Orgueil, préjugés et Vulcains
Bon, ben je vais finir par migrer toutes mes fics ici, donc voici le premier chapitre, revu et corrigé, d’une fic écrite il y a sept ans – une des premières fics TOS que j’ai jamais écrites, à un moment où j’avais besoin d’extérioriser des trucs moyennement sympa dans ma vie. Sur ff fr, il n’y a pas « Angst » comme catégorie, mais c’est très clairement ce à quoi ça ressemble le plus. Je n'ai pas mis rating assez élevé pour rien, car j'aborde dans ce texte des thèmes assez durs tels que le deuil et l'autodestruction. Je voulais raconter les mois qui ont suivi la mort de Kirk (dans Generations, même si techniquement je sais qu’il n’est pas vraiment mort, mais il l’est pour Spock et McCoy) et combien ça a été difficile pour les deux survivants.
J’envisage la relation du trio comme allant au-delà de la « simple » amitié, sans jamais aller jusqu’au slash. Ils son trop co-dependants pour que ce soit totalement sain. A aucun moment aucun d’entre eux n’a une relation amoureuse qui dépasse l’épisode en cours (et après la série, on dirait bien que c’est toujours le cas). Je pense qu’ils ont vécu ensemble des trucs tellement forts que ça transcende à peu près tout le reste et que toutes les autres relations leur paraissent fades en comparaison. (Canon personnel, je ne demande à personne de me suivre dans mes délires, mais si vous lisez cette histoire, c’est là-dessus que je me fonde.) Vivre sans Kirk, dans ces conditions, est presque impossible pour Spock comme pour McCoy… Cette histoire est un 5 + 1, qu’on pourrait résumer par « 5 fois où Spock et McCoy ont essayé de communiquer après la mort de Kirk, et 1 fois où ils ont enfin réussi ».
Je traîne après moi trop d'échecs et de mécomptes
J'ai la méchanceté d'un homme qui se noie
Toute l'amertume de la mer me remonte
Il me faut me prouver toujours je ne sais quoi
Et tant pis qui j'écrase et tant pis qui je broie
Il me faut prendre ma revanche sur la honte
Ne puis je donner de la douleur Tourmenter
N'ai-je pas à mon tour le droit d'être féroce
N'ai-je pas à mon tour droit à la cruauté
Ah faire un mal pareil aux brisures de l'os
Ne puis je avoir sur autrui ce pouvoir atroce
N'ai-je pas assez souffert assez sangloté
(Louis Aragon, Le Roman inachevé)
La première fois, Spock s’était présenté chez McCoy. De lui-même, quelques jours après la cérémonie en l’honneur de Jim – 3,45 jours après très exactement. Un chiffre que le médecin avait malgré lui retenu par la suite, après s’être pendant des années moqué du Vulcain, de son sens inné du temps et de son obsession maladive pour ce genre de précisions sans intérêt.
Après l’annonce de sa mort, l’ancien équipage de l’Enterprise s’était réuni pour un dernier hommage à leur capitaine décédé. Son corps n’avait pas été retrouvé, mais le haut commandement de Starfleet s’était généreusement fendu d’une plaque, dans le petit cimetière réservé aux officiers, agrémentée d’un discours pompeux dont McCoy n’avait pas écouté un traître mot. Il était reconnaissant à Uhura de l’avoir soutenu durant la cérémonie – sinon, il était certain qu’il se serait effondré avant la fin.
Il pleuvait à verse, comme si le ciel avait décidé de verser pour lui les larmes qu’il se savait incapable de laisser couler.
Lorsque l’interminable discours d’une inanité abyssale s’était enfin achevé, certains membres de l’équipage s’étaient recueillis un bref instant devant la tombe vide, avant de quitter le cimetière à pas plus ou moins lents pour reprendre le cours de leur vie.
Six d’entre eux étaient restés. Debout, immobiles, sous la pluie. Aucun d’entre eux n’avait prononcé un seul mot, personne n’avait apporté aux autres la tentative maladroite d’un réconfort inutile. Après, peut-être, viendrait le temps de la consolation. Pour l’instant, seul le silence leur semblait supportable.
Sulu et Chekov étaient partis les premiers, suivis peu de temps après par Scotty. Bien qu’il eût affirmé à Uhura qu’elle pouvait partir et le laisser seul, elle avait refusé de lâcher le bras de Leonard et était resté avec lui. A côté d’eux, Spock, hiératique, enveloppé dans son immense cape noire, ressemblait davantage à une statue qu’à un être vivant, humain ou vulcain. Et lorsqu’enfin McCoy ne s’était plus senti capable de tenir debout, il s’était détourné sans un mot, sans un regard pour Spock.
