La Menace de Chronos

– Chapitre XV –

« Sauver Paris, c’est plus que sauver la France, c’est sauver le monde. » – Victor Hugo.

Raphaël regarda, choqué à l’extrême, les dernières traces de vie quitter de manière progressive le corps pâle de Gwen, désormais inanimée comme une simple poupée de chiffon dans les bras de Marie, qui pleurait à chaudes larmes sur la dépouille de l’adolescente, inconsolable.

Il ne parvenait pas à le croire. Elle était vraiment–

Mais nom de nom, pourquoi cette idiote s’était-elle interposée pour prendre cette balle alors qu’on ne lui avait rien demandé ?!

Certes, il digérait encore le fait qu’elle avait saccagé sa vie, d’abord en empêchant sa rencontre avec la violoniste, puis ensuite en l’enfermant dans le bureau de Vergier, le condamnant ainsi à la prison. Pour cela, il la haïssait et…

… Non, ça ne marchait pas. Il n’y croyait pas lui-même.

Aussi stupéfiant que cela parût, il ne parvenait pas à la détester. D’accord, il lui en voulait beaucoup, mais, s’il considérait les éléments avec du recul, lorsqu’elle avait demandé à son Isaac de venir le libérer de sa cellule, ou bien lorsqu’elle lui avait amené Marie en lui demandant de la cacher et de la protéger… elle avait été de leur côté… pas vrai ?

En tous les cas, il y avait une chose dont il était certain.

Gwen ne méritait pas de mourir.

–       Napoléon ! s’écria-t-il en foudroyant l’homme du regard. Tu vas connaître un autre Waterloo !

Ces menaces n’ébranlèrent pas outre mesure le dictateur, qui ignora de manière royale le rouquin et se tourna vers son bras droit, Jean-François.

–       Pfft. Allons-y, Jean-François. Nous l’affronterons sur un terrain de notre choix.

Ce dernier acquiesça, un sourire vicieux aux lèvres, et suivit avec docilité son dirigeant à travers les jardins.

–       Non, reviens !

Sans réfléchir, les poings serrés, le fils d’Isaac s’élança à leur poursuite, une détermination nouvelle brûlant en lui. Ces deux criminels ne s’en sortiraient pas sans recevoir de punition, il s’assurerait de venger Gwen et de lui offrir la justice, la vraie, en envoyant ces illuminés croupir en prison.

Dans sa course, il croisa la duchesse, seule, qui courait vers lui en sens inverse. Il déduisit qu’elle avait dû accompagner le groupe de policiers mené par l’inspecteur Vergier et ainsi arriver avec eux jusqu’aux jardins, même s’il ne comprenait pas pourquoi elle se mettait ainsi en danger. Des fous furieux prêts à réduire la ville en fumée rôdaient dans le coin, elle risquait de ne pas ressortir d’ici vivante, si elle s’attardait en ces lieux, surtout sans personne pour la protéger. Il voulut la prévenir et lui conseiller pour sa sécurité de rebrousser chemin, mais s’abstint. Il ne représentait personne, aux yeux d’une femme si influente, pour lui ordonner comment agir, et de plus, il avait d’autres priorités à gérer, à savoir attraper Monsieur Mégalo et son subalterne déjanté et arrêter une bonne fois pour toutes leurs délires.

Mais y compris sans cela, elle l’interpella avant même qu’il ne prononçât le moindre mot.

–       Marie et Gwen… ? demanda-t-elle aussitôt.

Sans cesser de courir, il lui indiqua de l’index les deux adolescentes.

–       Là-bas. Mais Gwen est très mal en point, il lui faut un médecin !

Elle acquiesça avec gravité, et même si elle ne s’effondra pas sur place, Raphaël la sentit très touchée par la tragique nouvelle qu’il venait de lui délivrer. Au moins, elle veillerait sur les deux filles, puisque lui ne le pouvait pas ; si jamais il ne parvenait pas à stopper Bonar, il ne doutait pas que Gwen ne lui pardonnerait jamais cet échec, là où elle se trouvait en ce moment.

Il secoua la tête, sprintant toujours. Non, il se refusait de croire au décès de l’adolescente pour l’instant. Il devait garder ses pensées focalisées sur son objectif, et le réussir par tous les moyens.

Les deux hors-la-loi dans son collimateur, il délaissa Élisabeth et les adolescentes et traça en ligne droite, jusqu’à la fontaine dans le ciel. Il devinait l’inspecteur et ses hommes – ou au moins une partie d’entre eux, l’autre suivant sans doute sur l’aristocrate pour assurer sa protection et aussi porter secours aux deux jeunes blondes – non loin derrière lui. Cela le rassura un peu – beaucoup ? –, en tout cas plus qu’il ne souhaitait l’admettre. Même si Vergier le considérait à tort comme un criminel, son cœur se trouvait au bon endroit, le rouquin n’en doutait pas, et leur objectif commun de sauver la ville surpassait de très loin la quelconque rivalité qui existait entre eux.

Les efforts de Fantôme R payèrent : bientôt, il ne se retrouva plus qu’à une dizaine de mètres du tyran revenu d’entre les morts et du psychopathe aux lunettes bizarres ; assez près pour voir le premier se retourner, l’apercevoir, et jurer entre ses dents.

–       Ce bandit ne renonce jamais !

–       Laissez-moi faire, mon empereur.

–       Avec plaisir, Graf.

Raphaël ne put retenir une moue méprisante. Alors comme ça, on laissait son petit toutou s’occuper du sale boulot à sa place pour éviter de se salir les mains ?

Quand même. Il persistait à penser qu’une loi contre les mandats post-mortem aurait évité nombre des ennuis que lui-même et la ville – bientôt le monde entier, si cela continuait – rencontraient tout de suite.

