Le détective agonisant
Chapitre 9 : The devil’s agents may be of flesh and blood
1445 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour il y a 5 jours
Chapitre 8 : The devil’s agents may be of flesh and blood [1]
VENDREDI
Il était minuit cinq lorsque John sonna au portail d’une belle demeure géorgienne, non loin de Regent’s Park. Sherlock avait affirmé que Mrs Culverton-Smith se couchait tard et, en effet, deux fenêtres étaient éclairées au premier étage. Que la meurtrière habitât à dix minutes à peine de Baker Street semblait à John le comble de l’ironie, mais il n’allait pas s’en plaindre : il n’en serait que plus vite rentré auprès de son ami. Une silhouette se profila à la fenêtre, souleva un coin de rideau, puis une agréable voix féminine retentit de l’autre côté de l’interphone.
– Que puis-je pour vous ?
– Je suis le docteur Watson. Je suis vraiment désolé de vous déranger à cette heure, mais je suis envoyé par mon ami Sherlock Holmes.
Il y eut un léger silence, puis la femme reprit avec ce qui semblait une pointe d’étonnement :
– Sherlock Holmes ? Le détective au chapeau ? [2]
John dut prendre sur lui pour répondre calmement.
– Oui. Il souhaiterait vous voir car il a contracté une maladie sur laquelle, dit-il, vous avez travaillé.
– Je descends.
John poussa un soupir de soulagement. Il avait passé en revue toutes ses options au cas où Mrs Culverton-Smith aurait refusé de lui ouvrir, et en était arrivé à la conclusion qu’il n’aurait pas pu faire grand-chose – conclusion rapidement démontrée par le bruit de verrous très solides que son interlocutrice était en train d’ouvrir.
Mrs Culverton-Smith était une grande et belle femme aux cheveux d’un blond cendré coupés en un carré plongeant et aux yeux bleus. Une blouse médicale tachée de vert et trouée aux coudes dissimulait en partie de confortables vêtements d’intérieur.
– Veuillez excuser ma tenue, docteur Watson, dit-elle en lui serrant la main et en s’effaçant pour le laisser passer. J’ai pour habitude de travailler tard.
– Je vous en prie, c’est moi qui abuse de votre temps, mais mon ami est gravement malade et il m’a envoyé vous chercher.
– Pourquoi moi ? demanda Mrs Culverton-Smith en fixant l’ancien soldat dans les yeux. Pourquoi pense-t-il que je pourrais l’aider ? Je suis spécialiste en microbiologie et non médecin.
– Je l’ignore, répondit John en serrant des poings pour maintenir une politesse de façade. Je ne connais pas votre champ de recherche, mais j’ai cru comprendre que vous avez travaillé sur les souches de virus orientaux rares ?
– C’est exact.
John prit une grande inspiration. Il avait répété cette phrase durant tout le trajet. Il se devait d’être convaincant, même s’il n’avait qu’une envie – traîner son interlocutrice à Baker Street par la peau du cou.
– Sherlock Holmes pense avoir contracté une de ces maladies au contact d’Indonésiens, probablement immunisés eux-mêmes et porteurs sains.
– Je vois. Quels sont ses symptômes ?
John avala difficilement sa salive en repensant à l’état dans lequel il avait laissé son ami, puis se lança dans la description détaillée de tous les symptômes qu’il avait pu constater de ses propres yeux durant ces trois derniers jours. Alors qu’il déroulait le fil de son récit, il pouvait s’imaginer parler à une collègue bien plus capable que lui dans une spécialité qui le dépassait. La rage qui bouillonnait en lui s’estompait, laissait place à un étrange soulagement. Depuis le début de la soirée, il avait porté seul son angoisse (puisque Mycroft n’avait pas daigné lui répondre ni le rappeler). A présent qu’il pouvait se décharger de son fardeau, il respirait plus librement, alors même qu’il savait pertinemment avoir en face de lui celle qui était responsable de l’état de santé de Sherlock.
– Tout cela semble assez sérieux, en effet, déclara Mrs Culverton-Smith, sourcils froncés, lorsqu’il eut achevé son récit. Pourquoi ne l’avez-vous pas emmené à l’hôpital ?
