La Menace de Chronos
– Prologue –
« Le début est les trois-quarts de l’œuvre. » – Henri Frédéric Amiel.
– Merci, au revoir !
– Merci à vous, bonne soirée !
Un jeune homme sortit de l’une des boulangeries du septième arrondissement de Paris ; une clochette carillonna à son passage. Huit heures sonneraient bientôt.
Et il pleuvait des cordes.
Il soupira. Heureusement que la boutique avait un joli auvent orange, cette même teinte qui se reflétait dans les prunelles noisette que possédait justement le jeune garçon qui venait de quitter l’établissement, les bras pleins de sacs. Il maugréa sourdement face au poids de toutes ces commissions, et le fait qu’il plût n’arrangeait en rien la situation. Il allait encore devoir affronter des vents violents et une averse redoutable, pour son plus grand déplaisir. Et il avait été suffisamment bête pour ne pas prévoir de parapluie. Génial.
… À moins que ce ne fût parce qu’il n’avait pas eu la volonté de se mettre à en chercher un dans son appartement. Ou bien encore parce qu’il savait pertinemment qu’il serait de toute façon bien trop chargé pour pouvoir tenir convenablement toutes ses affaires et un parapluie en même temps. Hmm, avec les bourrasques qui soufflaient, il aurait rapidement été balayé de toute manière.
Les aboiements d’un chien le tirèrent de ses réflexions. Le sien, pour être exact. Les circonstances dans lesquelles ils s’étaient tous les deux rencontrés étaient en réalité quelque peu… cocasses. En résumé, chacun des deux voyait son intérêt à collaborer avec l’autre. Le garçon offrait le gîte et le couvert à cette boule de poils à quatre pattes, et cette dernière se transformait en véritable mordeur de derrières, spécialisé dans ceux des agents de police. Et il assurait avec une redoutable efficacité dans cet emploi.
– Prêt à y aller, Fondue ? demanda-t-il à son compagnon.
Car ainsi se nommait-il. Fondue, pour « fondue savoyarde », bien sûr. Il s’agissait du seul nom qui avait paru plaire au canidé, lorsque son maître s’était demandé comment l’appeler. Ce qui lui seyait comme un gant, si l’on considérait sa gloutonnerie et son caractère froussard, mais ces traits ne le rendaient que d’autant plus attachant. Il était devenu un précieux allié pour le jeune homme, et depuis leur rencontre, ils ne s’étaient plus jamais séparés. Le chien l’accompagnait dans toutes ses aventures, et cette fois-ci ne constituait point une exception, même si la mission ne comportait pas autant de risques que celles qu’ils menaient habituellement. D’ordinaire, les tâches qu’ils effectuaient ensemble exigeaient plus d’attention et de rigueur, mais celle-ci revêtait un caractère plus que précieux aux yeux du jeune homme, et il ne doutait pas qu’elle fût importante pour son acolyte également. Après tout, son compagnon était assurément plus intelligent qu’il n’en donnait l’air.
Ces paquets étaient réservés à une occasion spéciale. Voilà une année maintenant, le jeune homme avait fait la connaissance d’une charmante jeune fille qui était devenue une amie très proche. Tout du moins, lui voyait les choses ainsi. Il avait quitté cette amie un peu en coup de vent, pour des raisons… personnelles, et n’avait pas eu l’occasion de la revoir depuis. Enfin, si, elle était violoniste, alors il n’avait raté aucune de ses prestations, lorsqu’elle jouait à l’Opéra Garnier. Seulement, par manque de courage, ou de temps, peut-être, il ne s’était jamais attardé afin de lui parler. C’était un peu lâche, il en avait parfaitement conscience.
Afin de réparer ses erreurs, il avait décidé, pour la première fois en un an, de prendre les devants et d’organiser un pique-nique dans un joli coin du bois de Vincennes. Il s’était tâté un moment à l’emmener au restaurant, mais il ne roulait pas vraiment sur l’or : en parallèle de ses études d’histoire et d’archéologie à l’université de la Sorbonne, il travaillait dans une petite boutique, en compagnie de l’un de ses meilleurs amis ; et même là, cela ne suffisait pas. Il devait compter sur le soutien de ses voisins, et particulièrement sur celui d’une vieille dame, madame Paula, pour pouvoir subsister.
En outre, il trouvait l’idée d’un déjeuner à deux sur l’herbe plus agréable qu’un repas entouré d’inconnus, où il s’avérait quasiment impossible d’avoir un peu d’intimité ; il l’inviterait à un dîner chic une autre fois. Il ne doutait pas qu’elle partageait également cette opinion, même s’il restait un certain nombre d’éléments sur elle qu’il ne connaissait pas. Il se demandait également comment elle réagirait : un petit moment s’était écoulé depuis leur séparation, et il avait peur d’avoir tout gâché, en disparaissant ainsi. Il espérait néanmoins que tout se déroulerait bien.