Napoléon accéléra le pas, disparaissant vers les escaliers souterrains. Jean-François gagna lui aussi de la distance par rapport au rouquin, mais pas dans l’intention de le semer, au contraire de son chef. Non, il se retourna, décidé à affronter le jeune homme, qui ralentit alors, jusqu’à s’arrêter. Le violent vent des jardins, qu’il avait jusque là eu de dos, lui fouettait désormais le visage, apportant avec lui poussières et saletés qui lui démangèrent de façon désagréable la peau, mais il tenta d’oublier cette sensation, ainsi que les lointains hurlements des Parisiens qu’il entendait et qui lui déchiraient le cœur.

Ses poings se serrèrent. Cette maudite organisation paierait le prix fort pour tous ses crimes, il y veillerait en personne.

***

Ouvrir les yeux me nécessita plusieurs secondes.

Peu à peu, je repris pied dans le réel, l’esprit embrumé. Je parvins tant bien que mal à enregistrer l’information comme quoi je me trouvais en position assise, puis arriva ensuite celle selon laquelle des bras m’entouraient… ? Cela expliquait alors la douce sensation de chaleur que je ressentais.

À la place de mots cohérents, un faible gémissement émana d’entre mes lèvres. On me bougea quelque peu, et je me retrouvai alors soudain face à une personne aux longs cheveux dont les yeux noyés de larmes me dévisageaient sans y croire.

–       … Gwen ? Oh mon dieu, tu es vivante ! Tu es vivante !!!

Elle m’enlaça de nouveau dans ses bras, si fort qu’elle m’étouffa presque, ce qu’elle remarqua, puisqu’elle se détacha aussitôt de moi en s’excusant. L’esprit encore embrouillé, je tentai de mettre un nom sur cet individu manifestement si inquiet pour moi. Lorsque je parvins à distinguer ses traits, un infime sourire étira mes lèvres.

–       Marie… Comment tu vas ? …

–       C’est plutôt à toi que je devrais poser cette question ! s’esclaffa-t-elle, les sanglots et les rires se mêlant dans sa voix. Tu m’as fait très peur.

Ah… Excuse-moi…

Je me redressai et me massai les tempes ; un mal de tête me lançait, mais s’atténua suite à mon action, et disparaîtrait dans peu de temps. En fait, je ne ressentais aucune douleur à part cela : rien de cassé, pas la moindre tache de sang sur mes vêtements – enfin, ceux de Marie plutôt –, pas la moindre blessure ou plaie apparente… À croire que Bonar ne m’avait jamais tiré dessus et que je n’avais jamais reçu de balle ; mais alors de nombreux éléments m’échappaient. Léonard n’avait pas tiré à blanc, je pouvais le jurer : cela ne lui ressemblait pas.

–       Je suis également heureuse de te savoir saine et sauve, Gwen. Je craignais que tu ne reviennes jamais parmi nous.

Cette voix… Élisabeth ?!

Mes yeux incrédules se posèrent sur la duchesse, agenouillée non loin de sa fille, ses mains gantées posées sur ses cuisses et l’esquisse d’un sourire sur les lèvres.

J’avalai ma salive, les yeux presque humides. Autant d’affection me touchait.

–       Merci… J’avoue que je ne sais pas du tout comment je peux être encore en vie après… ça.

Par ailleurs, je voulus lui demander la raison de sa présence à l’intérieur même des jardins ; elle se retrouvait dans une situation bien délicate, à cause de moi. Mais au moins, j’ai la certitude qu’elle est en vie. Et cela me soulageait et me redonnait du baume au cœur.

Mes interrogations durent attendre, car un groupe de policiers arriva avec énergie dans notre direction. De loin, je reconnus sans erreur Paul, entouré de quelques-uns de ses agents, parmi lesquels les plus fidèles : Loïc, Éric, et Lazare. À mon avis, tous les policiers ne se trouvaient pas dans les jardins, mais la présence de forces de l’ordre dans cet endroit de malheur me rassurait beaucoup.

–       Élisabeth, tu vas bien ?! demanda-t-il sans détour à l’aristocrate, toujours agenouillée.

J’arquai un sourcil, surprise par cette familiarité, mais il semblait que les deux se connaissaient bien ; elle lui répondit par l’affirmative d’un ton amical, et lui détailla la situation. Suite à cela, Vergier interpella l’un de ses hommes qui enquêtaient dans les environs – le plus connaisseur en matière de secourisme –, et insista pour qu’il m’examinât. Dans un premier temps, je protestai, mais face à la duchesse, à un inspecteur, et à une princesse, je ne possédais aucun poids.

Le policier s’approcha de moi, et, s’abaissant à mon niveau, m’observa avec rapidité, sans trop me toucher pour autant, puisqu’il ne constata aucun souci majeur, à part un peu de poussière et quelques égratignures sur ma peau. En fait, son attention paraissait absorbée par un autre élément.

–       Vous avez eu de la chance, mademoiselle. Cette balle aurait pu vous coûter la vie.

Devant mon air d’incompréhension, il pointa ma poitrine.

–       Ce pendentif vous a protégée.

Mes yeux suivirent son index, s’écarquillant dans le même temps. Les pendentifs ! Je n’y avais plus pensé du tout. Je portais le mien et celui de Clémence, et constatai qu’un impact de balle les avait abîmés, tous les deux. Si je n’en avais possédé qu’un… il n’aurait peut-être pas suffi à arrêter la balle…

–       Cela a fonctionné pareil que pour Élisabeth, alors…

Le médaillon argenté de sa fille enfant qu’elle portait autour du cou l’avait préservée, elle aussi, dans cet univers où elle s’était interposée pour la protéger.

