La Menace de Chronos

Chapitre 15 : Partie I ~ Remonter dans le temps – Chapitre XIV –

8504 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 11/08/2023 00:11

– Chapitre XIV –

    

« L'amour est si exigeant, si égoïste, qu'il fait rarement le compte des sacrifices qu'il impose. » – Victor Cherbuliez.


C’était dit.

Raphaël et Marie attendaient de moi une explication.

Mais quoi comme explication, au juste ?

Raconter les événements dans les moindres détails m’apparaissait compliqué. Je ne sais même pas par où commencer. La peur me tenaillait. La simple idée de perdre à jamais leur confiance me terrifiait – dans un sens, n’était-ce pas déjà le cas ? Cependant, je ne pouvais plus reculer. Et une voix en moi me convainquait de garder espoir.

Marie, qui jusque-là conservait sa tête enfouie dans ses genoux, la redressa et me regarda de nouveau. Elle ne semblait pas en colère, mais déterminée.

–       J’approuve Fantôme R. Nous avons le droit à des réponses de ta part.

En d’autres termes, elle exigeait de moi que je lui racontasse tout depuis le début. Son attitude, d’un coup si distante, me rappela celle de la duchesse lors de sa confrontation à l’Opéra avec l’adolescente. Incroyable, elles ont la même expression, dans les traits. Elles étaient bien mère et fille.

J’inspirai. Il était temps de leur avouer la vérité. Pour recommencer sur des bases saines et remettre les compteurs à zéro, je me devais d’être honnête avec eux. Nous allions devoir coopérer pour nous échapper d’ici. Il allait falloir que je leur prouvasse que je me trouvais dans leur camp et qu’ils pouvaient compter sur moi. Ce qui, j’en ai conscience, ne va pas être chose aisée.

Mais je devais essayer. Je refusais de rester là sans rien faire ; à nous trois, nous trouverions une solution pour que toute la ville ne pâtît pas de l’arme destructrice de Napoléon. Je ne suis pas sûre qu’ils aient envie de s’associer avec moi, mais le temps joue contre nous…

Si leur détailler mon implication dans cette affaire permettait d’aider à ce que nous collaborâmes et que je remontasse dans leur estime, alors je m’exécuterais de bon cœur. Ça ferait passer le temps, en attendant que l’on vînt nous chercher.

–       … D’accord. Demandez-moi ce que vous voulez, j’essayerai d’y répondre au mieux.

Les choses à expliciter ne manquaient pas, que cela concernât Graf, les jardins suspendus ou encore Napoléon. Quant à quoi évoquer en premier… Le choix revenait aux deux adolescents.

Une liste interminable de questions m’attendait, à n’en pas douter. Néanmoins, je percevais la satisfaction émanant d’eux en sachant je répondrais à leurs questions. Si ça peut vous aider…

–       Pour commencer, moi, je veux savoir quels sont tes liens avec Bonar et Jean-François, attaqua Raphaël.

–       Moi aussi, j’aimerais bien que tu développes cette partie. Tu connais leur organisation, n’est-ce pas ? ajouta d’un ton plus doux la violoniste.

La question me surprit. Je ne pensais pas qu’ils m’interrogeraient sur ça – tant d’autres questions pertinentes méritaient des réponses ! En même temps, il fallait bien commencer quelque part. Ça ne me plaisait pas de passer par là, mais je me trouvais obligée d’apporter des précisions aux zones d’ombres existantes. Et commencer par mes rapports avec Napoléon et son groupuscule constituait un bon point de départ, je ne pouvais le nier.

Nous resterions bloqués ici, si je ne me lançais pas, et Napoléon s’occuperait bien vite de nous régler notre compte si nous tardions à réagir. Pour s’en sortir, l’entraide s’avérait primordiale. C’était le moment de se jeter à l’eau. Un peu de courage.

Je soupirai.                                                                                                                                                                                  

–       Elle s’est occupée de moi quand j’étais petite, puisque je n’avais plus de parents. Grâce à elle, j’ai pu grandir normalement. Je mentirais en disant que je ne leur dois rien. Donc, quand ils ont eu besoin de moi, je ne pouvais pas refuser.

J’avais insisté sur ces deux mots en espérant qu’ils comprissent que mon engagement là-dedans tenait plus de la nécessité que d’un réel choix de ma part. Sinon, je n’aurais jamais pu étudier à l’école, ni me nourrir, ni me vêtir… En résumé, j’aurais été livrée à moi-même, et je n’aurais pas survécu. Je n’avais que trois ans quand l’organisation m’avait prise sous son aile – comment étais-je censée savoir qu’elle nourrissait de sombres desseins, alors que j’étais une enfant ? J’avais une mentalité de petite fille à l’époque, pas d’adulte !

On ne pouvait pas. On ne pouvait pas tout me reprocher, me rejeter la faute, en prétextant que j’aurais pu partir à la première occasion. C’était trop facile. J’avais été emprisonnée dans une spirale infernale dont il m’avait été impossible de me libérer. Et où serais-je allée, seule et sans repères ? Raphaël, qui n’avait plus ses parents auprès de lui et se débrouillait par lui-même au quotidien, savait la galère que ça représentait de survivre sans personne à vos côtés pour vous épauler. Ce n’était pas une existence décente, pour des jeunes. C’était pour cela que les parents existaient : pour veiller sur leurs enfants, s’assurer qu’ils grandissent heureux, et leur offrir le plus merveilleux des avenirs. Un enfant avait besoin de ses parents, l’évidence crevait les yeux. Moi, je n’en avais pas eu, et sans l’organisation pour s’occuper de moi, je ne vivrais plus. Je n’étais rien pour eux, rien qu’un môme en tort face à des adultes, je le savais bien. Et pourtant, je leur devais tout. Je comprenais que Raphaël m’en voulût, mais il n’était pas à ma place. J’avais juste fait ce qu’on attendait de moi.

