Les liaisons épistellaires
2. Connais-toi toi-même
Mon cher ami,
Vous allez peut-être regretter de m’avoir demandé de vous raconter ma vie à bord de l’Enterprise, car il n’y a pas une semaine je vous ai déjà envoyé deux messages coup sur coup, et voilà que je récidive… Pour ne rien vous cacher, vous écrire m’aide à clarifier mes propres idées. Le journal de bord est certes un outil bien pratique pour les missions officielles, mais il est certaines choses que je ne souhaite pas confier à un ordinateur. Par exemple, mon embarras face au sous-officier Janice Rand, qui a été affectée à mon service au début de notre voyage. [1] Bones, je vous jure qu’il ne s’est absolument rien passé entre nous, mais je n’ai pu m’empêcher de remarquer certains regards, certains sourires… et je n’ai pu m’empêcher de les lui rendre. Nous parlions l’autre jour de séduction, et elle me semble ici tellement simple et naturelle… J’ai conscience qu’un capitaine ne doit à aucun prix s’attacher sentimentalement à quelque membre de l’équipage que ce soit et je n’entends pas déroger à cette règle. Cela ne m’empêche pas d’en éprouver quelque peu d’amertume.
Hier, j’ai célébré mon premier mariage à bord. Cette ancienne prérogative me semblait un peu incongrue, mais la cérémonie sobre et l’engagement total des jeunes mariés m’ont ému… et rappelé à quel point une partie de moi souhaiterait parfois être à leur place. Mais passons. Après la cérémonie, j’ai accepté de boire un verre en l’honneur des mariés et je me suis retrouvé à côté du lieutenant-commandant Scott, un homme que j’apprécie beaucoup, totalement dévoué à sa tâche en même temps que profondément humain et empathique, notamment envers les jeunes recrues qu’il forme à l’ingénierie. Il m’a dit quelque chose du style « Alors ça y est, vous aussi, vous êtes mordu, capitaine ? ». Comme je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire, et le souvenir de Janice Rand flottant en arrière-plan de mon esprit, je lui ai demandé ce qu’il entendait par là. Son explication m’a rassuré tout en soulevant en moi de nouvelles questions : selon lui, les officiers supérieurs de Starfleet, en particulier les capitaines et les ingénieurs, ont tendance à éprouver pour « leur » vaisseau une forme de… disons d’affection qui les empêche de nouer des attaches sentimentales réelles. Il semblerait que 88% des capitaines de Starfleet soient célibataires et sans enfants. « Vous finirez par vous considérer comme marié à l’Enterprise, capitaine, a-t-il conclu avec le sourire de supériorité de celui qui sait. Ça vous semble peut-être absurde maintenant, mais vous repenserez un jour à ce que je viens de vous dire et vous vous direz Ah, ce bon vieux Scotty avait raison. Je le vois dans vos yeux, vous êtes mordu. »
La conversation m’a fait sourire, d’autant plus que « ce bon vieux Scotty » me semble le plus « mordu » de nous tous. Il parle de l’Enterprise comme d’une femme – une dame – qu’il faut traiter avec respect, presque avec dévotion, si l’on veut espérer obtenir ses faveurs en retour. Cela dit, en quittant l’assistance pour aller terminer une partie d’échecs que j’avais commencée contre l’ordinateur de bord, alors que je déambulais dans les couloirs du vaisseau, j’ai compris – du moins, je crois – ce qu’il voulait dire. L’Enterprise va être mon unique point de référence fixe durant les quatre ans et demi que durera notre mission, et il en sera de même pour les officiers les plus hauts gradés, qui changent rarement d’affectation en cours de mission. J’ai alors pensé à mon premier officier et je n’ai pu m’empêcher de sourire en l’imaginant nourrir de tendres sentiments pour le vaisseau, sur lequel il a déjà servi pendant onze ans. Onze ans, autant dire un vieux couple ! Au moment où j’essayais de me représenter Spock en train d’entonner une sérénade devant la chambre de distorsion, je suis tombé précisément sur lui – qui, bien évidemment, n’était pas en train de chanter mais tout simplement de rentrer dans sa cabine, voisine de la mienne.