Uhura l’avait raccompagné chez lui – ce pour quoi il lui était également reconnaissant, car il n’était pas certain de parvenir à rentrer seul. Inquiète, elle lui avait même proposé de rester avec lui ce soir-là (et il devait vraiment avoir une mine épouvantable pour qu’elle insiste de la sorte), mais il avait décliné l’offre. Il avait besoin d’être seul, avait-il expliqué en essayant de sourire. Bien sûr qu’il s’en sortirait, pour qui le prenait-elle ? Oui, évidemment, il l’appellerait le lendemain pour lui dire comment il allait.
Il l’avait appelée le lendemain, comme promis, et il lui avait menti en affirmant qu’il avait dormi et qu’il allait très bien. Il savait qu’elle n’était pas dupe (celui qui parviendrait à berner Nyota Uhura n’était pas encore né), mais elle eut la gentillesse et le tact de ne pas insister. Pour le moment du moins. Il ne doutait pas un seul instant qu’elle reviendrait à la charge quelques jours plus tard.
Comment pouvait-il aller bien alors que Jim était mort – mort soudainement, brutalement, sans un au revoir ?
Bones, qui avait fait des études de psychologie, connaissait par cœur les étapes du deuil, et il avait l’impression d’être directement passé, en l’espace de quelques instants, du déni à la colère. Une colère aveugle qu’il avait tout naturellement retournée contre lui-même, n’ayant personne sous la main à insulter ou à frapper. Après les récriminations culpabilisantes d’usage (bien sûr, il aurait dû se trouver à côté de Jim lorsque l’Enterprise avait explosé, bien sûr, il aurait dû vérifier lui-même les moindres recoins du vaisseau, il aurait dû prévoir la catastrophe – comment ? lui demandait la partie rationnelle de son esprit, mais il lui enjoignait alors de se taire – il aurait dû, il aurait dû, mais il n’avait pas, et Jim était mort, et lui était encore en vie), il était passé à l’étape supérieure de l’autodestruction.
Il avait sorti quelques bouteilles.
Il en était à la septième (en 3,45 jours, étant donné qu’aucune d’entre elles n’indiquaient un niveau d’alcool inférieur à vingt-six degrés, c’était plutôt beaucoup, même pour lui, et son corps n’avait plus vraiment l’habitude – parce qu’en plus de toute la merde qu’était sa vie depuis trois jours, il continuait à vieillir inexorablement) lorsqu’on sonna à la porte.
McCoy, surpris, se leva par réflexe, un peu précipitamment peut-être, et sentit immédiatement sa tête tourner. Il s’appuya sur le dossier d’un fauteuil et considéra d’un œil perplexe et critique l’état de son salon. Est-ce qu’il avait vraiment passé les trois derniers jours à demi allongé sur son canapé, sans se lever, si ce n’est pour aller chercher une autre bouteille (ou, de temps à autre, se vider la vessie) ? Est-ce qu’il avait dormi là ? Oublié de manger ? Est-ce qu’il était tombé si bas si vite ?
Décidant que les réponses à ces déprimantes questions pouvaient attendre, il respira profondément et, en se tenant aux murs pour ne pas tomber (le sol tanguait sous ses pieds, et même si les murs tanguaient aussi, ils semblaient un peu plus stables), parvint à se traîner péniblement jusqu’à la porte d’entrée de son appartement. Il l’ouvrit et tomba nez à nez avec Spock.
Leonard, étonnamment, ne s’attendait absolument pas à une telle visite, et la vue du Vulcain, aussi droit et rigide que jamais, lui fit l’effet d’un électrochoc. Il se redressa, essaya de paraître moins saoul qu’il ne l’était réellement, de maîtriser le léger tremblement de ses mains, mais 3,45 jours à boire tout seul en se lamentant sur l’injustice de la mort n’était pas vraiment le meilleur moyen pour avoir l’air en forme, et le coup d’œil scrutateur (et désapprobateur) que lui jeta Spock lui fit comprendre qu’il devait vraiment avoir l’air pitoyable.
Il remarqua alors que les vêtements du nouveau venus – les mêmes que ceux qu’il portait à l’enterrement de Jim –, tout comme ses cheveux, ruisselaient d’eau, comme si Spock venait de plonger tout habillé dans une piscine. Ce qui était stupide. Il devait y avoir une autre explication. McCoy jeta un coup d’œil surpris par la fenêtre. Il ne pleuvait pas, mais il avait plu le matin même, et la veille. Et peut-être aussi l’avant-veille.