–       Donc, ton but, c’était de remettre Napoléon au pouvoir ? cracha avec colère l’adolescent. Et tu ne t’es jamais dit que c’était complètement stupide, d’obéir ainsi, aveuglément ?

Je faillis me relever d’un bond, piquée au vif, et lui répliquer quelque chose de cinglant, mais je parvins de justesse à me maîtriser. Calme-toi, Gwen. Te montrer agressive, en cet instant, est bien la pire des manières dont tu puisses réagir. J’avais trahi leur confiance, c’était normal que le rouquin se montrât très antipathique à mon égard. Respire. Il fallait dialoguer de façon constructive. Sinon, nous aggraverions nos problèmes.

Pourquoi le fils d’Isaac ne voyait-il pas les choses de mon point de vue ? Il ne me connaissait pas, et se permettait de me juger ! Je réfléchis, mais aucun argument ne me semblait assez fort pour le convaincre. Cette discussion nous montait les uns contre les autres, comme Léonard le voulait. Et j’ignorais comment arranger la situation.

Essaye. Même si cela me coûtait, et que je doutai qu’ils comprissent mes motivations – surtout Raphaël – je pouvais me défendre, sans pour autant justifier ou minimiser mes actes. Ils se forgeraient leur propre opinion.

–       Si j’ai agi comme l’ai fait, c’est parce que j’avais un pacte avec Bonar : si je vous empêchais de lui nuire, il me restituerait tout ce que j’avais perdu et qui comptait pour moi.

Je ramenai mes genoux contre moi et les entourai de mes bras, avant d’y poser ma tête.

–       Le fait est que maintenant, il ne risque plus de me rendre quoi que ce soit, murmurai-je, la voix brisée et le cœur lourd.

Le rouquin ne tarda pas à réagir. Ses paroles acerbes se répercutèrent contre les parois des murs.

–       Ah ah, bien fait pour toi. Tu n’avais qu’à pas gober les mensonges d’un despote ressuscité et nous manipuler pour servir égoïstement tes intérêts–

–        Stop, Raphaël, l’interrompit Marie avec fermeté. Elle culpabilise suffisamment sans que tu n’enfonces le clou.

–       Pas assez à mon goût, rétorqua-t-il, et la colère mêlée de rancœur suinta de chacun des mots qu’il prononça.

Son interlocutrice soupira, avant de se tourner vers moi.

–       Excuse-le, Gwen. Ça lui passera. Nous savons tous les deux ce que ça fait de perdre quelque chose, affirma-t-elle en regardant dans la direction de Raphaël d’un air accusateur. Quoi que ce soit comme objet, je suis certaine que tu le retrouveras ! tenta-t-elle de me rassurer.

Si seulement ça n’avait été que ça…

–       En tout cas, moi je t’aiderai ! Si tu me dis à quoi ressemble ce que tu cherches, on le récupérera en un rien de temps !

Mes yeux s’embuèrent de larmes.

–       … Gwen ? appela Marie, inquiète face à mon silence. Est-ce que ça va ?

Tout craqua à l’intérieur de moi. Des sanglots incontrôlables secouèrent tout mon corps de part en part comme un violent séisme, tandis que ma vue se brouillait au point où je ne distinguais plus rien autour de moi.

Je me recroquevillai en enfouissant ma tête dans mes genoux, incapable de me calmer et de m’arrêter de pleurer. Du liquide brûlant et salé coulait le long de mes joues, et la peine intense qui déferlait en moi me provoquait à intervalles réguliers des hoquets aigus. En plus de cela, une grosse boule dans ma gorge m’empêchait de prononcer le moindre mot, et les reniflements ne tardèrent pas à arriver.

Que j’aurais aimé que des bras chauds viennent m’enlacer avec tendresse et me réconforter.

–       Ah non ! s’insurgea Fantôme R, tandis que je continuais de pleurer à chaudes larmes. Tu ne vas pas jouer les victimes et te mettre à chouiner, maintenant ! C’est trop facile ! Tu nous dois encore des explications !

–       Raphaël, voyons, ne la brusque pas comme ça, déclara son amie. Elle a besoin d’un peu de temps tranquille, n’est-ce pas ?

Noyée dans mon chagrin et incapable de répondre, je hochai la tête afin d’approuver les propos de la musicienne. Je ne pouvais pas continuer, pas sur ce sujet-là, très sensible pour moi. Les deux adolescents le comprirent ; ils n’insistèrent pas, et ne prononcèrent pas le moindre mot à mon encontre, ni entre eux. Raphaël poussa un long soupir à la fois désabusé et contrarié, mais le silence, troublé par mes sanglots, régna dans la salle.

Au bout de quelques minutes, je regagnai un semblant « d’état normal », pour ainsi dire. Mes yeux étaient bouffis, et mon nez coulait, mais mes yeux et mes joues ne comportaient plus de traces d’humidité, et je respirais de nouveau normalement, ou presque.

Le voleur et la fille de la duchesse perçurent l’amélioration de ma condition, car je sentis leurs regards se poser sur moi. Ils attendaient la suite de l’histoire, de me poser d’autres questions, et je ne pouvais pas retarder l’échéance pour l’éternité. Lorsque la blonde porta sur moi un regard interrogateur teinté d’inquiétude, je la rassurai d’un signe de tête, l’invitant à reprendre la conversation.