Depuis cinq jours, je mange presque quotidiennement avec Spock, du moins pour le déjeuner. Il est spontanément venu me trouver le lendemain de cette fameuse réunion dans mes quartiers, et s’est installé de lui-même en face de moi alors qu’il mange d’ordinaire en solitaire. Nous avons poursuivi la conversation de la veille et abordé d’autre sujets tout aussi intéressants, sujets que nous avons repris le soir après nos débriefs qui ont désormais lieu dans ma cabine. Vous aviez raison au sujet de l’insatiable soif de connaissance des Vulcains. Nos discussions m’ont fait comprendre à quel point j’ai négligé ces derniers temps mes propres intérêts culturels et scientifiques. Cela va bientôt faire huit mois que je n’ai pas lu un livre, et l’article qui a fortuitement permis le rapprochement entre Spock et moi trônait sur mon PADD personnel depuis des jours. A force de me préparer à être capitaine, j’en ai oublié que j’avais d’autres centres d’intérêt que le bon fonctionnement de mon vaisseau – et Spock est en train de raviver en moi la curiosité qui, après m’avoir poussé à intégrer Starfleet, m’avait déserté au profit de tâches administratives. [2]
Quoi qu’il en soit, nous nous sommes salués et avons échangé quelques mots cordiaux. Ayant réussi à lui extorquer l’autre jour l’aveu qu’il lui arrivait de jouer aux échecs tridimensionnels, je lui ai expliqué que je m’y étais moi-même remis suite à notre conversation. Cela doit bien faire deux ans que je n’ai pas disputé de partie sérieuse, mais je ne suis pas si rouillé que ça, puisque j’ai réussi, sur cinq parties contre l’ordinateur de bord, à obtenir un pat. A ces mots, mon si sérieux premier officier a haussé un sourcil. Je vous ai déjà, il me semble, expliqué qu’il s’agit chez lui de l’expression émotionnelle la plus forte qu’il s’autorise à manifester. J’en ai déduit que ma déclaration l’étonnait et je lui ai fait remarquer qu’il semblait dubitatif. Il m’a répondu, d’une façon parfaitement diplomate et courtoise que je ne saurais exactement vous retranscrire, qu’il avait lui-même reprogrammé l’ordinateur de bord afin de l’amener à un niveau optimal pour lui.
– En d’autres termes, ai-je traduit, vous êtes surpris qu’un petit humain illogique ait réussi à obtenir un pat contre un ordinateur que vous avez-vous-même programmé ?
Bien sûr, il s’est récrié et m’a assuré qu’il n’avait aucunement voulu me manquer de respect ni manifester le moindre doute quant à mes talents de joueur. J’étais en réalité bien plus amusé que vexé par ses propos. Il est évident que, dans l’immense majorité des domaines intellectuels, si ce n’est dans tous, M. Spock me dépasse largement. Mais, vous le savez, je ne suis pas mauvais aux échecs ; et j’ai soudain eu la curiosité de voir ce que pourrait bien donner une partie entre nous. Sur le moment, je n’ai même pas pensé que le jeu pourrait nous rapprocher : je n’étais motivé que par la perspective du défi. Sans réfléchir, j’ai donc invité Spock à venir disputer une partie dans ma cabine.
– Maintenant, capitaine ? m’a-t-il demandé comme s’il avait mal compris ma proposition.
– Pourquoi pas maintenant ? (Je commençais à entrevoir une occasion de parler avec lui d’autre chose que de sujets purement culturels ou scientifiques.) Il n’est pas très tard.
– N’avez-vous pas une partie en cours contre l’ordinateur de bord ?
– Si, bien sûr, mais cette partie peut attendre. On ne peut pas comparer une machine et un être vivant. Jouer avec quelqu’un, en chair et en os, est bien plus plaisant et intéressant que de se mesurer à un ordinateur.
– Vraiment, capitaine ?
J’ai scruté son visage pour y chercher la moindre trace d’humour, mais sa question était parfaitement sincère, ce qui m’a semblé un peu triste. Je me suis demandé s’il avait déjà joué contre quelqu’un, comment il avait appris, si sur Vulcain tout l’apprentissage passait par des machines… autant de questions dont je n’aurai probablement jamais la réponse.