– Puis-je me permettre d’entrer, docteur ? demanda Spock de sa voix la plus neutre possible, celle qu’il utilisait généralement pour dissimuler un grand trouble intérieur.
Bones ne répondit rien, mais s’effaça pour le laisser entrer. Le Vulcain passa devant lui et accrocha au porte-manteau sa longue cape noire. L’uniforme qu’il portait était également trempé. Il n’y avait qu’une conclusion possible…
– Ne me dites pas que vous êtes resté pendant trois jours devant cette foutue tombe ? s’écria le médecin en faisant un effort considérable pour marcher vers le salon tout en articulant une suite de mots logique (deux actions qui, séparément, requéraient déjà toute sa concentration, et qui, ensemble, relevaient de l’exploit).
– 3,45 jours, rectifia sèchement Spock. J’avais besoin de méditer.
– De méditer sous la flotte ? explosa McCoy, à la fois exaspéré par la vulcanité du nouveau venu et ravi de pouvoir soulager sa colère sur une cible autre que lui-même. Vous êtes complètement con, Spock. Vous ne pouviez pas méditer chez vous ? Il fallait absolument que vous restiez dehors en plein mois de novembre ? Vous allez choper la crève, c’est tout ce que vous allez réussir à faire.
Il fit quelques pas, attrapant au passage la manche dégoulinante du Vulcain.
– Venez par là que je vous examine.
C’était plus fort que lui : malgré l’alcool, il était déjà passé en mode professionnel. Il savait déjà ce qu’allait lui répondre son interlocuteur, et cette prévisibilité le rassurait. C’était comme si tout l’univers n’avait pas explosé finalement, comme s’il restait un petit quelque chose auquel il pourrait se raccrocher.
– Docteur, déclara Spock en se dégageant de l’emprise du médecin sans brusquerie, mais fermement, vous n’êtes pas sans savoir que les Vulcains sont immunisés contre toutes les maladies virales…
– Franchement, le coupa Bones, continuant le ballet bien rôdé de leur duo, qu’ils avaient mis près de trente ans à perfectionner, vous devriez changer un peu de disque de temps en temps. Mais d’accord, d’accord, mettons que je n’ai rien dit, vous allez très bien, vous êtes parfaitement fonctionnel, entendu. Et puis de toute façon, ce n’est plus mon problème, je ne suis plus médecin, après tout. Vous voulez boire quelque chose ?
Les yeux de Spock errèrent dans la pièce pour se poser sur les cadavres de bouteilles qui jonchaient la petite table en verre.
– Je sais ce que vous pensez, mais en cherchant bien, je dois réussir à trouver du thé pas trop périmé quelque part.
– Un thé sera parfait, répondit le Vulcain.
Après l’étape piques et sarcasmes, ils entraient dans la phase plus polie et conventionnelle de leur duo. Bien sûr que McCoy avait du thé – il avait toujours du thé au cas où Spock passe le voir (parce qu’en plus d’être chiant, Spock ne buvait de l’alcool qu’une fois tous les dix ans). Et ce dernier le savait pertinemment. Leonard, s’appuyant le plus discrètement possible aux meubles, parvint sans dommages jusqu’à la cuisine malgré le marteau qui s’appliquait à lui déformer le crâne et les vagues acides qui remontaient de son estomac dans sa gorge. Il réussit miraculeusement à emplir la bouilloire sans renverser une seule goutte d’eau, et se retourna triomphalement vers son invité impromptu, un pot empli de thé à la main (le préféré de Spock). Le Vulcain acquiesça avec un hochement de tête poli.
– Docteur, vous serait-il possible d’augmenter légèrement la température de votre appartement ?
Bones le dévisagea avec suspicion. Les lèvres de Spock, remarqua-t-il pour la première fois depuis qu’il était entré, étaient presque bleues (ou vertes ?) de froid.