John ne put retenir un petit rire parfaitement déplacé.
– Parce que Sherlock Holmes ne veut pas aller à l’hôpital.
– Et c’est une raison suffisante ?
– Il redoute la contagion. Il ne m’a même pas laissé l’ausculter et je suis certain qu’il vous obligera à porter gants et masque sitôt passé le seuil de sa chambre. Lorsqu’il a décidé quelque chose, il est très difficile de le contraindre.
Un léger sourire moqueur se dessina sur les lèvres de Mrs Culverton-Smith, ranimant d’un seul coup chez John toute la rage qui brûlait en lui. Ouvrant et fermant ses mains douloureusement crispées pour y faire circuler à nouveau le sang, il se força à rester calme.
– Je vous en prie, Mrs Culverton-Smith, allez le voir. Je suis médecin, mais je dois reconnaître mon ignorance dans le domaine qui nous intéresse aujourd’hui. Je sais que c’est assez difficile à comprendre lorsqu’on ne connaît pas Sherlock Holmes, mais s’il me dit qu’il a attrapé une maladie que vous seule pouvez soigner, je lui fais confiance et je viens vous trouver. Il voit les choses, il les dissèque, il les analyse. Il sait. Et moi, conclut John avec un petit rire amer qui n’était pas feint, je lui obéis, parce que j’ai en lui une confiance totale, même lorsqu’il s’agit d’un domaine que je devrais en toute logique maîtriser mieux que lui. C’est pour ça que je suis ici, chez vous, et non à l’hôpital. Je sais que ça n’a rien de rationnel, mais s’il faut que je vous supplie à genoux, je vais le faire, parce que je ne veux pas que mon meilleur ami meure.
– Vous le pensez réellement en danger ?
John sentit les larmes lui monter aux yeux. Il les refoula comme il avait dominé sa colère.
– Croyez bien que je ne me serais jamais permis de venir vous déranger à cette heure tardive si les circonstances ne l’exigeaient pas.
Sa voix avait dérapé sur les derniers mots. Alors qu’il s’efforçait de regagner une contenance, il se rendit compte que son émotion bien réelle était le meilleur moyen de convaincre son interlocutrice.
– J’arrive, répondit cette dernière. Laissez-moi le temps de me changer. Où habite-t-il ?
– 221B, Baker Street.
– Très bien. J’y serai dans une demi-heure environ.
John laissa échapper un soupir de soulagement. Il ne lui restait plus qu’un dernier mensonge à prononcer, un mensonge qu’il avait élaboré durant le trajet et qu’il pensait relativement crédible.
– Je vous remercie, murmura-t-il. Je dois moi-même aller à la maternité d’Euston Square. Ma sœur est en plein accouchement, les choses ne se présentent pas très bien. Je ne serai probablement pas à Baker Street avant deux ou trois heures du matin.
– J’espère que tout se passera bien pour votre sœur, répondit Mrs Culverton-Smith avec une sympathie qui ne semblait pas feinte. Ne vous inquiétez pas pour votre ami, je m’occupe de lui.
John se sentit frissonner, car le ton qu’avait employé la microbiologiste lui semblait charrier un fleuve de menaces. Il parvint cependant à la remercier avant de sortir de la maison et de se diriger vers Euston Square au cas où elle le suive du regard. Dès qu’il eut tourné à l’angle de la rue, il sortit son téléphone et appela Sherlock, le cœur battant.
– John ?
La voix du détective était faible, mais il semblait lucide.
– Comment vas-tu ? s’empressa de demander le médecin.
– Elle vient ? s’enquit Sherlock en retour sans répondre à la question.
– Elle sera à la maison dans une demi-heure. Je lui ai dit que ma sœur accouchait et que j’allais la voir avant de rentrer à Baker Street.
– Excellent !
– Sherlock, comment vas-tu ? insista John.
– Je survivrai.
[1] La citation est extraite du Chien des Baskerville : « Les agents du diable sont faits de chair et d’os »…
[2] Je ne sais plus trop à partir de quel moment Sherlock commence à être connu sous ce nom, je pense que ce n'est pas encore le cas au moment où j'ai situé mon histoire mais j'aime bien cette expression.