– Bien sûr, ai-je répondu de mon ton le plus enthousiaste. Une partie d’échecs permet de mieux cerner la personnalité de l’adversaire, de mieux le comprendre, et de développer l’empathie puisqu’il faut se mettre à la place de l’autre pour comprendre son raisonnement. Sans parler du partage, de l’échange mutuel. Non, vraiment, vous devez essayer ! Et puis, ai-je ajouté avec un sourire, il me reste un certain nombre de thés que vous n’avez pas encore goûtés.
– Il est vrai que votre collection est particulièrement fournie et variée.
Ce commentaire m’a puérilement fait très plaisir, car j’avais clairement cherché à l’impressionner, tout aussi puérilement, je dois l’admettre, mais la phrase qui a suivi m’a étonné :
– Je possède moi-même quelques infusions aux épices vulcaines qui, m’a-t-il semblé, manquent à votre assortiment. Vous plairait-il de goûter une boisson typique de ma planète ?
Vous imaginez bien que je me suis empressé d’accepter, surpris de la rapidité avec laquelle il m’a fait cette proposition. Quelques minutes plus tard, alors que je finissais d’installer le plateau de jeu d’échecs tridimensionnel, Spock entrait dans ma cabine, porteur d’un petit plateau sur lequel il avait disposé une magnifique théière noire ornée de motifs que je n’ai pas pu déchiffrer et deux tasses blanches.
– Le theris-masu, m’a-t-il expliqué en nous servant, est composé de diverses plantes et épices vulcaines, dont la principale n’est pas sans rappeler le goût du gingembre. Peut-être la trouverez-vous un peu amère et souhaiterez-vous la parfumer d’une cuiller de miel.
– Comment la boit-on sur Vulcain ?
– Le seul sucre que nous consommons provient uniquement des fruits ou des céréales que nous cultivons. Le miel n’existe pas sur ma planète.
J’ai hoché la tête (ravi en moi-même de voir que Spock se sentait assez à l’aise non seulement pour me proposer une boisson vulcaine mais aussi pour me livrer des détails sur le mode de vie de son peuple) et décrété qu’à Rome, il fallait faire comme les Romains. Visiblement, les métaphores et expressions toutes faites ne sont guère connues des Vulcains car il m’a fallu lui expliquer celle-ci… La tisane, soit dit en passant, était délicieuse.
Nous avons commencé à jouer. Au début, je me suis montré excessivement prudent : j’avais peur qu’une défaite prématurée ne vienne briser cet instant de détente d’autant plus appréciable que je ne l’avais en rien prémédité. Après un quart d’heure de jeu, je commençais à cerner le fonctionnement de mon adversaire, qui n’avait d’ailleurs rien d’étonnant compte tenu de son caractère : il suivait la pure logique. Comme j’ai beaucoup de mal à rester silencieux durant une partie, je me suis risqué à engager la conversation :
– Ne voyez-vous pas l’intérêt de jouer contre un être de chair et de sang et non contre une machine ?
Spock a acquiescé en posant un pion sur le niveau inférieur.
– Je le vois en effet, capitaine. Je me rends compte que mes parties contre l’ordinateur étaient autant de jeux d’esprit contre nul autre que moi-même. Votre technique est… différente. Intéressante.
Enhardi par cette déclaration, j’ai poursuivi sur le même sujet, sans cesser de jouer (sans me vanter, vous savez que je suis plutôt bon pour faire plusieurs choses à la fois) :
– Je crois, pour ma part, que le jeu d’échecs, parmi d’autres, permet de refléter la personnalité des joueurs. Par exemple, vous suivez uniquement la logique et, si vous parvenez à me surprendre, c’est en raison d’une capacité d’anticipation supérieure à la mienne. Je ne joue pas de cette manière-là : je me fie à mon intuition pour essayer de déstabiliser mon adversaire.
– L’intuition que vous mentionnez m’intrigue beaucoup, a-t-il admis. J’ai pu constater que vous l’utilisez dans des situations très diverses, et pas uniquement dans ce jeu. A plusieurs reprises, vous avez réagi sur la passerelle ou en mission d’une manière que je qualifierais d’illogique si je n’avais pu voir par moi-même à quel point elle s’avère efficace.
– Je vais prendre ça pour un compliment, ai-je dit en souriant (mais j’étais sincèrement troublé par ce qu’il venait de dire). Echec au roi.