Mes doigts attrapèrent mon collier, et je le portais à mon visage, sans retenir les discrètes larmes qui roulèrent le long de mes joues.

Merci, de m’avoir sauvé la vie, Clémence.

–       De quoi parles-tu ? demanda la violoniste, qui me regardait sans comprendre.

En y réfléchissant, elle ne saisissait sans doute pas la raison de la présence de l’aristocrate se trouvait dans les jardins. Je pense que le moment est venu pour quelques révélations. Je me portais bien, grâce à Clémence, et la blonde méritait de connaître la vérité. Une telle occasion ne se représenterait pas. J’échangeai un bref regard avec Élisabeth – je voulais m’assurer qu’elle-même se sentait prête à expliquer la vérité à sa fille, mais je n’en doutais pas, elle était la duchesse, après tout – et lorsqu’un peu nerveuse elle acquiesça, je me lançai.

–       Marie, commençai-je, sans lâcher mon pendentif, je t’ai dit que je venais du futur. Et dans cet univers-là… Ce n’est pas moi qui me suis interposée pour te protéger.

Une pause, et une profonde inspiration, avant de reprendre.

–       C’est ta mère.

Un mélange de perplexité et de stupéfaction marqua les traits de l’adolescente. Sa maman me regarda aussi, décontenancée un très bref instant, avant qu’un infime sourire ne courbât ses lèvres. Elle ne s’attendait pas à s’être sacrifiée pour sa fille, mais la pensée d’avoir pu la protéger la comblait, aucun doute à ce sujet. Pauvre Élisabeth… Elle ne comptait pas retrouver sa fille en la laissant à Saint-Louré. Le bijou qu’elle portait sur elle prouvait cependant qu’elle pensait à la musicienne en permanence.

–       Ma… mère ? Elle… Elle a vraiment fait ça… ?

Je hochai la tête.

–       Est-ce que… tu la connais alors ? Tu sais où elle se trouve ?!

Plus que tu ne le penses, ma belle. Je jetai un coup d’œil à la duchesse, qui les mains posées sur ses genoux, n’osait pas regarder la jeune fille, ni prononcer le moindre mot. En d’autres circonstances, j’aurais presque été amusée, de voir la duchesse si intimidante elle-même si intimidée lorsqu’il s’agissait de son enfant. On ne recule plus, maintenant, madame la descendante de la monarchie française.

–       Elle est juste à côté de toi.

L’intéressée tourna la tête, comme si elle s’attendait à voir sa génitrice arriver d’une seconde à l’autre. Par ce geste, son regard se posa sur Élisabeth, et elle cligna des yeux. Elle observa de nouveau les alentours, puis, consciente que personne qui pût se prétendre sa mère n’accourait vers elle, elle regarda de nouveau Élisabeth, qui gardait le visage baissé, et ses yeux s’écarquillèrent au fur et à mesure qu’elle réalisait la situation. Bravo d’avoir compris, Marie. Tu sauves l’honneur des blondes, m’amusai-je en mon fort intérieur. Il me semblait loin, ce temps où je l’assassinais en silence parce qu’elle m’insupportait. Elle planta ses yeux dans les miens, pour confirmation.

–       … Tu veux dire… ?

–       Oui, je suis ta mère, Marie.

La voix d’Élisabeth nous surprit toutes les deux. La musicienne reporta son attention sur l’adulte.

–       Mais enfin… Pendant la rencontre à l’Opéra, vous m’avez dit que je n’étais pas votre fille… souligna-t-elle, perdue.

–       Je suis terriblement désolée de t’avoir éconduite de la manière dont je l’ai fait ce jour-là, sois-en certaine, répondit l’aristocrate, le cœur lourd. J’aurais tellement aimé que notre entrevue se passe différemment, mais Jean-François ne m’a pas laissé le choix.

Le refus de la duchesse de reconnaître Marie comme son héritière avait déstabilisé Graf, mais il m’apparaissait évident qu’il aurait de toute façon trouvé un moyen de récupérer le pendentif de la Reine. Dans mon univers, Fantôme R avait pris les devants en dérobant lui-même le bijou, mais en fin de compte, Bonar et sa clique l’avaient récupéré.

Cela dit, je comprenais Élisabeth. En tant que gardienne, elle ne pouvait pas se permettre de céder, même si cela signifiait blesser sa fille et la perdre à jamais. Si elle avait reconnu être sa mère à ce moment-là, personne ne savait ce qui aurait pu se passer. Bon, d’accord, les jardins suspendus sèment la panique, et la situation ne peut pas être plus dramatique. Mais nous étions en vie ! Et ensemble.

–       Vous étiez au courant de ce qu’il tramait ? demanda Marie, sans quitter sa maman du regard.

–       Mon cousin a toujours eu… de très hautes aspirations, soupira cette dernière. Quand j’ai découvert qu’il comptait t’utiliser dans ses plans, j’ai voulu te protéger en te plaçant à Saint-Louré.

Elle n’imaginait pas que Graf deviendrait le directeur du couvent par la suite, et une fois la violoniste là-bas, elle ne pouvait plus l’en retirer sans éveiller les soupçons. Ou alors, il dirigeait déjà l’établissement lorsqu’elle y avait laissé Marie, en pensant que l’homme ne remarquerait rien, encore moins ce qui se trouvait juste sous son nez. Cette deuxième option me paraissait très risquée, cependant.

–       Ton père descend de la royauté babylonienne, et moi de la monarchie française. Comme tu as pu le voir, les deux lignées dans ton sang, et la princesse de la lune, permettent l’accès aux jardins suspendus. Lui et moi voulions te préserver des horreurs que Jean-François et son organisation pouvaient commettre.

