Le détective agonisant

Chapitre 6 : The emotional qualities are antagonistic to clear reasoning

1623 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 16 jours

Chapitre 6 : The emotional qualities are antagonistic to clear reasoning [1]

 

 

JEUDI

 

Pourquoi fallait-il que ce genre de choses arrive précisément la semaine où il était en congrès médical, alors qu’il était à près de 500 kilomètres et totalement impuissant ? Durant les dix mois que John avait passés en cohabitation avec Sherlock, le détective n’avait pas été malade une seule fois, et il suffisait que son colocataire s’absente pendant quatre jours pour qu’il se chope le typhus, la peste noire et le choléra ? (Et, au passage, semblait-il, la tuberculose.)

– Montre-moi ton mouchoir, intima John alors que le visage de Sherlock apparaissait de nouveau à l’écran.

– Quoi ?

– Ton mouchoir. Montre-le-moi, répéta le médecin, qui avait par miracle réussi à passer en mode professionnel.

Les yeux de Sherlock se posèrent sur la tache rouge et il s’empressa de dissimuler le Kleenex sous les draps.

– Ce n’est rien.

– Permets-moi de ne pas être d’accord avec toi. Est-ce que ça t’est déjà arrivé ? De tousser du sang ?

Le détective baissa les yeux. John parvint à ne pas l’étrangler à distance.

– Depuis combien de temps ?

– Hier soir ? murmura Sherlock.

On aurait dit qu’il n’en était pas certain et demandait confirmation.

– Et j’imagine que tu n’as pas appelé de médecin ?

L’absence de réponse était éloquente.

Merde. Merde, merde, merde.

– Je regarde les horaires de train, je serai à Londres dans six heures maximum, mais en attendant, je t’appelle une ambulance.

– Non, non, NON ! S’il-te-plaît, ne fais pas ça !

Le « s’il-te-plaît », prononcé sur un ton de supplication désespérée, suspendit le geste de John, qui commençait déjà à pianoter sur son portable.

– Sherlock, dit-il sur un ton qu’il réservait d’ordinaire aux enfants dont il s’occupait, tu es malade. Je ne sais pas ce que tu as, si c’est la grippe ou autre chose, mais tu trembles de fièvre, tu n’arrêtes pas de tousser et maintenant tu craches du sang. Il faut qu’un médecin t’examine le plus rapidement possible.

– Ils vont m’emmener à l’hôpital, gémit le détective.

– Oui, probablement. L’hémoptysie [2] n’a rien d’anodin, tu devrais t’en rendre compte par toi-même, avec ta suprême intelligence, non ?

Le sarcasme n’arrangerait rien, bien sûr, mais au stade de tension nerveuse que John avait atteint, mieux valait qu’il déverse sur quelqu’un ou quelque chose son trop-plein d’émotion. En l’occurrence, sur Sherlock, qui était la seule personne disponible dans cette pièce.

– Je pensais que ça passerait.

Le détective remonta ses genoux vers son torse, les mains crispées sur le ventre, la respiration difficile. John l’avait déjà constaté dans de nombreux autres domaines : Sherlock Holmes ne faisait jamais rien à moitié.

– Je suis désolé, je ne voulais pas t’inquiéter, ajouta ce dernier dans un murmure.

– C’est réussi.

John se mordit les lèvres, regrettant aussitôt son ironie amère. Une attitude un peu plus médicale serait la bienvenue, et lui permettrait peut-être de juguler la crise de panique qu’il sentait pointer à l’horizon.

– Depuis combien de temps tu n’as pas mangé ?

Dans une nouvelle quinte de toux, Sherlock bredouilla quelque chose qui ressemblait malheureusement à « trois jours ». John retint un soupir d’exaspération.

– Tu as une idée de ta température ?

Il n’y eut pas de réponse claire, le détective étant manifestement très occupé à cracher ses poumons dans un nouveau Kleenex. John sentit l’affolement le gagner.

– Sherlock, déclara-t-il lorsque la crise fut à peu près passée, tu comprends bien que je ne peux pas te laisser comme ça. Je vais appeler une ambulance qui t’emmènera à l’hôpital, et là…

– Non !

John ouvrit la bouche pour avancer de nouveaux arguments et s’interrompit en reconnaissant dans les yeux de son ami une terreur brute, ouverte, telle qu’il n’en avait jamais vu chez lui.

– Je ne veux pas retourner à l’hôpital, John. Je t’en supplie, ne me force pas à y aller. [3]

Le « je t’en supplie » était encore plus préoccupant que le « s’il-te-plaît », mais à ce stade, le médecin ne voyait pas d’autre moyen. Il ignorait quelle saloperie Sherlock avait réussi à choper, mais une chose était certaine : il avait besoin de soins urgents.