Vous imaginez bien que je jubilais : j’avais réussi le double exploit de faire parler Spock tout en l’amenant à détourner sa concentration du jeu l’espace d’un instant… J’ai voulu pousser mon avantage. Bien mal m’en a pris, comme vous allez le voir :
– Vous comprenez, ai-je ajouté, l’intérêt de disputer une partie contre une personne bien réelle ? On ne peut pas déconcentrer une machine…
– Permettez-moi de vous faire respectueusement remarquer, capitaine, qu’il est à peine moins difficile de déconcentrer un Vulcain.
A peine avait-il prononcé ces mots (dont j’ignore encore s’ils constituent une tentative d’humour) qu’un cavalier, sorti de je ne sais où, venait s’interposer entre ma tour et son roi, au beau milieu du piège que je lui avais si patiemment tendu, menaçant à mon tour ma dame. J’ai dû me taire pendant quelques minutes pour essayer de regagner mon avantage… sans trop de succès, je dois le reconnaître. J’avais péché par excès de confiance, et je l’ai reconnu sans amertume. Je vous retranscris, assez fidèlement je l’espère, le dialogue qui s’est ensuivi :
– Vous auriez pu me mettre en difficulté il y a trois coups, a affirmé Spock à ma grande surprise, mais vous étiez trop accaparé par le piège que vous vouliez absolument me tendre et vous avez laissé passer l’occasion.
– Vraiment ? S’agit-il d’une analyse de mon caractère ?
– Capitaine, je ne me permettrais certainement pas… a-t-il essayé de protester.
– Je vous y encourage. De fait, vous auriez raison. Je suis du genre à tout miser sur un pari risqué, quitte à ne pas voir certains autres chemins plus sûrs.
– Cette attitude, j’en suis certain, n’est valable qu’en ce qui concerne vos projets personnels et vos loisirs.
La conversation avait pris un tour d’autant plus étrange que les propos les plus intimes que j’avais jamais échangés avec mon premier officier se limitaient jusqu’ici à mon allergie aux fruits à coque… mais pour rien au monde je n’aurais abandonné cette discussion qui me fascinait, où j’avais l’impression d’en apprendre autant que mon interlocuteur que sur moi-même.
– Puis-je savoir ce qui vous fait dire cela ?
– Depuis le début de notre mission, vous avez dû faire face à deux situations de crise, une fois sur Zolt et une autre fois à bord de l’Enterprise, lorsque la délégation tellarite a refusé de rencontrer l’ambassadeur andorien (si vous vous souvenez, Bones, je vous ai raconté ce dernier incident dans la lettre que je vous ai envoyée il y a une dizaine de jours). Dans les deux cas, vous avez rapidement analysé la situation et agi en conséquence. Les choix que vous avez faits alors ont permis, d’une façon qui m’échappe, un rapide retour à la normale, indiquant que votre intuition vous avait permis de prendre, pour reprendre votre image, « le chemin le plus sûr », à un moment où la sécurité de votre équipage était en jeu. Voilà pourquoi je déduis que votre « goût du risque » ne s’applique pas lorsque votre responsabilité est engagée. Echec et mat.
Je suis resté bouche bée. Non seulement ce Vulcain qui ne joue que contre l’ordinateur de bord venait de me prendre à mon propre piège, mais il avait analysé mes faits et gestes depuis le début de notre mission. Quelque chose dans ses propos m’avait fait tiquer, et c’est là-dessus que j’ai rebondi :
– Bravo pour la partie. Je me méfierai davantage la prochaine fois et je vous promets que vous ne m’aurez pas aussi facilement ! Vous avez dit « d’une façon qui m’échappe » en parlant du succès remporté grâce à mes choix. Cela veut-il dire que vous auriez réagi différemment ?
Ma question a semblé le mettre dans l’embarras, car j’ai senti qu’il… comment dire ? Qu’il « repliait » son esprit. Rien n’a changé dans son attitude, ni sur son visage sans expression, ni dans le ton monocorde de sa voix, mais j’ai… j’ai ressenti son retrait, comme si quelque chose en lui s’était refermé. Je sais que les Vulcains sont un peuple télépathe, et je me suis demandé l’espace d’un instant si je n’avais pas pu… je sais que je suis psi-nul et que je me suis probablement imaginé des choses, mais j’ai eu l’impression qu’un contact entre nous venait brusquement d’être rompu.