Comme sa fille ne répondait pas, elle poursuivit :

–       Même si j’ai pu te protéger toutes ces années… Il ne s’est pas écoulé un jour sans que je ne pense à toi. Je sais que cela n’excuse rien, mais…

Elle passa ses mains gantées derrière sa nuque, réalisant le geste de détacher un objet de son cou. Elle retira une chaîne argentée au bout de laquelle pendait un médaillon, qu’elle caressa du bout des doigts avant de l’ouvrir, révélant la photo d’une fillette blonde âgée de pas plus de six ans, vêtue de blanc et qui regardait l’objectif avec un sourire timide.

–       Je comprendrais parfaitement que tu ne me pardonnes pas, commença Élisabeth, mais tu m’as énormément manquée…

–       Est-ce que je peux…

Au bord, des larmes, Marie déglutit, avant de relever la tête, et de plonger son regard azur dans celui de sa mère.

–       … vous serrer contre moi ?

Cette fois, les yeux d’Élisabeth eux-mêmes brillèrent avec intensité, et, sans dire un mot, elle ouvrit les bras, de manière un peu hésitante, mais cela n’importa pas à sa fille, qui s’y réfugia sans attendre avant de fondre en larmes en répétant « maman ». Cette dernière posa sa tête sur celle de sa fille et l’enlaça avec toute l’affection du monde. Je ne pus retenir quelques pleurs de joie. Même Paul semblait touché par la scène.

–       Je suis très heureux pour toi, et ta fille, Élisabeth. Mais sans vouloir être rabat-joie, les jardins fonctionnent toujours…

Il n’a pas tort… songeai-je en revenant à la réalité, à la tempête qui menaçait Paris et aux cris des Parisiens terrorisés. Il restait à vaincre Bonar, et le voleur ne parviendrait pas  à tout gérer seul.

–       Gwen, commença Marie, toujours serrée contre la duchesse, tu as une idée pour arrêter cette machine ?

Je répondis par l’affirmative.

–       Je fais confiance à Fantôme R, mais il aura besoin de ton aide. Tu dois aller le rejoindre.

–       Moi ? Mais…

Surprise, elle regarda sa mère, pour avoir son avis ; celle-ci acquiesça, pour la rassurer. Elle comprenait très bien que les jardins ne se détruiraient pas tous seuls – devais-je rappeler qu’elle était la gardienne ? Même si cela lui coûtait de se séparer de l’adolescente dans un endroit aussi dangereux, elle savait qu’aucune autre option ne permettrait de sauver la capitale.

–       Tout se passera bien pour nous, assura-t-elle avec douceur. Si l’aider est le seul moyen de mettre un terme à cette folie, apporte-lui ton soutien – soyez très prudents, s’il vous plaît, ajouta-t-elle d’une voix profondément anxieuse.

Cette angoisse se comprenait très bien. Elle s’inquiétait pour sa fille qu’elle venait à peine de retrouver, et aussi pour le rouquin, le fils de son meilleur ami.

La blonde hésita un bref instant, mais se releva après un peu d’insistance de notre part, pleine d’une détermination nouvelle. Elle s’apprêtait à courir retrouver Raphaël, mais avant son départ, je l’interpellai une dernière fois.

–       Attends, avant que tu ne files, j’aimerais te confier quelque chose.

–       Vraiment ? De quoi s’agit-il ?

De la même manière que l’aristocrate plus tôt, je détachai l’un des deux bijoux de mon cou, que j’essuyai sur mon haut, demandant dans le même temps à l’adolescente de s’approcher. Sans protester, elle s’exécuta, et se pencha vers moi, me permettant d’accrocher le collier argenté – au bout duquel pendait la moitié d’un cœur – autour de sa nuque. Un ange gardien de plus ne serait pas de trop pour veiller sur elle.

–       Ce pendentif appartenait à ma petite sœur, Clémence. J’aimerais que tu le gardes avec toi ; il te protégera.

Mon interlocutrice, soudain sans voix, regarda le bijou, osant à peine l’effleurer des doigts. Lorsque nos regards se croisèrent à nouveau, je la sentis émue par mes propos.

–       Gwen, je ne peux pas…

J’appuyai ma main contre sa poitrine – elle poussa un cri de surprise suite à ce geste.

–       Bien sûr que si, Marie. C’est à toi de jouer, maintenant. Et je vais même t’expliquer comment.

***

–       Ça ne marche pas !

Fantôme R commençait à paniquer pour de vrai.

Et pourtant, Dieu savait qu’il avait passé haut-la-main plusieurs épreuves coriaces : d’abord, une confrontation avec Jean-François – le bougre lui avait parlé de destin et d’idéaux alors qu’il avait brisé le cœur de Marie ! – et son armée de « vrais » Chevaliers diaboliques. Un véritable challenge de les battre, sachant qu’ils avaient été conçus pour défendre l’empire de Babylone et ne connaissaient que la destruction ; par chance, les Vergier étaient arrivés en renfort !

Continuant seul, il s’était lancé à la poursuite de Graf, qui avait fui comme un lâche, et l’avait retrouvé à l’intérieur d’une drôle de machine, dans le passage central. Combattre le tas de feraille n’avait pas été très difficile – elle était très battable – mais il avait eu la frousse de tomber dans la lave bouillante en fusion qui coulait autour de lui.

Par chance, Jean-François avait été arrêté, et Fantôme R avait quitté cette fournaise étouffante, passant par l’extérieur, dont le froid glacial du vent contrastait avec la chaleur insupportable du passage central. Sans oublier qu’il avait sauté sur des blocs pour atteindre la salle des machines ; là encore, pas le droit à l’erreur ou la mort l’attendait au bout du chemin. Grâce à l’ascenseur, il avait rejoint Napoléon, et le défier dans un combat d’épée pour le mettre une bonne fois pour toutes hors d’état de nuire. Il avait gagné, ça n’était pas là le problème. Mais Bonar avait bidouillé quelque chose sur le panneau de commande au milieu de la plateforme, avant de se jeter dans le vide – c’était du suicide ! – sans lui dire comment arrêter la machine. Et Fantôme R n’en avait pas la moindre idée.