–       On peut continuer ? Super, constata le fils d’Isaac en se redressant, le dos collé contre le mur de sa cellule. Parlons de cette fille rousse : d’où elle te connaît ?

Il n’éprouvait pas beaucoup de compassion à mon égard. Il avait prononcé cette réplique d’un ton sec, presque sauvage, cassant. Je n’aurais jamais cru qu’il en voulût autant à quelqu’un. En même temps, à quoi d’autre je m’attendais ? Il a passé plusieurs jours derrière les barreaux, par ma faute. S’il voulait régler ses comptes avec moi, ce que je comprenais, il valait mieux commencer par s’échapper d’ici, en prêtant attention à nos ennemis, ce qui incluait la fille aux cheveux flamboyants.

Je fronçai les sourcils. Cette rouquine… Elle représentait le point le plus obscur de toute cette histoire. Qui est-elle, bon sang ?! Sur le plan physique, elle paraissait liée à Raphaël, et je ne pouvais m’empêcher de penser qu’elle appartenait à sa famille, le plus probable étant qu’il s’agît de sa sœur. Mais, je ne l’ai jamais vue… si ?

–       Je ne sais pas qui c’est, d’ailleurs j’ignore qui elle est.

–       Pourtant, elle avait l’air bien renseignée sur toi, ironisa le rouquin.

–       Raphaël, je te jure que je n’ai rien à voir avec cette fille. J’ai fait une erreur très stupide, je le reconnais. Mais j’ai changé. Tout ce que je veux, maintenant, c’est sortir de cette prison et mettre un terme à ces jardins.

–       C’est un peu trop tard pour ça, répondit-il de manière cinglante.

Mon moral chuta, atteignant des profondeurs inexplorées. Que l’adolescent refusât d’accepter ma version des faits me blessait. Qu’est-ce qu’il cherche ? Qu’est-ce qu’il attend de moi ? Voulait-il que je m’agenouillasse et que je le suppliasse de me pardonner ? Que je mourusse crucifiée ? Que je me confessasse à la police et terminasse ma vie derrière les barreaux ? Je me sentais mal d’avoir créé autant de problèmes, me faire culpabiliser n’améliorerait pas la situation, même si toutes les excuses du monde n’arrangeraient rien non plus.

Posant ma tête sur mes genoux repliés contre moi, je décidai d’abandonner. Raphaël ne changera pas d’avis, il est bien trop têtu. Inutile de poursuivre cette discussion, il préfère croire une inconnue rousse sortie de nulle part plutôt que d’accorder du crédit à mon histoire. De plus, les Chevaliers diaboliques qui gardaient l’entrée de la prison risquaient de nous entendre… et de nous punir.

Une goutte d’eau s’écrasa au sol. Depuis combien de temps nous retenait-on ici ? Paul Vergier et ses hommes étaient-ils parvenus à utiliser la Tour Eiffel pour accéder aux jardins ? Charlie les accompagne, elle est intelligente, inutile de s’inquiéter. Il fallait se raccrocher à la moindre lueur d’espoir. Mais mon énergie physique et mentale s’épuisaient. Existait-il un rayon de soleil, dans cette tempête déchaînée ? Je fermai les yeux. Si j’avais juste demandé de l’aide aux deux adolescents, au lieu de me liguer contre eux ! Aucun de nous ne se trouverait dans le pétrin.

J’entendis un bruit provenir de la cellule en face de la mienne. Dans un premier temps, je n’y prêtai pas attention et restai repliée sur moi-même. Mieux valait ne pas bouger. De toute façon, plus personne ne me soutient. Je voulais que tout s’arrêtât.

Et puis, le son parvint à mes oreilles.

–       Moi j’ai confiance en toi, Gwen.

Je sursautai et tournai la tête. À genoux devant les barreaux de la porte de sa geôle, les mains sur ses cuisses, Marie me regardait avec calme, un sourire timide courbant ses fines lèvres. Marie… C’est toi qui viens de me dire ça ? Elle détourna le regard, gênée. Je clignai des yeux, décontenancée. Vraiment ? Tu crois vraiment en moi ? Comment pouvait-elle à ce point avoir foi en moi, après ce qu’elle venait d’apprendre ?

Raphaël s’insurgea dans sa cellule, mais la blonde ne l’écouta pas, et lui demanda de se calmer et d’utiliser son énergie pour trouver une façon de quitter nos prisons. De nouveau, elle concentra son attention sur moi, hésita, puis se lança.

–       Quand tu m’as protégée à Notre-Dame, face à Napoléon… Et quand tu es venue me réconforter à Montmartre…

–       Ce n’est pas moi qui aurais dû être avec toi, lors de ces instants-là, mais Fantôme R–

–       Exact, coupa ce dernier. C’est moi qui aurais dû te rencontrer aux Champs-Élysées, moi qui aurais dû te protéger de Napoléon, moi qui aurais dû venir te consoler à Montmartre, et moi qui aurais dû danser avec toi à Versailles. Mais ça n’a jamais eu lieu, parce que Gwen a tout bouleversé ! s’emporta-t-il.

Un silence ponctua ces paroles. Mais comment cette fille rousse a-t-elle pu lui raconter ça ? songeai-je, éberluée d’entendre Fantôme R retracer ces événements, alors qu’il n’y avait pas participé. On aurait juré qu’il les avait vécus, et le pire, c’était que j’avais senti de la déception et de la tristesse plus que de la colère, dans sa voix.

