La Menace de Chronos
– Interlude –
« Mais qu’est-ce qu’un conte, sinon une vision différente de la réalité ? » – Jean Van Hamme.
Il était une fois, dans un royaume enchanté fort, fort lointain… vivaient un roi et une reine.
Les sujets aimaient beaucoup leurs dirigeants : le roi était juste, fort et courageux, tandis que la reine était douce, intelligente et généreuse ; tout le pays enviait sa beauté.
Hélas, un grand problème demeurait : malgré l’amour passionnel qu’ils se vouaient, le roi et la reine ne parvenaient pas à avoir d’enfants.
Cela les attristait, et inquiétait beaucoup les sujets du royaume. En effet, toute la contrée attendait avec impatience la naissance d’un futur petit garçon, afin que celui-ci prît la place de son père et puisse lui succéder sur le trône l’heure venue – que se passerait-il, si le roi venait à ne pas avoir d’héritier ? Voilà qui annonçait des perspectives effrayantes.
Très soucieux, les deux souverains décidèrent alors d’envoyer des ambassadeurs par-delà le royaume, dans l’espoir que quelqu’un leur vînt en aide, et ainsi mettre fin à leurs angoisses et à leurs peines. Pour inciter le peuple à se manifester, une forte récompense fut même promise pour quiconque remédierait au problème du couple royal.
Hélas, les jours, les mois et les années s’écoulaient sans qu’on ne trouvât de solution. Mille fois, le royaume et ses environs furent explorés et retournés de fond en comble. Mille fois, les habitants furent questionnés et interrogés. Mille fois, on voyagea dans les pays avoisinants, en suppliant pour obtenir un peu d’aide.
Mais les humains comme les animaux ne possédaient aucun pouvoir qui permît à la reine d’avoir un enfant. Et les fées ne possédaient aucune magie aussi puissante non plus pour réaliser une telle prouesse. Le couple royal avait beau aller se rendre à toutes les eaux du monde : vœux, pèlerinages, menues dévotions, tout fut mis en œuvre, cependant rien n’y faisait.
Alors, sur son lit, la reine pleurait, de tristesse et de chagrin ; elle demeurait inconsolable, malgré le réconfort que lui apportait le roi.
Un jour, tandis que les ambassadeurs fouillaient pour la mille et unième fois le royaume, et que le suzerain s’affairait à gérer différentes affaires royales, sa belle épouse décida de se promener dans le grand parc du château, et choisit de s’arrêter pour se reposer, au bord d’une grande fontaine, à l’eau claire et cristalline.
Une grenouille, aux yeux clairs et à la peau vert pomme luisante, sortit alors en bondissant de l’onde translucide et se posa sur le rebord de la fontaine. La reine l’entendit avec surprise parler, à ce point que l’animal lui réclama même un baiser. Touchée par la demande, et point effarouchée par l’aspect peu engageant de la bête, la femme du roi consentit de bonne grâce à accéder à sa requête, prenant avec délicatesse dans ses mains la chétive pécore, et lui posa un délicat baiser sur les lèvres.
Aussitôt, l’amphibien se métamorphosa, dans une pluie de paillettes et de tourbillons, pour céder place à une créature de forme humaine. La vérité était toute simple : une grande enchanteresse, à la suite d’un mauvais sort lancé par l’un de ses semblables, avait revêtu l’apparence d’une grenouille, dont le seul remède pour la libérer de ce mauvais sort consistait en le baiser d’une personne au cœur pur, dans le cas présent, la femme du roi.
La pauvre reine, encore à sa surprise, ignora quoi dire ; voilà bien la première fois qu’une telle aventure lui arrivait. Voyant que la souveraine ne parlait guère, l’enchanteresse – fort belle, avec de longs cheveux soyeux, une robe mauve scintillante et une baguette magique – ayant eu vent par hasard du tracas de la jeune dame, s’adressa à elle en ces termes :
— Vous avez montré tant de bonté à mon égard, que je me dois de vous récompenser. Ainsi, soyez rassurée : dans neuf mois, au cœur du printemps, vous mettrez au monde non pas un, mais deux enfants.