Quoi qu’il en soit, pour reprendre le fil de mon récit, il m’a répondu de façon tout aussi neutre que précédemment :
– Mes choix eussent en effet différé des vôtres, capitaine, mais ce n’est pas la première fois que j’observe ce genre de divergence entre mon raisonnement et celui d’un officier humain. Cela n’invalide en rien les actions qui furent les vôtres, puisqu’elles ont abouti, ni celles de mes supérieurs durant mes missions précédentes.
– Vous trouvez que je n’ai pas agi assez logiquement ?
Sentant qu’il ne me répondrait pas sur ce point, je me suis empressé d’ajouter :
– Vous avez parfaitement le droit de le penser et même de me le dire. Je trouve passionnant le fait que deux personnes différentes aient d’une même situation une approche également différente. Qu’en pensait votre précédent capitaine ?
Si j’avais voulu détendre l’atmosphère, c’était raté, car Spock mit une seconde de trop à me répondre :
– Je n’ai jamais eu ce genre de discussion avec le capitaine Pike, capitaine. [3]
Ça faisait beaucoup de « capitaine » dans la conversation, et je me suis demandé l’espace d’un instant si ce formalisme ne cherchait pas à dissimuler un certain malaise. Je brûlais d’envie de l’interroger sur ce sujet, mais je sentais que ma curiosité ne serait pas bienvenue. Fort heureusement, un appel du Dr Piper, notre médecin de bord, m’a épargné la peine d’avoir à trouver une porte de sortie.
Si je résume la situation : mon premier officier me trouve totalement illogique (je pense qu’il trouve que tous les humains sont illogiques, mais peut-être moi plus que les autres) et s’étonne que mon intuition me permette de résoudre des situations de crise mieux qu’elle ne me permet de jouer aux échecs. Je crois que je l’intrigue et qu’il ne sait pas bien comment réagir avec moi.
J’ai passé une excellente soirée. Et j’ai bien l’intention de le battre un jour. J’ai d’ailleurs mentionné devant lui, au moment de nous quitter, que certains membres de l’équipage se réunissaient quelquefois en salle de détente pour des parties amicales. Je ne suis pas certain qu’il ait saisi l’allusion et je la réitérerai dès que possible.
En espérant que vous allez bien et que je recevrai bientôt de vos nouvelles,
Amicalement
Jim Kirk
…
Cher Docteur McCoy,
J’ai reçu avec plaisir votre message hyper-ondes. Je suis surprise, connaissant votre peu de goût pour « l’air en boîte », que vous ayez choisi une affectation à bord d’un vaisseau de la Flotte, mais je suis certaine que vous serez excellent à ce poste. Je me suis moi-même décidée il y a un peu moins d’un an, en partie par défi, en partie parce que je ne me sentais plus tout à fait à ma place sur Terre. Si vous vous rappelez, j’avais été mutée dans un hôpital new-yorkais. Le travail était très technique et mes collègues avaient l’air d’être très contents de moi, mais tout cela me semblait un peu trop… routinier. Lorsque je travaillais avec vous, j’ai eu l’occasion d’en apprendre énormément sur l’exobiologie. Me limiter au corps humain… je crois que vous me comprendrez lorsque je vous dis que je me sentais à l’étroit. Bref, je rêvais d’aventure. Je ne regrette pas un seul instant mon choix. Il faut dire que le hasard des affectations m’a favorisée car au moment où je posais ma candidature pour un poste spatial, l’Enterprise était affrétée pour une mission de cinq ans. Mission qui, après seulement six mois, s’annonce déjà passionnante. Nous avons vu Andor, Ophiuchus, Vega… Pour quelqu’un qui, comme moi, n’avait jamais quitté la Terre, c’est une expérience exaltante. [4]
L’équipe médicale du vaisseau est très compétente. Le docteur Piper a beaucoup navigué et il connaît beaucoup de choses, bien qu’il ne soit pas aussi rigoureux que je le souhaiterais dans le suivi des membres de l’équipage. Il faut dire que nous sommes quatre cent trente à bord… Je commence à connaître la plupart des membres de l’équipage et à me sentir très à l’aise, mais je dois ajouter que le capitaine Kirk contribue largement à rendre la vie à bord très agréable. Je savais qu’il était votre ami, et je l’avais même croisé une ou deux fois à l’époque où je travaillais avec vous à San Francisco. Et puis, il est assez connu au sein de Starfleet : le plus jeune capitaine de la Flotte ! Je vous rassure tout de suite, son grade est plus que mérité. Il est très apprécié au sein de l’équipage et il a résolu plusieurs crises avec un sang-froid et une audace étonnantes. Laissez-moi vous raconter ce qui s’est passé récemment sur Zlot.