Se pouvait-il qu’il eût été blessé, de ne pas avoir partagé ces aventures avec Marie ?

Je ne savais pas Raphaël si frustré ; il ne connaissait la violoniste que depuis hier soir et paraissait pourtant déjà beaucoup tenir à elle. Pourquoi j’ai l’impression que, quoi qu’il se passe, ces deux-là sont destinés à finir ensemble ? Jamais aucun couple ne m’avait paru plus évident.

–       Peu importe, répliqua Marie. C’était toi qui étais là, Gwen, et je sais que tu ne jouais pas la comédie, même si c’était ce que tu voulais faire croire. Les sentiments ne mentent jamais, et je sais que les tiens étaient purs.

–       Marie, s’écria son ami en se relevant, qui peinait à se contenir, ouvre les yeux ! Elle a fait tout ça sans se soucier de personne, et elle se moque bien de toi !

Il perdait son sang-froid, secouant avec violence les barreaux de sa prison en me foudroyant du regard. Jamais tu ne me pardonneras, pas vrai ? Recevoir la bénédiction de la musicienne m’apportait de la joie et réchauffait mon cœur, mais je savais que cela allait de pair avec sa nature douce et généreuse, et sa religion. Raphaël possédait lui un tempérament plus affirmé et réaliste. Obtenir son soutien… m’aurait apaisée.

–       Fantôme R, l’apostropha Marie d’une voix légère qui le calma quelque peu, je comprends que tu lui en veuilles, mais jusqu’ici, c’est moi qui ai passé le plus de temps avec elle, et je sais qu’elle ne simulait pas ses émotions. Je te le répète, Gwen, tu as toute ma confiance.

–       Ouais, ben pas la mienne, trancha d’un ton sec le rouquin. Et tu peux toujours courir pour l’obtenir. Tu as trop saccagé ma vie pour que j’envisage de te pardonner.

Je soupirai sans rien répondre, triste, tandis qu’il se rasseyait dans sa cellule. Le silence retomba dans la salle. Personne n’osait plus dire un mot : la violoniste devinait inutile une quelconque tentative pour convaincre le rouquin ; pour ma part je craignais d’envenimer la situation en ajoutant le moindre mot, et le voleur préférait ruminer dans son coin, plutôt que de papoter.

D’interminables minutes s’égrenèrent, dans un mutisme effrayant, ponctué par la chute de gouttes d’eau contre le sol. Je frissonnai, tant à cause de la température fraîche que de l’atmosphère lugubre du lieu.

–       Dis, Gwen, m’appela avec gentillesse la jeune fille, tu as dis que l’organisation t’avait élevée parce que tu n’avais personne, mais Jean-François est ton oncle, n’est-ce pas ?

–       En fait, non pas du tout, avouai-je d’un air désolé. Mais quand je suis arrivée du futur, c’est la seule excuse valable que j’aie trouvée pour ne pas… éveiller tes soupçons.

À ce moment-là, l’envie de tout lui expliquer par rapport à sa mère et à Graf me traversa l’esprit, mais un bref instant seulement avant que je ne me ravisasse. Lui raconter la vérité par rapport à son ascendance ne me revenait pas à moi, mais à la duchesse. Élisabeth méritait de lui dévoiler qu’elle était sa maman, je ne disposais d’aucune légitimité à empiéter sur sa vie privée, à elle et à celle de sa fille. Néanmoins, je pouvais préciser certains faits.

–       Tes origines te rendent très spéciale Marie : il n’y a que toi qui peux provoquer l’apparition des jardins suspendus.

–       Mes origines ? souffla cette dernière, incrédule. Est-ce que ça signifie… que tu connais ma mère, par hasard ?

L’espoir dans sa voix et ses yeux brillants posés sur moi me pincèrent le cœur, et je me mordis la lèvre. Je me retrouvais coincée, à trop parler. Pardon, Marie. Tu connaîtras la vérité en temps voulu, mais pas de ma bouche. Et pas dans l’immédiat.

–       T’inquiète, Marie. Gwen essaye à coup sûr de te donner de faux espoirs, elle ment encore, ricana le voleur, amer.

Je fronçai les sourcils, blessée. Hé, doucement s’il te plaît. Je t’assure que j’ai eu mon compte de remarques piquantes pour aujourd’hui.

–       En tout cas, je sais que Jean-François avait découvert ton secret, et voulait se servir de toi avec pour but ultime de remettre Napoléon sur le trône.

L’intéressée écarquilla ses grands yeux, poussant un cri d’étonnement. Elle n’eut guère le temps de me questionner plus à ce sujet : d’un coup, des éclats de rire clairs et bruyants résonnèrent dans la salle. Allongé sur le sol de sa cellule, Raphaël partait dans une crise de fou rire qu’il ne parvenait pas à contrôler. La violoniste et moi échangeâmes un regard intrigué. Qu’est-ce qui lui prend ? De grosses larmes roulaient sur ses joues. Je sais que Fantôme R n’est pas du genre à se prendre au sérieux, mais là, quand même… L’occasion est très mal choisie pour se mettre à rigoler. Surtout sur un tel sujet. Reprenant peu à peu son sérieux, l’adolescent expliqua :

–       Je trouve que… Hi hi… que Jean-François a bon dos, dans cette histoire ; t’as oublié de mentionner que si on est dans le pétrin, c’est SURTOUT à cause de toi… Ah ah ah, et après tu veux nous faire croire que tu n’y es pour rien ! C’est trop drôle !

