait évidemment traversé l’esprit. Après tout, c’était la chose logique à faire. Essayer de chasser une pensée par une autre. Sa présence à l’hôpital eût alors été parfaitement cohérente. Mais Leonard n’était pas un être de logique, bien au contraire. Il réagissait toujours émotionnellement. Les probabilités pour qu’il se fût remis au travail étaient d’environ 4,33 sur 100.
Spock se releva et revint s’installer devant son ordinateur, acceptant sa défaite.
Il ne lui fallut que quelques minutes pour trouver ce qu’il cherchait : la liste du personnel retraité de Starfleet autorisé à utiliser les laboratoires de l’hôpital du campus pour des recherches médicales.
Comme il s’y attendait, il n’y avait pas trace d’un Leonard H. McCoy.
La prochaine étape de son investigation s’annonçait légèrement moins légale, légèrement moins morale, et totalement non-vulcaine. Cependant, il n’hésita pas. Il avait, quinze années auparavant, participé à l’élaboration des défenses informatiques de l’ensemble du campus. Si sa mémoire ne lui faisait pas défaut – et, heureusement, elle n’avait pas été affectée par la dégradation générale de son état de santé – il ne lui faudrait pas longtemps pour mettre la main sur le dossier médical du docteur McCoy.
Dix minutes après, le Vulcain parcourait du regard les dernières lignes dudit dossier. L’ancien médecin en chef de l’Enterprise avait été admis à l’hôpital deux jours auparavant pour insuffisance hépatique et rénale, après une violente colique néphrétique qui l’avait conduit droit aux urgences. Des complications avaient été diagnostiquées et il devait être opéré le lendemain.
Rien de rassurant dans ce dossier, songea Spock alors qu’il effaçait soigneusement toute trace de son passage dans le système informatique du campus. Peut-être pourrait-il appeler discrètement le chirurgien en charge de l’opération, peut-être pourrait-il repasser à l’hôpital le lendemain sous un prétexte quelconque, peut-être…
Au moins, la mort de Jim aura eu ça de bon : je serai débarrassé de votre présence définitivement !
Spock ferma les yeux, ravalant une nausée particulièrement violente.
Les problèmes de santé du docteur McCoy ne le regardaient pas – ne le regardaient plus. Et ne le regarderaient plus jamais.
Il ne dormit pas cette nuit-là.
[1] Rien de tout ça n’est vraiment canon, mais j’ai du mal à comprendre comment McCoy parvient à soigner Spock alors que les machines ne sont visiblement pas calibrées pour lui (le cœur d’un Vulcain est à 260 bpm en temps normal, par exemple). Alors, dans mon petit canon mental, il a procédé à quelques ajustements dans l’infirmerie de l’Enterprise pour pouvoir s’occuper au mieux de tous ses patients.
[2] Cette citation est tirée de l’épisode « The paradise syndrome » (celui dans lequel Kirk perd la mémoire et va vivre avec des aliens / Indiens d’Amérique). Apparemment, les Vulcains peuvent rester plusieurs semaines sans manger ni dormir, mais j’imagine qu’au bout d’un moment, ça finir quand même par les affecter physiquement…
[3] Pour les fans de Kaamelott, « Vous croyez qu’on peut s’en servir pour coller les miquettes aux barbares ? » (OK, je sors.)
[4] Canon. McCoy est le plus âgé du trio (il a 38 ans au début de la première mission de l’Enterprise alors que Spock en a 35 et Kirk 32). Dans cette histoire, on est en 2293 ou 2294, McCoy a donc environ 67 ans et Spock 64.