Le détective agonisant
Chapitre 7 : Of all ruins, that of a noble mind is the most deplorable
1813 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour il y a 14 jours
Chapitre 7 : Of all ruins, that of a noble mind is the most deplorable [1]
JEUDI
Louer une voiture s’était avéré un choix judicieux, songea John en appuyant sur le champignon. Les formalités à la gare (où le prochain train pour Londres ne partait qu’à 21h45) n’avaient pas été si longues, et il pouvait à présent dépasser allégrement toutes les limites de vitesse. Les SMS réguliers de Sherlock s’étaient succédé, avec un humour noir dont le médecin se serait bien passé.
20 : 34. Toujours là.
21 : 05. Toujours en vie.
21 : 32. Toujours pas mort.
A 22h15, John s’arrêta sur une aire d’autoroute pour appeler Sherlock, qui n’avait pas envoyé de message depuis près de trois quarts d’heure. Le soulagement lorsque son ami décrocha déferla sur lui comme une vague.
– Comment ça va ?
– Ca va, répondit faiblement le détective. Je crois que je me suis endormi.
… ou évanoui, compléta mentalement John. Mais il lui avait répondu, et c’était le principal.
– Je suis là dans une heure et demie. Continue à m’envoyer des messages si tu ne veux pas que j’appelle une ambulance.
Il raccrocha avant que Sherlock ait eu le temps de lui dire quelque chose de stupide, comme par exemple qu’il exagérait ou qu’il n’était pas la peine qu’il rentre à Londres.
John s’efforça de se concentrer sur la route, mais son cerveau était en ébullition. Il tournait et retournait dans son esprit tous les diagnostics possibles, mais sans la possibilité de voir, de toucher, d’examiner le malade, il se sentait totalement impuissant. Autre chose l’intriguait : Mycroft restait injoignable. Un second mystère à élucider, qui semblait à John assez préoccupant – moins bien sûr que les symptômes spectaculaires de Sherlock, mais inquiétant malgré tout.
A 23h36, il poussait la porte du 221B.
– Sherlock ?
John se précipita dans la chambre du détective, qu’il trouva complètement vide. La lumière était toujours allumée, l’ordinateur et le téléphone posés sur le lit. Il sentit les battements de son cœur s’accélérer de manière peu naturelle.
– Sherlock, merde !
Un bruit de toux lui parvint de la porte entrouverte de la salle de bains. Le médecin se rua dans la petite pièce et trouva Sherlock étendu par terre, au pied du radiateur, frissonnant de tous ses membres.
– Sherlock, tu m’entends ?
John glissa ses mains sous les aisselles du malade et l’adossa contre le mur le plus doucement possible. Les paupières de Sherlock papillonnèrent.
– Des crampes… gémit-il. Je ne peux plus respirer…
– Ne parle pas, ordonna John en plaquant sa main sur le front de son ami, qu’il trouva brûlant. Concentre-toi sur ta respiration. C’est bien. Je vais t’aider à te recoucher.
A présent qu’il se trouvait au beau milieu d’une situation de crise médicale, il avait retrouvé son calme dans l’œil du cyclone et ses instincts professionnels reprenaient le dessus. Dans moins de deux minutes, il pourrait examiner son colocataire – trouver ce qui n’allait pas – faire baisser la fièvre – aller acheter des médicaments – bref, agir. Passant le bras gauche de son ami par-dessus sa propre épaule droite, il le hissa doucement en position plus ou moins verticale et parvint, en le soutenant, à lui faire regagner sa chambre. Sherlock, dont le pyjama était trempé de sueur, grelottait de tous ses membres et peinait à mettre un pied devant l’autre. Lorsqu’il fut de nouveau allongé dans son lit, John remonta la couverture sur le corps de son ami, agité de tremblements incontrôlables.
– Je vais chercher ma trousse, je reviens tout de suite. N’essaye surtout pas de te relever. Si tu as envie de vomir, vomis par terre, ça n’a aucune importance.
Après avoir trouvé son thermomètre coincé entre deux mugs sur l’évier de la cuisine et son stéthoscope accroché sur le crâne de bison à la place des habituels écouteurs, John emplit un verre d’eau et retourna dans la chambre de Sherlock. Assis dans son lit, appuyé contre deux oreillers, livide mais l’air déterminé, le détective tenait un revolver au bout de son bras tendu et le pointait directement vers son ami.
– Reste où tu es. Ne bouge surtout pas.
Le médecin se figea sur le seuil, le cœur battant.
– Merde, Sherlock, qu’est-ce que…
Une quinte de toux obligea Sherlock à baisser le bras. John voulut en profiter pour faire un pas en avant, mais son colocataire se reprit, plaqua sa main gauche contre sa bouche et agita de nouveau le revolver en direction du médecin.
– Ne-bouge-pas.
John avala douloureusement sa salive. Rien n’avait de sens. Depuis qu’il avait vu apparaître le visage blafard et maladif de Sherlock sur l’écran de son ordinateur quatre heures auparavant, plus rien n’avait de sens, et cette scène surréaliste encore moins que les autres. Il s’obligea à rester calme, parce que Sherlock n’était pas dans son état normal. A en croire le tremblement de son doigt crispé sur la gâchette, le coup pouvait partir à tout moment.