Où était le mode d’emploi de ce réacteur, bon sang de bonsoir ?!

Il ignorait comment mettre un terme à tout ça. Mais il savait la véritable catastrophe qui s’annonçait si cette tragédie persistait. Comment s’y prendre ? Il avait tapé sur quelques touches du panneau de commande, abaissé certaines manettes et tourné des boutons un peu au hasard – bref, il avait fait ce qu’il avait pu, mais tout cela le laissait un peu perplexe. Comment Léonard avait-il fait, pour manier si bien ces commandes ? Zut, il ne manquait d’ordinaire pas d’optimisme, mais là…

–       Fantôme R !

Il sursauta d’un bond et se retourna. Marie, toujours habillée avec les vêtements de Gwen – c’était fou, il avait toujours du mal à s’y habituer, depuis hier soir – accourait vers lui, les mains serrées contre sa poitrine. Il écarquilla ses grands yeux noisette. Mais que fabriquait-elle ici ? Croyait-elle que ça ne présentait aucun risque de rester là ? Ce n’était pas le moment qu’elle mît sa vie en danger !

–       Marie ? Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-il, fou d’inquiétude. Qu’est-il arrivé à Gwen ?

–       Gwen va bien. Sais-tu ce que le policier m’a dit ? Il a dit que ce pendentif l’avait protégée ! déclara-t-elle en lui indiquant ledit objet qu’elle portait autour du cou.

Raphaël soupira de soulagement. Ouf, elle était tirée d’affaire ! Il devait admettre qu’il l’avait mal jugée. Il n’aurait jamais imaginé qu’elle s’avérât capable de prendre cette balle à la place de Marie, et ça, ça valait tous les discours du monde. Mais quand même, il ne lui avait pas demandé de mourir pour prouver sa bonne foi !

Il reconnaissait par ailleurs très bien ce bijou, pour l’avoir vu tout à l’heure. Il ne s’agissait que d’une partie du collier, Gwen devait l’avoir confié à la violoniste et gardé l’autre moitié avec elle.

–       Eh bien, on dirait que sa petite sœur était son ange gardien, constata-t-il dans un sourire.

Oui, sa chère cadette, pour qui elle avait tout risqué jusqu’à présent, l’avait bel et bien protégée. Comment, il l’ignorait, mais il chercherait les réponses à ses questions plus tard, même s’il devinait que le pendentif avait joué un rôle important. Sinon, la balle l’aurait tuée…

Un bruit le tira de ses pensées. Ça sentait le roussi pour eux s’il ne réussissait pas à éteindre ce réacteur. La blonde lui demanda d’une voix innocente ce qui allait se passer, et il ne put que répondre que vu la taille du truc, ça allait faire mal. Et même très mal. Si leur chère amie ressuscitée avait pu leur expliquer comment on stoppait cette machine, ça aurait été vraiment formidable.

Il tenta d’actionner une manette, mais sans succès. Ils étaient coincés… Affolé, les dents serrées, il regardait partout autour de lui d’un air perdu. Il ne comptait pas mourir ici, il devait sauver Marie et–

Un aboiement résonna soudain dans la salle.

***

En observant Marie partir, j’avais eu du mal à dissimuler l’angoisse qui croissait en moi. Bien sûr, je savais qu’elle et Raphaël représentaient, ensemble, le seul moyen de détruire une bonne fois pour toutes les jardins suspendus de Babylone. Cependant… une voix en moi ne cessait de se demander ce qui arriverait en cas d’imprévu. Si jamais le moindre grain de sable se glissait dans l’engrenage des événements… Je ne donnais pas cher de notre peau. Tout reposait sur les deux adolescents, comme l’an passé

–       Peux-tu te relever, Gwen ?

Mon attention se porta sur l’origine de la voix ; en tournant la tête, je me retrouvai face à Élisabeth qui, désormais debout, me tendait une main gantée pour m’aider à me remettre sur mes pieds. Je regardai les doigts fins avec une hésitation mêlée d’appréhension. Pouvais-je vraiment accepter ? Je ne mérite pas ce soutien, ni de la duchesse ni de personne d’autre.  Je levai les yeux vers elle, croisant son regard bleu glacé chaleureux posé sur moi.

Mes joues se colorèrent lorsque, après un hochement de tête, j’attrapai son poignet et qu’elle me tira avec assurance. Je m’époussetai et la remerciai avec gentillesse.

De son côté, Paul terminait de discuter avec l’un de ses hommes, et nous rejoignit en quelques pas.

–       Graf a été arrêté ; je propose que nous réfléchissions à un moyen de sortir d’ici, à présent.

En effet, au loin, je remarquai des policiers qui escortaient d’une poigne ferme Jean-François. Ce dernier m’adressa à peine un regard, guère chaleureux ; il paraissait très abattu par son échec, répétant encore et encore ses rêves de restaurer sa grandeur à la France. Il y croit vraiment… Je pense que cela m’effrayait plus que tout le reste.

–       Dites-moi… Est-ce qu’il vous a raconté quoi que ce soit au sujet d’une jeune fille, par hasard ? demandai-je, sans dissimuler l’espoir dans ma voix.

–       Non, je suis désolé, répondit le quinquagénaire en secouant la tête.