Il repartit dans une nouvelle crise de fou rire, sans s’interrompre. Je posai ma main gauche sur mon front, fermant les yeux, désabusée, tandis que Marie levait les yeux au ciel. Elle s’apprêtait à l’enguirlander, mais je la convainquis de le laisser s’amuser seul, bien que je ne comprisse pas ce qu’il y avait d’amusant dans cette affaire. Je haussai les épaules, d’un air blasé. Ce doit être sa manière de supporter la situation problématique dans laquelle nous sommes. Comme le disait Figaro dans la pièce de théâtre Le Barbier de Séville : « Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer ». De toute façon, au point où nous en étions…

Marie s’adossa au mur de sa cellule, la tête baissée, et l’air songeur, tandis que le rire de Raphaël ne baissait pas d’un décibel. Par rapport à lui, elle apparaissait très mature. Après une tentative de se réchauffer en se frictionnant les bras, elle se tourna vers moi, haussant la voix pour couvrir le bruit généré par son voisin de cellule.

–       Quand nous sortirons d’ici, nous devrons trouver un moyen de stopper ces jardins. Sais-tu comment y parvenir ?

Raphaël cessa aussitôt de rire, comme par magie calmé ; d’un coup, il redevint sérieux, et toute ouïe : le devoir de protéger à tout prix Paris reprenait le dessus en lui. Ce n’est pas trop tôt. Parce que, mine de rien, j’allais avoir besoin de son aide.

Pour commencer, il faudrait récupérer le bracelet de Tiamat et le violon, qui se trouvaient, je l’espérais, dans les jardins. Et prier pour que l’organisation ne les ait pas déjà en sa possession. Fondue nous aiderait peut-être à les retrouver, mais son propriétaire occupait seul les cachots. Il accompagnerait sans doute les Vergier et la police lorsque ceux-ci parviendraient à monter jusqu’ici.

Je m’apprêtais à expliquer aux deux adolescents comment s’y prendre pour mettre fin à cette folie lorsque les portes en bois de la salle s’ouvrirent, laissant apparaître six Chevaliers diaboliques, qui déverrouillèrent les portes de nos prisons respectives et nous forcèrent à les suivre en nous maintenant avec violence par les bras. Voilà notre escorte, songeai-je, ironique, tandis que leur poigne de fer me broyait les biceps.

Impossible de tenter la moindre action, leur puissance dépassait la nôtre ; nous ne gagnerions jamais face à eux, même à trois. Ils nous contraignirent à traverser un couloir, puis à tourner à droite, avant d’emprunter des petits escaliers qui menaient à l’extérieur.

D’emblée, je constatai le ciel d’un gris presque noir qui ne présageait rien de bon. Le vent soufflait avec une force incroyable, transportant avec lui des particules à la fois terreuses et sableuses qui collaient à la peau. Passant entre deux colonnes de marbre sculpté, nous arrivâmes devant une statue ailée en bronze et fûmes amenés devant une grande fontaine, de laquelle une eau claire jaillissait. À côté, face-à-face, Napoléon et Jean-François discutaient, très absorbés par leur conversation ; le bruit de l’onde qui coulait couvrait leur voix. Une peur panique s’empara de moi en les apercevant. Qu’est-ce qu’ils vont faire de nous ? Je ne pouvais plus reculer, les sbires de l’empereur me forçant à avancer. Le bruit de nos pas sur le sol dallé attira leur attention ; les Chevaliers consentirent enfin à nous lâcher quelque peu. Sous le vent, les feuilles des buissons alentours s’agitèrent avec frénésie. Léon nous regarda, tout sourire.

–       Tiens donc, mais regardez qui voilà ! Parfait, nous allons pouvoir nous occuper des choses sérieuses. Je dois admettre – il avança d’un pas vers moi – que tu m’as énormément déçue, Gwen, déclara-t-il en prenant dans sa main abimée par le temps mon menton pour le soulever et me forcer à le regarder.

Mes traits se crispèrent sous le dégoût, mais je soutins avec fierté son regard.

–       Dans ce cas, fais ce que tu veux de moi, mais libère Marie et Raphaël, le suppliai-je en les désignant d’un mouvement de tête. Tu as ce que tu voulais, ça ne te servirait à rien de les garder prisonniers…

–       Gwen… souffla tristement la blonde, derrière moi.

–       Tu n’es plus en position de demander quoi que ce soit, rétorqua avec gravité Napoléon en fronçant les sourcils. Les traîtres dans ton genre ne méritent qu’un seul châtiment.

La mort.

–       Cependant, je suis d’humeur clémente, aujourd’hui. Si tu me supplies à genoux, je peux te laisser une occasion de te racheter et de siéger à mes côtés. De siéger aux côtés du plus puissant gouverneur de France.

Je ne retins pas un léger sourire de franchir mes lèvres en entendant ces fanfaronnades.

–       C’est un peu grâce à moi si tu es victorieux aujourd’hui, Napoléon Bonaparte. Et pour un grand dirigeant, je te trouve bien souvent mis en déroute par de simples adolescents.

Marie retint une exclamation, tandis que Fantôme R pouffait de rire. Mon audace, mon impertinence voire mon insolence me coûteraient très cher, mais je pensais ce que je venais de dire : sans moi, les événements auraient recommencé comme l’an passé, signant une énième défaite de Léonard et de son groupuscule extrémiste. Et un voleur à peine majeur avait réussi à lui tenir tête durant trois jours, avant de le vaincre à lui tout seul ou presque, aidé d’une talentueuse musicienne et d’une détective en herbe.

Alors oui, il prenait un peu trop la grosse tête.

Mon humour ne plut pas à nos adversaires. Bonar serra les dents, touché en plein dans son ego, tandis que l’ancien tuteur de la violoniste bouillait de rage.