– D’accord, d’accord, dit-il en reculant légèrement. Je ne bouge pas, mais s’il-te-plaît, explique-moi.
– Tu m’as touché ? demanda le détective, les traits déformés par la panique.
– Je t’ai touché ? répéta lentement John, complètement perdu. Je suis désolé, je ne comprends pas la question.
– Dans la salle de bains. J’étais plus ou moins inconscient, non ? Et tu m’as ramené ici ?
– Oui. Je ne vois pas où est le problème, s’énerva John, qui se sentait au bord de la crise de nerfs. Tu aurais préféré que je te laisse évanoui par terre ?
Un éclair de terreur pure passa dans les yeux de Sherlock.
– Va te laver les mains ! Va te laver les mains TOUT DE SUITE !
– Si c’est à la contagion que tu penses, je te rappelle que c’est mon métier : je fais ça tous les jours, je suis médecin. Alors, je vais prendre ta température et…
– Lance-moi le thermomètre si tu veux, mais reste où tu es.
John se sentait totalement impuissant. Il aurait passé outre s’il n’avait pas eu la nette impression que Sherlock, dans son égarement fiévreux, était capable de lui tirer dessus, selon une logique bien tordue, pour l’empêcher d’entrer en contact avec le pathogène, quel qu’il fût. Il obéit donc avec un soupir frustré. Une angoisse rétrospective le fit frissonner : et si jamais il avait envoyé une ambulance quelques heures auparavant, comme il avait été à deux doigts de le faire ? Et si Sherlock, dans son délire, avait tiré sur les infirmiers ? Et si…
Le détective s’empara du thermomètre qui avait rebondi sur la couverture.
– Maintenant, va te laver les mains. S’il-te-plaît, ajouta-t-il comme si la politesse était soudainement devenue très importante pour lui. Pendant au moins trois minutes, à l’eau très froide. Pendant ce temps, je prendrai ma température. Si tu veux vérifier le thermomètre, trouve des gants. Je crois qu’il y en a sous l’évier.
– Sherlock, s’écria John dans une tentative désespérée de lui faire entendre raison, tu as beaucoup de fièvre, je crois que tu délires. Laisse-moi t’examiner.
– Bien sûr, je délire, répondit Sherlock presque joyeusement, un sourire aux lèvres. C’est pour ça que tu dois aller te laver les mains.
John leva les yeux au ciel malgré lui, partagé entre l’exaspération et une angoisse profonde.
– Si je le fais, tu prendras ta température sans tricher ?
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire sans arrêter le thermomètre avant qu’il ne sonne.
– Oui. Et ensuite, on ira chercher Molly.
– … Molly ?
– Oui, pour qu’elle puisse m’autopsier. Tu sais, quand je serai mort. A cause des huîtres. Sales bêtes, les huîtres. [2]
John, consterné, quitta la chambre sur ces divagations inquiétantes. Il avait l’habitude de traiter des malades que la fièvre faisait délirer, mais le discours décousu de Sherlock, l’homme rationnel par excellence, lui donnait l’impression d’avoir été plongé dans un univers parallèle. En se lavant les mains comme le lui avait ordonné son colocataire, il se rendit compte que ces dernières tremblaient légèrement. A sa décharge, il fallait prendre en compte le fait qu’aucun de ses patients ne l’avait jamais menacé d’un revolver. Essayant de faire abstraction de la toux rauque qui provenait de la pièce voisine, il prit les gants de latex qui se trouvaient bien sous l’évier de la cuisine afin d’éviter de contrarier son ami et revint sur le seuil de la chambre au moment où le thermomètre sonnait. Sherlock, haletant, le lui lança, non sans avoir vérifié qu’il portait des gants.
40,4°C. Le cœur de John manqua un battement.
– Sherlock, ça fait plusieurs jours que tu as une fièvre très élevée, ce n’est pas possible, je vais appeler une ambulance.
– NON !
Retour du revolver. John en aurait pleuré. Il sentait sa propre santé mentale s’effriter un peu plus à chaque seconde.
– J’ai bien compris, dit-il calmement, que tu avais une phobie liée à l’hôpital, mais je ne peux pas rester ici à te regarder souffrir sans rien faire, et comme tu ne veux pas que je m’approche de toi pour t’examiner…
– Tu ne comprends pas. Même à l’hôpital, ils ne pourront rien faire pour moi, et je les mettrai en danger.
En danger ? se demanda le médecin. Cette histoire de « contagion » résonnait étrangement à ses oreilles. Pourquoi avait-il l’impression de manquer quelque chose de très, très important ?
Oh.
Victor Savage.
[1] « De toutes les ruines, celle d’un esprit supérieur est la plus désolante. » Une nouvelle citation du « Détective agonisant », lorsque Watson se fait agresser par Holmes (sans revolver, cependant) parce qu’il a vaguement touché à ses affaires.
[2] J’ai casé les huîtres ici car il s’agit du principal délire de Holmes dans « Le détective agonisant »… Oui, je sais, c’est chelou, mais c’est pas moi, c’est Arthur !