– Pourquoi ? s’entendit-il demander malgré tout.

– Parce que… parce que…

La respiration de Sherlock, qui s’était faite plus rapide depuis la mention de l’hôpital, confinait à présent à l’hyperventilation. Soudain, John vit avec une stupeur horrifiée son ami se pencher sur le bord de son lit et rendre le peu qu’il avait dû réussir à avaler durant les dernières vingt-quatre heures – un peu d’eau, de la bile…

– John… pas l’hôpital.

Une nouvelle nausée plia Sherlock en deux, mais il n’avait plus rien à vomir et son corps prit manifestement cet état de choses comme une invitation à tousser de nouveau. John sentait son propre cœur battre la chamade. Si la seule mention de l’hôpital mettait Sherlock dans cet état, Dieu seul savait ce qui lui arriverait si on l’y emmenait de force. Le médecin décida de garder la question dans un coin de son esprit : ils verraient ça plus tard, et parleraient peut-être de la raison pour laquelle son ami avait employé le mot « retourner ».

– Calme-toi, je ne les appelle pas, détends-toi. Pas la peine de faire une crise d’angoisse. Respire profondément. Voilà, comme ça. C’est bien. Calme-toi, répéta-t-il, constatant que sa voix plus calme et posée qu’auparavant semblait avoir un effet lénifiant. Je n’appelle pas de médecin, je vais venir. Dans moins de six heures, je suis à Londres. Tu vas tenir le coup ?

Sherlock hocha la tête.

– Promets-moi que tu m’appelleras immédiatement si tu te sens plus mal et que tu m’enverras un SMS toutes les demi-heures, d’accord ?

– Promis.

Il fallut à John quatre minutes et trente secondes pour rassembler ses affaires, signer le registre de sortie de l’hôtel, passer en trombe devant une Isabelle Leclerc interloquée et trouver un taxi. Une fois la destination de la gare indiquée au chauffeur, il se força à respirer profondément et à se calmer lui aussi. Que devait-il faire ? Appeler une ambulance malgré tout ? La panique de Sherlock avait semblé extrêmement forte, et il venait d’avoir un petit aperçu des dégâts qu’elle pouvait causer…

La solution lui apparut tout à coup, simple et évidente. Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt. Lui ne pouvait pas agir directement avant un certain temps, mais quelqu’un d’autre le pouvait. Il sortit son téléphone de sa poche et composa un bref message.

20 :12. Sherlock est malade. Ca a l’air sérieux. Allez le voir. JW

Puis il attendit la réponse qui ne saurait tarder. Mycroft Holmes répondait toujours immédiatement lorsque John l’appelait, ce qui n’arrivait pas fréquemment mais arrivait tout de même. Il le soupçonnait d’avoir un téléphone à usage unique, allumé vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dont l’unique fonction était de recevoir les SMS et appels de John Watson, peut-être de Lestrade ou de Molly.

Mais le téléphone de John ne vibra pas. Les minutes s’écoulaient, lentes et pesantes, et Mycroft ne répondait pas. Le médecin se décida à appeler et eut la mauvaise surprise de tomber immédiatement sur un répondeur vocal, qui lui prouva que sa déduction concernant le portable personnel de l’aîné des Holmes était correcte.

Si je ne peux pas répondre, quelques consignes pour Sherlock en cas d’urgence médicale. Surtout pas de morphine, pas de prise de sang s’il est réveillé, pas de test psychologique.

La légère pause qui suivit aurait pu passer pour une hésitation si Mycroft Holmes était capable d’hésiter.

Si possible, ne l’emmenez pas à l’hôpital, sauf en cas d’urgence absolue.

Merde.

 

[1] C’est traduit en français par « L’émotivité contrarie le raisonnement clair et le jugement sain » (citation du Signe des Quatre), mais je trouve qu’il y a une petite connotation méliorative dans « qualities » (je pense que Holmes est tout à fait capable de reconnaître les « qualités » émotionnelles de Watson, mais qu’il les rejette pour lui-même et qu’il se détache pour demeurer justement capable de « raisonner clairement »).

[2] L’hémoptysie est le fait de cracher du sang, notamment quand on tousse. Je pense que John se raccroche à des termes médicaux (et à l’ironie) pour ne pas trop paniquer.

[3] J’ai écrit la première version de cette histoire alors que les saisons 3 et 4 n’étaient pas encore sorties ; cette « phobie » des hôpitaux de Sherlock n’est donc pas strictement canon puisqu’il se retrouve hospitalisé d’urgence dans « His last vow » (saison 3 épisode 3) et une seconde fois dans « The lying detective » (saison 4 épisode 2). Sorry not sorry.

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