Oh…

Je baissai le regard. Les larmes qui me montèrent aux yeux m’apparurent très difficiles à maîtriser. Élisabeth s’approcha avec douceur de moi et glissa avec affection un bras réconfortant autour de mes épaules. Elle comprenait ma situation mieux que personne.

–       Tu peux porter plainte contre lui pour tout ce qu’il t’a fait subir, si tu veux, tenta gentiment Paul pour me réconforter.

Je refusai d’un mouvement de tête.

–       Ça ne servirait à rien. Avec ou sans mon témoignage, il restera en prison pour des années, de toute façon.

D’ailleurs, j’avais de la chance que l’inspecteur ne me demandât pas de passer au commissariat pour déposer mon témoignage. Je n’aurais pas su quoi lui raconter, sinon, ni justifier mon lien avec l’organisation. Mieux vaut qu’il ne connaisse mon passé pour l’instant. J’ignorais ce que l’aristocrate lui avait raconté à mon sujet, mais pour l’instant, me questionner ne semblait pas sa principale priorité, et tant mieux.

Bon, revenons-en à la situation actuelle. Quelque chose clochait, ou plutôt l’absence de quelque chose, et je réalisai quoi en regardant autour de moi. Charlotte ! Je ne parvenais pas à croire que j’avais pu l’oublier. Cela aurait pourtant dû me sauter aux yeux en ne la remarquant pas aux côtés de son père. Sans son assistance précieuse, Raphaël et Marie chuteraient dans le vide en voulant fuir cette arme flottante de malheur et leur vie connaîtrait une fin dramatique. Je devais m’assurer que cela n’arrivât pas, parce que sinon, je ne me pardonnerais jamais leur mort.

–       Inspecteur, vous savez où est votre fille ? demandai-je avec appréhension, en l’observant à nouveau, inquiète.

–       Tout à l’heure elle combattait ces robots en armure avec moi et Fantôme R, elle ne doit pas être très loin–

Sa phrase se termina de manière abrupte tandis qu’il observait à son tour les alentours, et constatait la disparition de Charlie. Il poussa un profond soupir, ennuyé – ce genre de contretemps le connaissait souvent semblait-il, et au vu du caractère de l’apprentie détective, cela ne m’étonnait pas.

–       On dirait qu’elle m’a faussé compagnie. L’impertinence des enfants…

–       Je vais aller la chercher.

Les mots jaillirent sans difficulté d’entre mes lèvres ; l’inspecteur me dévisagea avec des yeux ronds, et je devinais l’inquiétude presque maternelle de la duchesse à côté de moi.

–       Pardon ?! C’est hors de question, je ne laisserai personne se balader dans cette… structure destructrice ou que sais-je. C’est bien trop dangereux !

Trois adolescents vadrouillent déjà en liberté dans les jardins, vous savez. De toute façon, ma résolution était prise, et je ne changerais pas d’avis. Avant que quiconque ne réagît, je m’éloignai du groupe en leur criant que je reviendrais très vite. Leurs cris me parvinrent, dans le dos, mais le vent qui soufflait avec une force déstabilisante m’empêcha de les entendre.

Peu importait. Je devais me concentrer sur ma tâche, à savoir retrouver la fille de Paul, et sauver les deux adolescents. Ça peut le faire.

Ça doit le faire.

La principale difficulté résidait dans le fait de s’orienter dans les jardins. L’air chargé de poussière me fouettait la face, brouillant ma vue et me provoquant quintes de toux sur quintes de tout, et par-dessus le marché, j’ignorais dans quelle direction je courais. Je discernais tant bien que mal des fontaines, et des chemins, mais je ne savais lequel emprunter pour réussir mes objectifs. Charlotte devait affronter les Chevaliers quelque part non loin. Je suivais autant que possible la route empruntée par Marie et Raphaël, donc j’arriverai bientôt à sa hauteur.

Malgré les conditions météorologiques exécrables, je parvins après quelques minutes près des jardins dans le ciel, qui comportaient les stigmates de la récente bataille entre Fantôme R, rejoint ensuite par l’inspecteur et sa fille…

…qui se trouvait toujours là.

Plus que satisfaite de la voir vivante et en bonne santé, je joignis mes mains autour de mes lèvres pour porter ma voix, et hurlai son prénom, mais une nouvelle fois, les bourrasques qui soufflaient transportaient mal le son. Elle ne m’entendit pas, encore moins lorsque l’un des défenseurs de l’empire de Babylone évoqués par Jean-François, toujours fonctionnel quoiqu’abîmé, se redressa de ses cendres et se dirigea vers elle. Oh non, ce n’est pas vrai ! songeai-je en ouvrant de grands yeux horrifiés.

Elle retint un juron en apercevant le robot, du moins me sembla-t-il. Je me précipitai vers elle pour lui porter assistance, même si je ne disposais d’aucune arme capable de battre ces tas de ferraille : ni le rythme de Raphaël, ni la balle de Charlie, ni l’arme de l’inspecteur.

La fille d’Emma, ballon sous le pied, laissa ce dernier remonter jusqu’à sa cuisse grâce à un habile mouvement de pied et de jambe. D’un geste du genou, elle lança l’objet en l’air et effectua un tour complet sur elle-même avant de réaliser un puissant tir qui propulsa le projectile en plein sur le vrai Chevalier. Celui-ci se disloqua sous la violence du choc et s’effondra dans un affreux bruit de ferraille métallique. Je ne retins pas un grand sourire de soulagement.

Bien joué, Charlotte.

Elle ne m’avait toujours pas repérée, ceci dit, et ça ne risquait pas d’arriver tant qu’elle me tournait le dos comme maintenant. Je sprintai jusqu’à sa hauteur et, tandis qu’elle observait le robot avec les mains sur les hanches, satisfaite, je lui attrapai le bras et la tirai derrière moi. Elle poussa un cri de surprise.