Et ajoutant :
— Et d’ici quelques années, je vous prédis qu’un troisième enfant vous naîtra.
À ces mots, la reine ne se sentit pas de joie. L’émotion la submergea à ce point, qu’elle se sentit mal et défaillit. Sitôt, nombre de servants et d’employés du palais accoururent à son chevet. On la ramena dans sa chambre au plus vite, et sa dame de compagnie l’éventa autant que possible, lui versant dans le même temps quelques gouttes de liqueur sur les lèvres, espérant par ce geste qu’elle retrouvât vite ses esprits. Dans le même temps, on fit quérir le roi sur-le-champ, afin qu’il se rendît de ce pas au chevet de sa femme.
Très inquiet, il déposa un baiser sur ses lèvres. L’instant d’après, elle ouvrit les yeux, comme si rien ne s’était passé, et conta au plus vite la bonne nouvelle apprise à son époux. Le roi, si heureux en entendant la prédiction de l’enchanteresse, missionna des ambassadeurs afin qu’ils transmissent cette joyeuse information dans tout le royaume et aux alentours. Des réjouissances furent organisées, et les sujets invités à partager le bonheur de leurs souverains.
L’excitation gagnait la contrée, au fur et à mesure que l’accouchement promis approchait. Comme prévu par la magicienne, la reine attendit deux enfants, en réalité des jumeaux : un petit garçon, qui naquit le premier, suivi quelques minutes plus tard d’une fille. Tous deux étaient fort ravissants, et le roi pas plus que la reine ne contenaient leur joie. Le peuple quant à lui, brûlait d’enthousiasme.
Comme le voulait la tradition, on célébra en grandes pompes la naissance des deux enfants. Les dirigeants des pays voisins, ainsi que les nobles en tous genres : marquis, ducs, comtes, et que sais-je encore, furent conviés. Les fées du royaume – il s’en trouva douze – se joignirent à la grande réception organisée pour l’occasion, ainsi que l’enchanteresse. Les scribes du pays s’accordèrent tous pour dire que jamais festivités n’avaient été plus somptueuses, plus extraordinaires, et plus merveilleuses que celles organisées alors. Elles durèrent plusieurs jours, et se soldèrent par un baptême, à la fin duquel, selon la coutume, il revenait aux fées de délivrer des dons aux deux enfants. Elles ne se firent pas prier, et dotèrent les deux nourrissons de toutes les qualités et de toutes les vertus possibles, en chant, en beauté, en musique, en sagesse, et à bien d’autres niveaux encore. De l’avis de tous, jamais célébration n’avait été plus grandiose. Au balcon, on présenta au peuple, pour la première fois, le futur roi du pays, qui gouvernerait à la suite de son père ; et à côté de cet héritier tant espéré, sa sœur, aussi radieuse.
Les deux enfants grandirent, entourés de l’amour de leurs parents, les dons des fées se développant avec naturel en eux au fur et à mesure des années qui s’égrainaient ; ils possédaient, disait-on, toutes les perfections imaginables. Dans les premiers temps, cependant, on craignit beaucoup pour la vie du petit garçon : il se trouva en effet fort malade, et nécessitait les soins et la surveillance constants des médecins. On craignit qu’il ne survécût pas. Mais grâce à la présence bienveillante de ses proches, du personnel médical et des fées, son état, quoique toujours préoccupant, se stabilisa.
Le temps s’écoula, suivant son cours, et les jours se suivaient et se ressemblaient, à la Cour. Trois ans plus tard, ainsi que l’enchanteresse l’avait prédit, la reine donna naissance à un troisième enfant, une adorable petite fille.
De nouveau, on organisa une grande cérémonie, sans rien laisser au hasard. On réinvita les fées et l’enchanteresse pour l’occasion, afin qu’elles fussent favorables à la petite princesse qui venait de naître. De nombreux nobles et souverains des pays voisins furent à nouveau conviés. Après le baptême, on organisa un festin pour les fées, sur une table dressée avec somptuosité ; on plaça des couverts magnifiques, avec un étui d’or massif, comportant une cuiller, une fourchette, et un couteau d’or fin garni de diamants et de rubis.