Zlot est une petite colonie humaine sur laquelle une partie des colons – majoritairement des hommes – souhaiteraient s’affranchir de la tutelle de la Fédération pour des raisons peu claires. Une épidémie s’étant déclarée sur la planète, la commandante Azir, cheffe des colons, a fait appel à Starfleet : l’Enterprise était le vaisseau le plus proche et nous avons été envoyés pour apporter une aide médicale à la population et essayer de résoudre la crise politique. Je suis descendue à terre avec le docteur Piper, le capitaine et notre premier officier, dont je vous parlerai un peu plus tard, puisque vous semblez curieux de savoir à quoi il ressemble. La commandante, atteinte par la maladie dont l’un des symptômes consiste en une paralysie des membres (impressionnante mais en réalité sans effets à long terme), se trouvait contrainte de se démettre de ses fonctions dans les plus brefs délais. Selon le règlement de Starfleet, seul un officier de grade équivalent ou supérieur pouvait la remplacer ; or, par un concours de circonstances compliqué à vous rapporter ici, le seul commandant présent sur Zlot n’est autre qu’un dénommé Vern, son rival politique qui n’attend qu’une occasion pour déclarer l’indépendance de la planète. Le capitaine nous a appris que les Klingons ne seraient pas étrangers à l’affaire et que le haut commandement redoutait que la colonie, sous la direction de Vern, ne tombe entre leurs mains.
Je ne sais pas exactement quels ordres a reçus le capitaine de la part du haut commandement, mais je suis absolument certaine qu’il ne les a pas respectés. Ne vous méprenez pas, ce n’est pas une critique de ma part, je suis très impressionnée par la manière dont il a réglé la crise en moins de vingt-quatre heures. Après en avoir discuté avec plusieurs personnes à bord du vaisseau, je crois que la procédure « normale », celle qu’auraient probablement suivie une grande majorité de nos officiers supérieurs, aurait dû être de mettre aux arrêts le commandant Vern pour fraternisation avec l’ennemi klingon et de promouvoir un lieutenant-commandant au grade supérieur. Mais avant d’agir, le capitaine s’est promené à travers la ville, a sondé la population, et a dû redouter une révolte armée en cas de coup de force de sa part, ce qui n’aurait pas manqué de précipiter la planète dans les mains des Klingons. Il a alors fait une annonce qui a surpris tout le monde : il a décrété que, durant la maladie de la commandante Azir, il assurerait lui-même le commandement sur Zlot.
Quand je dis que tout le monde a été surpris, je compte dans le lot le docteur Piper et M. Spock, que le capitaine n’avait visiblement pas consultés auparavant. Mon supérieur a paru extrêmement étonné, et, si M. Spock n’a rien laissé paraître, je l’ai vu parler discrètement au capitaine et citer le règlement à plusieurs reprises, comme pour le dissuader d’agir de la sorte. Le capitaine est resté ferme sur ses positions et a déclaré que son premier acte en tant que gouverneur de la colonie zlotienne serait d’organiser un référendum auprès de la population, pourtant sur… la sortie de Zlot de la Fédération. Il a ajouté qu’au vu des tensions qui semblaient parcourir la colonie, il ne souhaitait pas décider en lieu et place de ses habitants et qu’une consultation directe lui semblait la marche à suivre la plus appropriée.
Pendant que la population commentait avec effervescence (et, je crois, avec un peu d’inquiétude) cette nouvelle inattendue, je suis remontée sur le vaisseau pour aller chercher du matériel médical et j’ai entendu le capitaine ordonner à M. Spock de rédiger dans l’heure un document clair, concis, facile à comprendre listant les avantages et les inconvénients pour Zlot d’appartenir à la Fédération. Le premier officier lui a alors demandé pourquoi il n’avait pas préparé ce document en amont, ce à quoi le capitaine a répondu avec un sourire : « Mais, M. Spock, parce que je n’avais aucune idée de ce que j’allais leur dire ! »…
De fait, quoique improvisée, l’idée était excellente. Elle forçait les colons à prendre une réelle décision, à réfléchir aux tenants et aboutissants d’une sortie de la Fédération et à envisager le risque d’une domination klingonne. Le vote pour la Fédération a été massif, mais, en contrepartie, les Zlotiens ont demandé qu’un vaisseau de protection soit affecté à la planète. Si, dans un an, les Klingons ont abandonné le secteur, un nouveau référendum sera proposé aux colons, cette fois sans aucune pression extérieure.