–       Eh ! Mais qu’est-ce que tu fais ?!

–       On parlera plus tard ! Fantôme R et Marie sont en danger !

–       Quoi ?! Qu’est-ce que tu racontes ?! Et où est-ce qu’on va ?!

À cette phrase, je m’arrêtai net. Ça… Ça c’est une bonne question.

Car je n’en savais rien du tout.

C’est vrai. Par où est-ce qu’ils sortent, déjà ? L’an passé, je n’étais pas montée dans les jardins, on m’avait demandé d’attendre dans l’appartement que j’occupais alors – une bonne chose, dans une certaine mesure, ça m’évitait à présent de croiser mon « moi du passé » dans cette maudite structure, ça aurait été… embêtant sinon. L’inconvénient par contre, provenait du fait que j’ignorais le chemin emprunté par les deux adolescents pour s’échapper, n’ayant pas assisté à leur fuite. Et… personne d’autre à part eux-mêmes ne le connaissait.

Mais comment la détective avait-elle fait pour les retrouver aussi vite et leur sauver la peau ?!

Génial. Si ça se trouve, elle va être incapable de déterminer où ils passeront et de les aider maintenant. Encore une fois, par ma faute. Chaque fois que je voulais arranger les choses, je les empirais, une vraie malédiction.

–       Ok, R et son amie affrontent Bonar, c’est ça ? demanda Charlie, sourcils froncés. Ils ne doivent pas être très loin. Je suis sûre qu’il existe un accès où on peut les intercepter.

Je hochai la tête, timide, mais rassurée par ses paroles. Elle avait raison, nous devions dégoter un passage où les rencontrer. Ils ne pourraient pas emprunter trente-six-mille issues, après tout.

***

–       Grouf grouf !

Fondue débarqua dans la pièce, un étui dans sa gueule. Il l’apporta d’emblée à Marie, qui, guère surprise par cette arrivée intempestive, s’agenouilla pour ouvrir le boîtier et en sortir avec délicatesse l’instrument. Gwen lui avait expliqué que le chien arriverait avec le violon, et qu’à un moment donné, il faudrait qu’elle en jouât. Cela lui paraissait si incongru, mais elle ressentait une confiance totale en son amie, et celle-ci, comme elle provenait du futur, savait comment stopper ces jardins.

Ses yeux se posèrent sur un gros bracelet doré – celui de Tiamat, elle le reconnaissait car les journaux avaient évoqué son vol quelques jours plus tôt, et aussi parce que Gwen lui en avait parlé tout à l’heure. Grâce à lui, elle avait pu faire léviter Napoléon à Notre-Dame. Mais cette fois-ci, cette relique ne servirait pas à soulever des personnes, mais à protéger la ville.

Pour sa part, le canidé courut se placer aux côtés de son maître heureux de le retrouver ; le berger danois avait dû réussir à s’échapper alors que cette fille rousse s’attaquait aux deux adolescents.

Ils fêteraient leurs retrouvailles plus tard. Il y avait une ville à sauver, et Fantôme R n’entrevoyait pas la moindre solution pour arranger la situation. Il se prit la tête entre les mains, désespéré. Comment allait-il faire pour mettre un point final à cette folie ? Pourquoi avait-il fallu qu’il se retrouvât embarqué dans cette histoire alors qu’il n’avait rien demandé du tout ?!

–       Raphaël ! Utilise ce bijou !

La voix de la violoniste attira l’attention du concerné, qui saisit de justesse l’objet qu’elle lui envoyait. Il écarquilla les yeux en reconnaissant l’artéfact qu’il avait eu l’intention de dérober au Louvre quelques jours auparavant. Comment se retrouvait-il dans un étui à violon, mystère, mais l’adolescent l’enfila aussitôt ; plusieurs secondes s’écoulèrent, pourtant rien ne se produisit. Le rouquin poussa un cri agacé. Pourquoi est-ce que les objets bizarres comme un réacteur ou un bracelet ne disposaient jamais de mode d’emploi pour expliquer comment ils fonctionnaient ?!

 Il leva le bras en direction du gros cristal pointu bleuâtre ou verdâtre, il ne savait trop, dans l’espoir que cela générât un phénomène qui les aidât à sortir de là, mais… cela ne produisit aucun effet.

Abattu, il tomba à genoux, perdu, alors que la plateforme sous ses pieds continuait à vibrer avec violence – sans doute s’agissait-il là du fait que Bonar avait enclenché le pouvoir des jardins à son maximum avant de se suicider.

L’adolescent réprima les larmes qui lui montaient aux yeux, désespéré. Et maintenant… ils allaient tous mourir. Ils ne pouvaient plus agir pour protéger la ville. Tout se terminait ici.

Je vous en prie, Marie, Raphaël… Tenez bon… !

L’intéressé releva la tête, surpris, en entendant cette voix douce et fluette prononcer son prénom. Il aperçut la blonde, elle aussi à genoux en face de lui, dont les yeux écarquillés croisèrent les siens, non moins ronds de stupeur. Il ne rêvait pas, alors… Cette phrase, il l’avait bien perçue. Mais qui… Qui donc pouvait bien s’adresser à lui ainsi ? À eux, même, puisque son amie entendait les mêmes mots que lui.

En face de lui, Marie posa sa main sur le pendentif autour de son cou, qu’elle observa, tout comme lui. Lorsque leurs regards se rencontrèrent à nouveau, ils réalisèrent que la même pensée traversait leur esprit. Aussi incroyable que cela parût… ce devait être elle.

Clémence.

La petite sœur de Gwen.