–       Sale peste ! À genoux devant l’empereur !

Le brutal coup qu’il me décocha dans le ventre m’obligea malgré moi à m’exécuter, et je me retrouvai au sol, pliée en deux et grimaçant de douleur. Une côte – la même que cette fois-là, et toutes les autres – craqua. Les deux adolescents derrière moi crièrent mon prénom avec une angoisse perceptible. Aïe… Il n’y a pas été de main morte… Et avec les sbires derrière moi, impossible de m’échapper.

Tout cela me rappelait de très mauvais souvenirs.

–       Je vois que tu n’as pas perdu la main, Jean-François. Ça devait te manquer, de ne plus pouvoir me frapper comme tu le voulais, pas vrai ?

À l’époque où, petite, j’allais à l’école primaire, et qu’il me surveillait souvent, les coups pleuvaient au quotidien, et je savais qu’il adorait ça. Déménager et entrer au collège puis ensuite au lycée avait calmé la situation, mais pas totalement, loin de là. Et aujourd’hui, comme pour les fois précédentes, il n’espérait – n’attendait – qu’une seule chose : se déchaîner sur moi. J’ai l’habitude, songeai-je avec tristesse, encore à terre. Mes relations avec le cousin de la duchesse se caractérisaient par une violence sans nom de sa part depuis ma plus tendre enfance. Et cela ne changerait pas aujourd’hui.

Tant qu’il ne s’en prenait pas à Raphaël ou Marie, je pouvais bien souffrir autant que cela le chantait.

–       Espèce de– commença-t-il en levant une main en l’air, prêt à me gifler.

–       Il suffit, Graf, l’interrompit la voix de son chef. L’agresser ainsi ne servira à rien.

Son subalterne ne protesta pas et me lança un regard noir, les dents serrées, avant de reculer de quelques pas, pour laisser la place à son dirigeant, qui s’avança vers moi avec assurance.

–       Gwen, ma petite chérie, tu sembles avoir oublié la raison pour laquelle tu nous as rejoints ; c’est fâcheux…

Il claqua des doigts ; à cette commande, deux des Chevaliers derrière moi m’attrapèrent par surprise chacun sous le bras et me forcèrent à me remettre debout, m’arrachant un gémissement de douleur. Ils se retinrent de plaquer leurs épées acérées sur mon maigre cou pour abréger ma vie juste parce que leur supérieur ne leur en intima pas l’ordre. Mais il se débarrasserait bientôt de nous, à n’en pas douter.

–       Elle aurait été tellement heureuse de te voir, aussi… épanouie, ironisa-t-il dans un grand sourire à mon attention. Malheureusement, elle ne risque plus jamais de te retrouver.

Un cri de panique aigu franchit mes fines lèvres en même temps que je relevais la tête, posant sur lui un regard terrorisé.

–       Non, attends ! Elle n’a rien à voir avec cette histoire ! Ne lui fais rien, s’il te plaît !

–       Il fallait y réfléchir avant, ma chérie.

Mon cœur tambourinait contre ma poitrine, de manière si assourdissante que je ne parvenais plus à distinguer les sons et l’environnement autour de moi. Et les bouffées, mélange de chaleur et d’angoisse, que j’éprouvai suite à cette discussion, n’arrangeaient pas la situation. Il se moquait bien de mes supplications, rien ne changerait sa décision.

À quelques mètres derrière moi, les deux amis, toujours sous bonne garde des sbires, ne comprenaient pas ce qui se déroulait devant eux, mais le rouquin ne se gêna pas pour interpeller Bonar et exiger des réponses.

–       « Elle » ? Mais enfin, de qui est-ce que tu parles ?! s’écria-t-il à l’attention du quadragénaire.

–       Oh, je pensais que votre nouvelle amie vous avait déjà expliqué de quoi il retournait, mais elle préfère vous cacher ses secrets, s’amusa-t-il. Mais comme je l’ai dit, je me sens d’humeur magnanime, alors je vais vous expliquer.

Ses petits yeux noirs me dévisagèrent, provoquant en moi une atroce sensation de malaise.

–       Cette chère Gwen devait se débarrasser de Fantôme R et ramener Marie ici. Pour s’assurer de sa totale coopération, nous lui avions promis une immense récompense, en pensant que cela la pousserait à servir son empereur.

Il secoua la tête et soupira, très déçu.

–       Mais hélas, elle tenait à ce point à vous deux qu’au bout du compte, elle a été incapable de nous aider… même pour elle.

Je me raidis. Il n’avait aucun droit de parler ainsi de ce sujet-là, ni d’évoquer avec autant de légèreté mes affaires personnelles devant les autres.

Ce comportement n’augurait rien de positif. Sans attendre aucune réaction de ma part, ni me permettre de répondre, Bonar ordonna d’une voix rauque et ferme à ses Chevaliers de me changer de position. Un brutal demi-tour plus tard, toujours sous bonne garde, je me retrouvai contre mon gré face au rouquin et à la blonde, qui gardèrent les yeux rivés sur moi.

L’empereur se plaça à mi-distance entre nous trois. Avec une vivacité déconcertante, il dégaina soudain son épée, nous arrachant à chacun un cri, et en pointa le bout sur le creux de mon cou.

Mais, contrairement à ce que je craignais, il ne m’égratigna pas ni ne me blessa ; il ne s’agissait pas là de son intention, puisque la pointe de l’arme se contentait d’effleurer ma peau. Par contre, sur le dessus de sa lame brillait un éclat argenté.