J’ai été très impressionnée par la façon dont le capitaine Kirk a su gérer cette crise. Il a fait un pari – peut-être risqué, je ne m’y connais pas assez en politique pour en juger – et cela s’est avéré payant. Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Il est très apprécié par beaucoup d’officiers. Le docteur Piper, qui pourtant émettait au début de notre voyage des réserves sur sa jeunesse, ne tarit pas d’éloges à son sujet. Une de mes amies qui travaille à la communication sur la passerelle le trouve fiable, brillant et en même temps très humain. Moi-même, je me dis que je n’aurais pas pu mieux tomber.
Quant à notre premier officier vulcain, puisque vous m’interrogez à son sujet… eh bien, docteur, celui-là demeure un mystère pour tout le monde. Il a bien évidemment les compétences requises pour être premier officier et et diriger en parallèle, avec une efficacité impressionnante, les laboratoires scientifiques. Ses équipes disent qu’il les pousse à leur maximum, parfois, ajoutent certains, un peu trop loin… mais en réalité peu se plaignent. On ne pourrait imaginer duo plus hétéroclite : entre M. Spock et le capitaine Kirk, c’est le jour et la nuit. Là où votre ami est expansif, chaleureux, plein d’humour, notre premier officier demeure froid, distant, en retrait. Mais les choses sont en train de changer, et je crois que le capitaine n’est pas étranger à la chose…
Quelques membres de l’équipage organisent des tournois d’échecs tridimensionnels auxquels le capitaine a déjà participé deux fois. Hier soir, alors que j’étais moi-même en salle de détente à discuter avec des amies tout en regardant de temps en temps les parties en cours, M. Spock est entré dans la pièce pour la première fois depuis le début de notre voyage. Ainsi que je vous l’ai dit, il est solitaire et ne participe à aucune activité que l’on pourrait qualifier de récréative. Il y a donc eu un flottement – non pas un malaise, mais plutôt une vague de surprise de la part des personnes présentes. Il semblait lui-même incertain, hésitant sur la conduite à tenir, comme s’il n’était pas sûr de la raison de sa présence en ces lieux. Je me suis d’ailleurs demandé si le capitaine ne l’avait pas, d’une certaine façon, incité à venir au tournoi, mais ce n’est pas le sujet.
Dès que le capitaine a vu M. Spock, son visage s’est illuminé et il lui a fait signe de se rapprocher des joueurs d’échecs. La tête de l’enseigne Simmons, qui était sans adversaire à ce moment, valait le coup d’œil. (Sans m’y connaître beaucoup moi-même, je sais que ce n’est pas un très bon joueur.) Heureusement, le lieutenant Sulu, un de nos mathématiciens, a proposé d’échanger sa place avec Simmons. C’est un excellent joueur, mais disputer une partie contre un Vulcain doit être malgré tout un peu angoissant. On dit que M. Spock a reprogrammé l’ordinateur de bord parce que son niveau de jeu lui était inférieur… Je dois avouer que Sulu s’en est tiré plus qu’honorablement. Il a perdu, mais pas tout de suite, et plusieurs membres de l’équipage ont apprécié le spectacle. (Comme je vous l’ai dit, je n’y connais pas grand-chose, mais je me suis rapprochée par curiosité et je me suis retrouvée prise au jeu moi aussi.)
Le capitaine, qui était sans adversaire depuis quelques minutes, a alors proposé à M. Spock une partie amicale. Il est vite apparu que le capitaine Kirk a un niveau exceptionnel, car la partie a duré longtemps et M. Spock était intensément concentré sur le jeu. Les trois quarts des membres de l’équipage présents dans la pièce s’étaient massés autour de la table de jeu pour suivre la partie. C’était très étrange de voir M. Spock dans une situation sans aucun lien avec le travail ou le vaisseau – mais, je dois l’avouer, ça m’a fait plaisir de voir nos deux officiers supérieurs aussi… proches n’est peut-être pas le mot, mais… Disons que jusqu’ici, ils interagissaient de manière très efficace, sur la passerelle comme lors des missions au sol, mais de manière totalement impersonnelle. J’ai plusieurs fois entendu dire que l’ambiance d’un vaisseau se mesure à l’aune de sa relation entre le capitaine et son second. Croyez-moi ou non, mais depuis hier, je sens que quelque chose a changé à bord de l’Enterprise.