Soudain, la marque sur le violon de la fille de d’Élisabeth rayonna d’une forte lueur, si puissante que la propriétaire de l’instrument laissa échapper un cri de stupeur. Avant que le rouquin ne réalisât ce qui se déroulait, le bracelet autour de son poignet entra résonnance avec le violon et luisit. Il se releva, sans cesser d’observer le morceau de métal, perdu. Cet… objet s’était activé, mais à part briller, rien d’autre ne se passait.

Pour sa part, la blonde sembla comprendre quelque chose que lui ne réalisait pas. Elle sortit avec soin son instrument de l’étui, et se prépara en quelques rapides secondes qui témoignaient de son expérience ; elle s’adressa ensuite à lui.

–       Ne renonce pas, Fantôme R. Il reste toujours de l’espoir, jusqu’à ce que le rideau se ferme.

Comme par magie, les encouragements de Marie gonflèrent d’espoir le rouquin. Il n’avait jamais entendu la moindre personne le réconforter de cette manière, avec autant d’assurance, et de douceur. L’écho d’une mélodie inconnue lui parvint – comment Marie réussissait-elle à jouer dans une situation pareille ? Elle forçait son admiration. Quelque peu inquiétante dans les premières mesures, la mélodie devint ensuite beaucoup plus rassurante, et à sa grande surprise, il reconnut peu à peu la princesse de la lune – il se souvenait qu’elle l’avait jouée à Émilie.

À son poignet, le bracelet de Tiamat brilla avec un éclat plus intense qu’auparavant. Et tout se clarifia dans son esprit : il ne devait pas être le seul à vouloir arrêter ces maudits jardins. En fait, il y avait de bonnes chances pour que tout le monde à Paris voulût arrêter ça ! Il sentit les pulsations de la Terre, et la volonté de tous les Parisiens – et même d’autres encore – que la musicienne réussissait à canaliser grâce à son violon, entrer en résonance avec le bracelet, le chargeant d’une énergie nouvelle et puissante qu’il se sentait en mesure d’utiliser.

–       Merci, Marie. Tout seul, j’aurais renoncé depuis longtemps ! affirma-t-il en tendant la main vers elle.

La blonde lui sourit, et continua à frotter son archet sur les cordes tandis qu’il esquissait quelques pas de danse, emporté par le rythme de la ville qu’il ressentait avec une grande clarté. Lorsqu’il se sentit prêt, il dirigea son bras vers le gros cristal vert et pointu au-dessus d’eux, tandis que la violoniste avait rangé son instrument dans sa boîte et le regardait avec inquiétude. Une lumière dorée enveloppa la grosse pierre précieuse et la fissura en mille morceaux ; l’onde de choc menaça de déséquilibrer Marie, que le rouquin rattrapa de justesse en lui intimant de sortir d’ici, la structure commençant à s’affaisser.

Fondue tenant l’étui dans sa gueule, le trio quitta les lieux, utilisant l’ascenseur pour redescendre. Ils empruntèrent le même chemin que celui suivi par Fantôme R à l’aller, repassant par la fontaine. Une chute de pierre bloquant leur chemin les contraignit à en trouver un autre, qui les força à sauter de bloc en bloc ; dans l’un des tunnels froids et humides qu’ils parcoururent à toute allure, Marie y perdit même sa barrette.

Ils ne se stoppèrent qu’une fois arrivés au bout du couloir : les débris de la structure qui s’effondrait coupaient la route. Pas le choix, il fallait tenter le tout pour le tout s’ils voulaient sortir d’ici. Il suffisait juste de bien préparer son coup. Le rouquin serra très fort la main de sa partenaire, et ils s’élancèrent avec assurance dans les airs. Par malheur, il semblait qu’ils avaient mal calculé leur angle de saut. Si Fondue parvint à rejoindre l’autre côté en sécurité, le sol se déroba sous les pieds des deux adolescents qui laissèrent échapper un cri de stupeur en comprenant qu’ils allaient tomber dans le vide et qu’ils ne s’en sortiraient pas, cette fois. Par instinct, le jeune homme serra encore davantage le poignet de la musicienne. Ils se préparaient à leur fin imminente.

Pourtant, une main les retint.

–       Gwen ! souffla le rouquin, stupéfait.

–       Eh bien alors ? Le grand Fantôme R souhaite déjà nous quitter ? Ce n’est pas encore la fin du spectacle, répliqua celle-ci dans un sourire malicieux.

–       Dites-le si je vous gêne, surtout ! protesta une autre personne qui agrippa à son tour le poignet de l’adolescent.

Agenouillée à côté de la blonde, Charlie affichait un semblait d’air irrité, mais la lueur qui brillait dans ses yeux témoignait de son bonheur et de son soulagement. À deux, les filles réussirent à remonter Marie et le jeune voleur jusqu’à la plateforme, afin de les amener pour de bon en sécurité.

Après un long moment de silence à se regarder dans le blanc des yeux, ils se murmurèrent des mercis timides, en s’enlaçant tous les quatre avec chaleur, plus unis que jamais par l’épreuve qu’ils venaient de traverser.

Ils passèrent ensuite un certain temps à discuter, le rouquin, son chien et la détective assis côte à côte, et en face d’eux la fille de la duchesse allongée, dont la tête reposait sur les genoux de son amie musicienne et qui promit même aux autres avoir aperçu une étoile filante.

Lorsqu’ils quittèrent enfin les jardins, la nuit tombait déjà depuis longtemps.

Et alors que Gwen et l’apprentie policière se tenaient quelque peu en retrait, admirant la Tour Eiffel s’illuminer d’une couleur or, la violoniste et le rouquin s’offrirent un premier et tendre baiser, sous un ciel rendu multicolore par le feu d’artifice, tandis que la lune elle-même, si blanche, semblait leur sourire.