Le détective agonisant
Chapitre 4 : It is a capital mistake to theorize before one has data
1204 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour il y a 19 jours
Chapitre 4 : It is a capital mistake to theorize before one has data [1]
MERCREDI
23 :05. Tu es là ?
23 :11. Sherlock ?
23 :20. Rendez-vous Skype, tu te souviens ?
John soupira. Il était presque minuit et il avait essayé de joindre Sherlock toute la soirée. Soirée qu’il aurait dû passer avec Isabelle, mais cette dernière lui avait fait faux bond au dernier moment. Frustré par cet échec et exaspéré par l’absence de réaction de son colocataire, il effaça le quatrième texto qu’il venait d’écrire et se contenta d’appeler sur le portable de Sherlock. Il était fatigué et voulait aller se coucher.
– Allo ?
Il ressentit une pointe de culpabilité en constatant que la voix de Sherlock était somnolente et cassée par la toux. Si le détective ne lui avait pas répondu jusqu’ici, c’était peut-être parce qu’il avait suivi ses conseils (une première) et s’était couché tôt.
– Je suis désolé, je te réveille ?
– Non, bien sûr que non.
L’habituel sentiment d’agacement remplaça immédiatement la culpabilité. Le jour où Sherlock arrêterait de contredire John pour le simple plaisir d’être en désaccord avec lui, il pourrait s’inquiéter.
– C’est ça. Allez, bouge tes fesses jusqu’à ton ordi, et allume Skype. J’ai des nouvelles pour toi...
Sherlock avait déjà coupé la communication. Une minute après, un son caractéristique émanant de l’ordinateur de John indiquait qu’il s’était connecté.
– Alors ?
– Sherlock, je ne te vois pas, la lumière est éteinte ?
– Oui. Ça ne me dérange pas de parler dans le noir, répondit-il à voix basse. C’est même préférable pour la concentration.
– Je préfèrerais te voir, si ça ne te dérange pas. Allume la lumière.
Il y eut un reniflement, puis un bruit de tissu froissé (Sherlock devait bien être au lit, quoi qu’il en dise), de pas (il allait probablement dans le salon), puis d’un interrupteur que l’on abaisse (John reconnut celui de la lampe et non pas du plafonnier), et le visage de Sherlock apparut enfin à l’écran.
– Mais qu’est-ce qui t’est arrivé ? Tu as une tête à faire peur ! [2]
En une journée, Sherlock était passé de « vaguement enrhumé » à « carrément malade ». Son visage, déjà naturellement pâle, avait pris une teinte blafarde, à l’exception de deux taches rouges sur ses pommettes ; ses cheveux collaient à son front, comme si ce dernier était trempé de sueur ; deux cernes noirs soulignaient ses yeux, qui brillaient de fièvre. Il se retenait visiblement de claquer des dents. Sa respiration, plus bruyante qu’à l’ordinaire, se changea bientôt en une nouvelle quinte de toux qui le laissa hors d’haleine, les yeux clos.
– Tu veux que j’appelle un médecin pour qu’il vienne...
– Tout va bien.
– Non, tout ne va pas bien. Tu as pris des médicaments, du paracétamol, quelque chose ?
– Oui, ne t’inquiète pas, répondit le détective en haussant les épaules. C’est la saison de la grippe. Je l’ai attrapée, c’est tout. Tu sais, comme « les êtres humains normaux ».
Il lança un sourire moqueur à son colocataire avant de recommencer à tousser. John ne put s’empêcher de sourire également. Sherlock avait raison, une épidémie de grippe courait à Londres ces derniers temps. L’inquiétude, pourtant, ne le quitta pas tout à fait, mais la remarque que lui avait fait son ami la veille – Arrête de t’inquiéter tout le temps pour moi, c’est pénible – et qui lui était restée en travers de la gorge l’empêcha d’ajouter quoi que ce soit. Après tout, Sherlock était majeur et peut-être vacciné, et il avait survécu pendant près de trente-cinq ans sans un John Watson à ses côtés pour s’occuper de lui.
– Comme tu veux. Bon, alors, grande nouvelle, Mrs Savage est certaine que son mari a été assassiné. Oui, il était malade en rentrant d’Afrique, mais rien de grave, une infection bénigne, certainement pas la fièvre jaune diagnostiquée par un médecin de l’hôpital où est mort Victor Savage. Il a passé quelques jours avec sa femme, puis s’est absenté pour le week-end – oh, d’ailleurs, Mrs Savage savait très bien qu’il avait une liaison avec Mrs Curling, et elle soupçonnait également qu’une autre femme était impliquée – mais il n’est pas rentré le lundi. Voyant cela, Mrs Savage s’est rendue chez la maîtresse de Victor, dont elle connaissait l’adresse. Mais il s’est avéré qu’elle ne l’avait pas vu du week-end non plus. Inquiète, elle a immédiatement appelé les hôpitaux et la police. Savage a été retrouvé le lendemain, le mardi donc, dans une petite clinique de campagne, non loin de Manchester. Il a semblé à Mrs Savage que les médecins étaient très mal à l’aise et qu’ils lui cachaient une partie de la vérité. Elle a demandé des explications, et a alors appris que son mari était un agent secret et que les circonstances de sa mort devaient rester inconnues, même pour sa propre épouse. Elle pense à un coup de revolver ou de poignard plutôt que la fièvre jaune, qui ne se développe d’ailleurs pas si rapidement. Elle a essayé d’en savoir plus, mais elle n’a rien réussi à tirer du médecin.
– Excellent ! Ce médecin, tu as son nom ?
– Oui : le docteur Ainstree. [3] Je vais le voir demain soir, en sortant de la dernière conférence de la journée. Il n’habite pas loin, une chance.
Sherlock frissonna et se passa la main sur le front.
– Demain, même heure. Il me faut davantage de faits pour pouvoir élaborer une théorie.
Il referma son ordinateur avant que John ait eu le temps d’ajouter quoi que ce soit.
[1] « C’est une erreur capitale d’élaborer une théorie avant même de connaître tous les faits » - il s’agit d’une citation assez connue extrait d’« Une étude en rouge ».
[2] J’avoue qu’en écrivant cette phrase, j’avais en tête Kaamelott (« Vous avez vu le roi aujourd’hui ? Il a une tête à faire peur ! ») et la réplique suivante « Mais vous croyez qu’on peut s’en servir pour coller les miquettes aux barbares ? »… (OK, je sors. Un crossover Sherlock / Kaamelott n’est pas vraiment envisageable.)
[3] Juste pour le fun, j’ai réutilisé beaucoup de noms de la nouvelle originale, même lorsqu’ils n’étaient cités qu’une fois ; c’est le cas du docteur Ainstree (c’était aussi celui de Victor Savage, même s’il n’était évidemment pas agent secret chez ACD).