Bref, vous l’aurez compris, je suis ravie de mon poste et je ne l’échangerais pour rien au monde. Je connais beaucoup de gens sur le vaisseau et, bien sûr, ma fonction m’amène à en rencontrer chaque jour davantage. Le travail est fascinant, certaines planètes que nous visitons sont incroyables. Pour l’instant nos missions sont de routine mais il semble qu’une expédition de grande envergure se prépare – peut-être aux confins du quadrant. L’appréhension a depuis longtemps cédé la place à l’excitation et j’ai hâte d’en savoir plus à ce sujet. Je pense que Starfleet voulait « tester » le capitaine Kirk et je suis certaine qu’il a réussi ce test haut la main. Cela ne m’étonnerait pas que l’Enterprise se voie confier une mission particulièrement importante.
N’hésitez pas à m’envoyer de vos nouvelles, ainsi que celles d’Alfred Cole.
Bien à vous,
Christine Chapel
[1] Janice Rand est très présente dans la saison 1 et ses relations avec Kirk sont pour le moins ambiguës. Je pense que Jim est au fond un grand sentimental et qu’il aurait aimé avoir une relation durable avec quelqu’un, mais que la vie en a décidé autrement. On sait qu’il a « failli épouser » une femme alors qu’il était encore sur terre, assistant professeur à l’université : était-ce Carol Marcus, avec qui il a eu un enfant mais qui a choisi de l’élever seule ? Je ne sais pas mais je crois que si ça n’avait tenu qu’à lui, il l’aurait épousée et lui serait resté fidèle. Seulement, l’appel de l’espace a été le plus fort… mais au fond de lui, il y a une partie qui aspire à une vie « normale », notamment dans le domaine des relations amoureuses. Peut-être que l’amitié entre Kirk et Spock a l’air aussi ambiguë parce que Jim peut « se donner » entièrement dans cette relation qui n’est pas amoureuse (et donc pas interdite par le règlement de Starfleet) ? Je pourrais écrire des pages sur le sujet, donc je vais m’arrêter là. Janice n’est pas mon personnage préféré (euphémisme) mais elle est là et il me semblait logique de l’inclure à ce stade de la time-line.
[2] Là encore, je suppute. On sait (par Gary) que Kirk était un des meilleurs élèves de l’Académie, qu’il était passionné de lecture et d’histoire… chose qu’on ne voit pas trop dans la série étant donné que les épisodes sont centrés sur l’action. Ce que je raconte ici n’est évidemment pas canon mais je pense que Spock a « influencé » la vie de Kirk autant que Jim a influencé la sienne. On peut imaginer qu’un capitaine a d’autres choses à faire que de lire des articles théoriques… mais on peut aussi imaginer que Jim a voulu garder un certain niveau intellectuel (peut-être en partie pour se maintenir au niveau de Spock autant que possible ?).
[3] Dans TOS, on ne sait que très peu de choses sur les relations entre Spock et Pike, capitaine beaucoup moins ouvert et chaleureux que Kirk. Je répète que je ne prends pas en compte les plus récentes séries Star Trek et que mon canon se limite à la série originale.
[4] On ne sait que peu de choses de la vie de Christine Chapel avant son arrivée sur l’Enterprise, alors j’invente. Je pense qu’elle connaissait McCoy avant car ils travaillent ensemble avec beaucoup d’efficacité dès la première saison, j’ai donc imaginé qu’ils avaient déjà collaboré sur Terre. Si le ton de la lettre vous paraît un peu plus familier que nécessaire, c’est juste parce que j’imagine qu’ils s’entendent vraiment bien et qu’ils s’imaginent, à ce moment, qu’ils ne travailleront plus ensemble : ils peuvent donc se permettre de se parler de manière moins « professionnelle » que dans la série, où on les voit toujours dans des situations de travail et jamais en privé.