Celui de mon pendentif.

Je me liquéfiai sur place. Depuis le début, il voulait en arriver là.

–       Je savais que tu l’avais conservé. Tu es tellement sentimentale.

Son ricanement moqueur agressa mes oreilles. Il a raison… songeai-je, dépitée, en avalant ma salive. J’aurais dû laisser le bijou caché dans mon soutien-gorge, et au lieu de ça, j’avais été assez folle pour le rattacher autour de mon cou, parce que je croyais que personne ne remarquerait rien.

–       Ce collier… souffla Marie. Gwen le portait quand nous avons échangé nos vêtements.

Raphaël essaya de se pencher en avant et plissa les yeux pour mieux voir ; il finit par hausser les épaules.

–       C’est juste un bijou. Je ne comprends pas où tu veux en venir.

–       Détrompe-toi. Ce pendentif est particulier parce qu’il est incomplet.

L’homme passa sa main sous sa grande cape mauve, et en ressortit un pendentif gris presque identique au mien, qu’il agita avec amusement devant notre nez, dans un rictus qui dévoilait toutes ses dents.

–       Et je détiens l’autre moitié.

Mon sang se glaça dans mes veines.

–       Comment l’as-tu eu ?! Rends-le-moi !

Sous le coup de l’émotion intense qui déferla en moi pour la énième fois de la journée, je m’élançai sans réfléchir dans sa direction, pour reprendre la précieuse parure, qui n’aurait jamais dû se retrouver en sa possession pour commencer.

Hélas, les Chevaliers me rattrapèrent après quelques pas à peine. Deux d’entre eux m’agrippèrent d’un geste méchant chacun un bras, et le dernier me ceintura avec tant de brutalité qu’il bloqua ma respiration. Les trois sbires me tirèrent en arrière de manière violente, m’arrachant un cri de douleur. S’ils ne m’avaient pas retenue je me serais écroulée par terre. À ce rythme-là, je ne tiendrais pas longtemps.

–       Je crains que tu ne sois guère en position d’exiger quoi que ce soit, rétorqua Bonar d’un ton glacial, surtout au vu de ton comportement loin d’être irréprochable. Tu nous as tous extrêmement déçus.

Sur ce point-là, impossible de le contredire. Je l’avais trahi moins de deux jours après mon arrivée dans ce monde. Les événements n’auraient jamais dû se dérouler ainsi, mais la scène à l’Opéra… m’avait métamorphosée en profondeur ; je n’y étais pour rien, pourtant, je ne contrôlais pas ce genre d’émotions ! Et, du reste, regrettais-je ces changements ? Regrettais-je d’avoir abandonné l’organisation au profit de Marie et de Raphaël ?

… Non. Non, pas du tout, en réalité.

–       Tu sais ce qu’il représente pour moi… Rends-le-moi, je t’en supplie… murmurai-je d’une voix brisée.

Les larmes perlèrent à la lisière de mes yeux. Jamais je ne m’étais sentie aussi impuissante et démunie. Je me retrouvais sans ressources, à attendre que Bonar terminât de jouer avec nous et se décidât enfin à abréger nos vies – car je ne doutais pas qu’il s’agissait de son intention. Dans l’intervalle, il exploitait sans vergogne ni scrupules mes faiblesses – il ne s’en priverait pas, maintenant qu’il me considérait comme une ennemie. Il me connaissait très voire trop bien.

Et savait toucher là où ça faisait mal.

Il claqua des doigts, et le Chevalier derrière moi me força à avancer de quelques pas. La terreur s’empara de moi lorsque Bonar s’approcha de moi et tendit un bras dans ma direction ; je fermai les paupières par pur réflexe, pensant qu’il s’apprêtait à me gifler ou à me frapper. Ces automatismes acquis à la période où Jean-François avait commencé à me maltraiter, à me brutaliser, ne me quitteraient jamais, pour mon plus grand malheur.

Pourtant, rien ne se produisit.

J’ouvrai un œil, puis l’autre ; le faux empereur, toujours devant moi, tenait la chaîne entre ses doigts tandis qu’au bout de cette dernière, le médaillon oscillait.

–       Reprends-le donc, puisque tu y tiens. Je n’en ai aucune utilité de toute façon.

Je levai vers lui mes yeux écarquillés, ne saisissant pas ce revirement de situation. Après m’avoir déclaré que je n’avais le droit à aucune réclamation à cause de ma trahison, voilà qu’il changeait d’avis ? À quoi est-ce qu’il joue ? m’interrogeai-je, en le regardant. Son sourire peu naturel ne me rassurait pas. Mais trop cogiter ne m’aiderait pas, alors j’attrapai le pendentif, d’une main tremblante et m’empressai de l’attacher avec le mien autour de mon cou avant que Bonar ne décidât de le garder. Par instinct, j’effleurai la surface du médaillon – un cœur recomposé grâce aux deux éléments côte à côte – mais je fronçai les sourcils après plusieurs secondes.

Quelque chose clochait.

En approchant mes doigts de mes yeux, je constatai qu’une substance liquide rouge en tachait le bout. Saisie de panique, je me dépêchai d’attraper le bijou que m’avait restitué Léon pour l’observer de plus près. Un cri aigu franchit mes lèvres.

–       Attends. Cette tache rouge, sur le métal, ce n’est tout de même pas… commença Raphaël.

Du sang.

Il ne prononça pas ces deux derniers mots à voix haute, mais la violoniste et moi pensions exactement comme lui.

Voilà donc pourquoi Bonar m’avait redonné mon bien : parce qu’il s’agissait juste pour lui d’un autre moyen de me briser.