Mais par un malheureux hasard, il se trouva qu’il existait, en réalité, non pas douze, mais treize fées. La dernière fée – en réalité la cousine de l’enchanteresse – n’avait point été invitée, car voilà cinquante ans qu’elle vivait recluse dans une tour, sans jamais en sortir, à ce point qu’on la croyait décédée.
Elle fit irruption dans la salle, alors que le banquet commençait. On lui dressa avec chaleur et rapidité un couvert, mais hélas, il ne se trouva pas moyen qu’il fût en or, comme pour les autres, mais en argent, car on en avait juste fait fabriquer douze en or, pour les douze fées. Malgré toutes les bonnes intentions qu’on lui manifesta au cours du repas, elle ne démordit pas de l’idée qu’on la méprisait, et, jalouse du bonheur que connaissaient le roi et la reine, grommela quelque menace entre ses dents. Un des serviteurs, qui, par mégarde, entendit ces inquiétantes paroles, et effrayé à l’idée qu’il n’arrivât malheur à la petite princesse lors de son baptême, prévint l’enchanteresse. Celle-ci, horrifiée à l’idée que sa cousine qu’elle affectionnait tant commît des atrocités, et dotée de bon sens, décida de rester cachée derrière les portes de la salle où se déroulait le banquet, afin d’intervenir au jamais besoin.
Lorsque le baptême toucha à sa fin, chacune des fées, comme le prévoyait la coutume, se pencha sur le berceau et combla la princesse de toutes les qualités possibles et imaginables. Toutefois, lorsqu’arriva le tour de la dernière, baissant la tête de dépit, elle proféra cette sinistre prédiction :
— D’ici quelques temps, les enfants du roi et de la reine mourront, et le pays tombera en décrépitude, gouverné à jamais par les forces obscures.
A ces mots, l’effroi saisit chacune des fées ; l’assemblée se trouva fort émue, et personne n’osa plus prononcer un mot ; on croyait tout espoir perdu, suite à cette terrible prophétie. Cependant, voilà que l’enchanteresse, ouvrant les portes de la salle derrière lesquelles elle s’était dissimulée, s’approcha. Elle ne pouvait certes défaire le mauvais sort, mais pouvait néanmoins l’atténuer.
— Rassurez-vous, roi et reine ; vos enfants ne mourront pas. Simplement, votre fils se piquera le doigt à un rosier, et cela plongera le royaume dans un profond sommeil. Mais lorsque le prince atteindra dix-huit ans, un noble chevalier viendra briser la malédiction.
Cela rassura les parents, mais la consolation restait maigre. Dans l’espoir d’éviter qu’un tel drame ne se produisît, le roi ordonna que l’on coupât chaque plantes à épines, et que l’on brûlât le tout, y compris fuseaux, rouets, et autres instruments susceptibles de blesser. Des décrets furent publiés partout, afin d’éliminer tout risque.
Tandis que le banquet s’achevait sur une note bien sombre, l’enchanteresse se lança à la poursuite de sa cousine, afin de mettre un terme à ses sombres desseins. Hélas, malgré ses recherches, elle ne parvint pas à retrouver cette dernière.
Le temps continuant sa course normale, et les ans se succédant, il arriva que le jeune fils du roi eût huit ans. Un beau jour qu’il se promenait dans le palais, seul sans ses sœurs, il rencontra la fille d’une servante, du même âge que lui, et avec qui il se plut à jouer. S’amusant dans l’arrière-cour du château, le foulard de la fillette s’accrochât dans les branches épineuses d’un rosier, qui, semblait-il, on avait oublié d’enlever, malgré les ordres du roi.
En récupérant le châle, l’enfant se piqua, mais il ne lui arriva rien. Toutefois, en tournant la tête, il s’aperçut que la fillette avec qui, heureux, il jouait l’instant d’avant, s’était assoupie. Paniqué car elle ne répondait pas à ses tentatives de la réveiller, il rentra à l’intérieur du château, mais le même spectacle désolant s’offrit à lui.
Tous les employés du palais : marmitons, cuisiniers, vassaux, gouvernantes, officiers, gentilshommes, gardes, pages, femmes de chambres, valets, palefreniers et animaux, dormaient d’un sommeil profond, même si leur respiration suggérait que la vie les habitait encore.