– Ecoutez, c’est ridicule, s’emporta-t-il (une autre phase parfaitement rituelle, qu’ils maîtrisaient à la perfection à chaque fois que Spock devait se présenter à l’infirmerie et refusait de se laisser examiner), vous êtes trempé jusqu’aux os et complètement gelé. Vous allez tomber malade et après ce sera encore à moi de réparer les dégâts. Vous avez pensé à ce que va dire Jim…
Spock recula d’un pas, comme physiquement atteint, et McCoy, brusquement interrompu dans sa tirade, eut l’impression d’avoir été giflé par ses propres paroles. Incapable de respirer convenablement, il fit quelques pas vers le salon, chancela, se rattrapa à une chaise et évita de justesse de s’effondrer à terre. Le Vulcain s’approcha, tendit la main pour l’aider à conserver son équilibre, mais le médecin le repoussa et se laissa tomber sur le canapé, où il resta recroquevillé, les yeux clos, sans aucune considération pour sa dignité qui gisait, en miettes, à ses pieds.
Jim était mort, et il ne dirait rien du tout sur l’obstination toute vulcaine de Spock, et il ne le forcerait pas à se plier à une consultation, parce que Jim était mort et qu’il ne reviendrait plus jamais rien leur dire, ni à Spock, ni à lui.
Peut-être Leonard n’avait-il pas vraiment dépassé le stade du déni, après tout.
La voix du Vulcain lui parvint, proche, beaucoup trop proche, légèrement instable, absolument pas vulcaine.
Ce n’était pas ainsi que les choses étaient censées se passer.
– Docteur, vous avez l’air réellement souffrant. Peut-être faudrait-il que vous…
– Non, Spock, non, l’interrompit Bones, la respiration courte.
Il ouvrit les yeux pour constater que le Vulcain s’était penché sur lui, prêt à l’aider si nécessaire, prêt à partager sa douleur, peut-être, pour la première fois de sa vie, prêt à être humain.
Mais ce n’était pas de cela que Leonard avait besoin en ce moment. Il n’était pas prêt à pleurer avec les autres. Il avait besoin de se raccrocher à une apparence de normalité, de faire semblant, encore un peu.
– Vous ne voulez pas que je vous examine, d’accord, mais dans ce cas, vous n’avez pas non plus le droit de vous inquiéter pour moi.
Le Vulcain se redressa, comme offensé à l’idée d’être surpris en flagrant délit d’humanité, et McCoy voulut reprendre le rituel là où ils l’avaient laissé – mais il en était parfaitement incapable à présent. Cette fois, la colère qu’il éprouvait envers l’injustice de la situation ne se contenterait pas d’un peu d’alcool pour être apaisée. Et il avait sous la main un parfait punching-ball…
Leonard n’avait pas voulu qu’Uhura vienne le voir, parce qu’il ne voulait pas prendre le risque de la blesser par des paroles un peu vives. Mais Spock… Spock était Vulcain, après tout. Spock ne ressentait rien, n'est-ce-pas ? En tout cas, il n’arrêtait pas de le répéter. Ça devait être vrai, du moins en partie – après tout, il avait bien passé deux années à se préparer au kolinahr. Ça devait laisser des traces.
Il était injuste que lui-même souffre autant et que cet ordinateur parvienne, de son côté, à mettre à distance la douleur, à méditer devant la tombe de Jim, où son corps n’était même pas.
– Et d’ailleurs, je me demande bien ce que vous foutez ici !
Spock haussa les sourcils et le médecin s’engouffra dans la brèche, soulagé de trouver enfin un exutoire à sa colère.
– Mais oui, Spock, ne prenez pas cet air surpris ! Regardons les choses en face. On se supportait l’un l’autre parce que Jim était avec nous – entre nous. Maintenant qu’il n’est plus là, quelle raison aurions-nous de continuer à nous voir ? Je ne suis pas certain que ça soit une bonne chose de faire semblant de s’apprécier. En tout cas, moi, j’en ai ras-le-bol, je vous le dis tout net. Au moins, la mort de Jim aura eu ça de bon : je serai débarrassé de votre présence définitivement !
Le visage du Vulcain se durcit.
– Dans ce cas, il ne me reste plus qu’à prendre congé.
– C’est ça, c’est ça, ricana McCoy avec un geste négligent de la main en direction du couloir (la partie vaguement cohérente de son esprit lui hurlait de s’aplatir et de demander pardon à Spock pour la tirade atroce qu’il venait de lui offrir en guise de remerciement, mais il ne pouvait pas, il était engagé trop loin, il avait trop mal), et surtout, refermez bien la porte en partant.
Spock hocha la tête, ouvrit la bouche, la referma, se retourna et quitta la pièce sans un mot.
Quelques secondes après, Bones entendit le bruit de la porte qui se refermait, doucement, derrière lui. Il aurait presque préféré qu’il la claque – mais même ainsi, le léger cliquetis métallique avait quelque chose de définitif qui lui coupa le souffle.