J’aurais dû m’en douter, pourtant.

Non… Non… Non !!! Mes jambes flanchèrent, ma vue se brouilla tant les larmes noyaient mes yeux. Mes mains se refermèrent le pendentif que je serrai fort contre moi. Mes jambes devenant incapables de me soutenir, mes genoux heurtèrent le sol, tandis que mes membres tremblaient. Aucun son ne sortit de ma gorge. Repliée sur moi-même, je laissai les gouttes d’eau salée inonder mes joues, secouée par de violents spasmes qui s’intensifiaient peu à peu ; mes émotions s’exprimaient et s’extériorisaient sans que je ne les contrôlasse le moins du monde.

–       Tu vas nous dire de qui tu parles, à la fin ?! s’énerva le rouquin. À quoi est-ce que ça rime ?!

–       Je vois que vous n’avez toujours pas compris. Puisque vous allez tous mourir ici, je peux bien vous dire la vérité.

Un rictus effrayant déforma sa bouche.

–       En fait, Gwen a une petite sœur.

Raphaël écarquilla les yeux sous le choc ; Marie posa ses mains sur sa bouche, étouffant un cri.

Je suis tellement désolée… Je suis tellement désolée pour tout… !

–       Elle voulait la protéger plus que tout au monde. C’est pour cela qu’elle a rejoint nos rangs. Si elle réussissait sa mission, elle pourrait revoir sa si précieuse cadette que nous détenons quelque part dans Paris.

Son rictus immonde s’accentua, lorsqu’il poursuivît, son regard rempli de satisfaction vissé sur moi.

–       Et maintenant que tu as échoué, je me suis assuré que ta frangine connaisse une mort lente et douloureuse. Je t’ai dit que vous ne vous retrouveriez plus jamais.

Un violent hoquet secoua tout mon corps. Il me sembla entendre, très, très loin, le rire cruel de Jean-François. Tout se terminait ici. Ce monde pouvait brûler dans les tréfonds de l’enfer, ça n’importait plus. La seule personne qui avait jamais compté pour moi n’existait plus, et ça, ça c’était au-delà du supportable. Une vie sans elle ne revêtait plus aucun sens.

Dans l’état de confusion extrême où je me trouvais, un cliquetis caractéristique d’une arme qu’on chargeait me parvint avec netteté.

–       Ceux qui s’opposent à moi seront punis de manière humiliante, je vous en donne ma parole de français.

Une arme qu’on charge ?

–       La fille va mourir, et il ne vous restera plus qu’à contempler votre faiblesse !

Je redressai la tête. Cela m’avait traversé l’esprit à la vitesse de la lumière. Je me relevai, me tournant vers les deux adolescents. Napoléon, ayant sorti un pistolet de sa ceinture, s’appliquait à viser avec une précision chirurgicale le cœur de la blonde. Un coup, un seul, bien tiré, et il aurait gagné, pour de bon. Bon sang ! Retenu par les Chevaliers, Fantôme R hurlait, ses cheveux roux balayés par le vent. L’heure était aux jeux de pression psychologique. Et lorsqu’il était déterminé à effectuer quelque chose, Léon ne plaisantait pas. Dès lors, l’avenir était tracé, toute chance de victoire avait disparu.

Le bruit d’une gâchette qu’on actionne. Une balle qui file aussi vite que le vent. Un silence de mort qui règne.

Lorsque la violoniste, qui s’était attendue à prendre de plein fouet le projectile, ne ressentit pas le moindre choc, elle ouvrit un œil, puis l’autre.

Et retint une exclamation de surprise.

Je ne laisserai plus jamais personne te faire de mal, Marie.

Devant elle, les bras tendus, je me tenais sur mes deux jambes. D’abord, l’impact de la balle me déséquilibra quelque peu, sans pour autant que je ne ressentisse la moindre blessure. Puis, petit à petit, la souffrance commença à irradier dans tout mon organisme. L’air me manquait, je ne respirais plus que par saccades, et chaque partie de mon corps me brûlait.

Mon monde entier bascula, et je me retrouvai de nouveau les deux genoux à terre. Seule la douleur me parvenait, ma vue se troublait de secondes en secondes, des nausées me soulevaient le cœur, et je sentais la vie m’abandonner ; respirer me devenait impossible.

Près de moi, Marie s’agenouilla, les yeux embués.

–       Pourquoi… ?

Ne sois pas triste, princesse. Je préfèrerais que mon dernier souvenir de toi soit ton sourire plutôt que tes larmes.

–       Pardonne-moi, Marie, articulai-je avec pénibilité, en posant une main affectueuse sur sa joue. Je n’ai pas veillé sur toi comme j’aurais dû le faire depuis le début. Alors… je voulais au moins… me rattraper…

Une violente quinte de toux m’empêcha de poursuivre. Lorsqu’elle se termina, je puisai dans mes dernières réserves d’énergie pour à prononcer les mots suivants.

–       Je suis… heureuse… d’avoir pu… te protéger. Toi et Raphaël… sauvez… Paris…

Je ne parvins plus à articuler le moindre son ensuite. Mes muscles se relâchèrent, et une irrésistible envie de fermer les yeux s’empara de moi, contre laquelle je ne parvins pas à lutter. La dernière chose que je perçus, en plus des pleurs chauds et salés de Marie qui tombaient sur mon visage, fut son cri déchirant.

–       Gwen ! Non, ne m’abandonne pas ! GWEN !!!

Je vais pouvoir te revoir là-haut, Clémence.

Puis, je sombrai dans les ténèbres.

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