Quant au roi, à la reine, et aux deux princesses, le jeune garçon eut beau chercher dans toutes les pièces du palace, il ne les trouva point. De désespoir, il pleura toutes les larmes de son corps.
Dans ce moment, la cousine de l’enchanteresse, que personne n’avait plus revue depuis sa fuite du banquet, enleva le petit garçon, et l’emprisonna au sommet de la plus haute tour du château. Le jeune prince, si abattu, ne résista pas. La méchante fée en profita pour s’accaparer le pouvoir dans le château, et imposer un mode de vie injuste et très contraignant au peuple du royaume ; les impôts devinrent drastiques, les libertés supprimées ; il ne devait jamais plus y avoir de joie dans le pays. De puissants mages se chargeaient de faire respecter la loi, et ceux qui s’y opposaient terminaient condamnés au bûcher.
Chaque jour, la vilaine fée montait dans la plus haute tout du château, où se trouvait le petit garçon, pour lui apporter à manger et à boire. Bien qu’elle lui fît croire qu’elle l’avait pris sous son aile et qu’il n’avait rien à craindre, elle attendait l’occasion idéale pour l’anéantir d’un simple sortilège, et le faire disparaître à jamais.
Chaque nuit, le jeune prince se rendait aux barreaux de sa fenêtre, d’où il pouvait voir le ciel, et suppliait que l’on lui rendît ses parents et ses sœurs ; il ignorait en réalité que tous les quatre avaient été changés en statues de pierre par la méchante fée. Dans le royaume, la situation devenait de plus en plus invivable, et empirait de jour en jour. Les souverains manquaient beaucoup à leurs sujets.
Un soir, alors que le fils du roi approchait de ses dix-huit ans, la lune, les étoiles et le soleil furent si touchés par ses complaintes, qu’ils décidèrent d’agir, et choisirent de demander de l’aide. Le noble chevalier d’un pays voisin, qui se promenait par hasard dans le coin, eut ainsi, un jour, la surprise de voir l’enchanteresse lui apparaître.
— L’heure est venue de briser la malédiction. Rends-toi au château, à quelques lieues d’ici. Tu trouveras une sorcière, que tu devras affronter, afin de libérer le royaume d’un mauvais sort qui perdure depuis trop longtemps.
Le valeureux cavalier accepta aussitôt, et, sur sa blanche monture, l’air altier, chevaucha vers le palais – chose peu aisée, car de hautes ronces et des broussailles piquantes poussaient et rendaient l’accès difficile, et il éprouva toutes les peines du monde à progresser et à se frayer un chemin. Mais, aidé par la chaleur du soleil le jour, guidé par la lueur des étoiles et la beauté de la lune la nuit, il arriva à destination après plusieurs jours, où, selon les indications de l’enchanteresse, il trouva sa cousine, la méchante fée, qu’il combattit avec bravoure à l’aide de son épée, repoussant de sa lame tous les sorts qu’elle lui lançait. Lorsque celle-ci, en ultime recours, se transforma en un dragon imposant, il lui planta son épée en plein dans le cœur.
Aussitôt, le combat s’acheva. Le chevalier avait triomphé, et le sortilège pesant sur le royaume disparut. D’un coup, le personnel et les animaux du château se réveillèrent, et le roi, la reine et leurs deux filles retrouvèrent leur apparence d’origine. Enfin libéré de sa prison, le jeune prince courut les rejoindre – ce qu’ils avaient tous grandi ! Il les enlaça tous tendrement, et ils pleurèrent de joie pendant un long moment.
Pour célébrer la levée de la malédiction et le bonheur retrouvé, on organisa un somptueux banquet, qui resta gravé dans les annales, et dont on parle encore aujourd’hui. Le chevalier fut récompensé en conséquence, et obtint même le poste de commandant en chef des armées, ainsi que l’aînée des deux filles du roi ; on consentit aussi à ce que le prince épousât la fille de la servante, devenue une fort belle jeune femme, et dont le frère cadet se maria à la seconde princesse.
Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.