Dans l’optique du rendez-vous de demain, il avait donc effectué ces quelques achats. Il tenait vraiment à ce que rien ne clochât, et sortit même de la poche de sa veste une liste de courses pour s’assurer que rien ne manquait. Oui, normalement, tout se trouvait là, il n’avait donc plus qu’à rentrer chez lui, et attendre demain. Son cœur tambourinait dans sa poitrine rien qu’à l’idée de revoir cette précieuse amie avec qui il n’avait plus parlé depuis une bonne année maintenant. Oh, à vrai dire, il avait malgré tout toujours gardé un œil sur elle, même de loin. Il se sentait particulièrement lié à elle, et jusqu’à présent, il avait été bien incapable de déterminer pourquoi, mais la réponse lui apparaissait progressivement de plus en plus évidente. Demain serait le grand jour.
Sur ces pensées très heureuses, il regagna son appartement. Les bras alourdis de sacs, il trottinait gaiement, son chien à ses côtés. En temps normal, il se serait énervé contre cette maudite pluie qui lui tombait dessus et risquait à coup sûr de lui faire attraper un rhume ; seulement ce soir-là, même l’averse ne pouvait pas lui retirer sa bonne humeur. Guidé par la lumière des enseignes des magasins, il remonta l’étroite rue Saint-Dominique, puis tourna à gauche à un croisement en direction de la rue Fabert, qui débouchait directement sur la très large rue de l’Université, dans laquelle il vivait. Rapidement, il retrouva « son » carrefour, particulièrement vivant même à cette heure tardive, ainsi que « son » immeuble, situé depuis des années à l’angle de l’intersection. Le croisement auquel il se trouvait était toujours très bien éclairé, par les hauts lampadaires qui projetaient un halo presque doré sur les pavés, ou bien par la vive lumière derrière certaines fenêtres du bâtiment.
Une fois composé le code permettant d’accéder à l’immeuble, le jeune homme et son chien pénétrèrent sans attendre, et se retrouvèrent dans le hall, relativement petit et étroit. Un escalier à gauche permettait d’accéder à l’étage supérieur, mais comme l’adolescent aux yeux noisette résidait au rez-de-chaussée, il ne l’empruntait pour ainsi dire quasiment jamais. Le bruit de ses pas sur le sol coloré à motif de losanges se répercuta à peine contre les parois ; il ne croisa personne non plus, bien que d’habitude, des personnes traînassent toujours dans le hall. Il se dirigea sans hésitation vers la première porte sur sa gauche, et une fois celle-ci ouverte, s’engouffra dans l’appartement avec son compagnon canin, non sans prendre soin de refermer derrière eux ensuite.
Il lui fallut un petit moment pour réussir à ranger les produits achetés – il ne disposait pas d’énormément de place, chez lui. Il y avait bien l’ancienne chambre de son père qui aurait pu constituer un bon espace de stockage, maintenant que ce dernier ne vivait plus là, mais le jeune garçon avait toujours refusé de toucher au moindre élément de cette pièce, et n’y effectuait que le strict minimum de ménage.
Néanmoins, il parvint à tout caser dans ses placards, et ce de manière assez admirable, ce qui le satisfit. Il éternua plusieurs fois avant de réaliser qu’il ne s’était toujours pas séché de la pluie affrontée sur le chemin pour regagner son appartement, et qu’il était encore trempé ; son excitation l’avait empêché de le remarquer jusqu’à présent. Suite aux aboiements incessants de Fondue, il consentit, un peu à contrecœur quand même, à enfiler une nouvelle chemise et à se sécher les cheveux.
Il ne tarda pas à revenir dans la petite cuisine, et s’affaira à préparer rapidement le nécessaire pour son pique-nique surprise de demain, avec de la musique émanant de sa vieille radio en fond sonore. Comme il se défendait en cuisine, il lui fallut moins de temps qu’escompté pour préparer les petites entrées, les sandwichs et, pour terminer, un dessert à base de chocolat qu’il aimait faire avec son père, dans le temps. Une fois sûr que tout était en ordre, et le plan de travail débarrassé, il quitta la cuisine pour se rendre dans sa chambre, sans même avoir mangé, car l’excitation de son rendez-vous du lendemain suffisait à l’empêcher d’avoir faim.
Dans les tons verts, elle se présentait comme un endroit banal : un simple bureau de bois était posé dans le coin supérieur droit de la pièce, le lit occupait l’espace supérieur gauche, et face à eux s’étalait une large bibliothèque en plusieurs sections recouvrant l’intégralité du mur sud. Cette dernière avait toujours été là, d’autant que le jeune garçon s’en souvînt. Une toile posée à l’envers contre la cloison ainsi qu’un chevalet d’apparence neuve sommeillaient également près du lit. Un tapis vert orné de motifs presque orientaux habillait le sol en parquet.
Sans prêter plus d’attention aux détails que cela, le propriétaire entra dans le lieu, suivi de son fidèle camarade à quatre pattes. Il se dirigea lentement vers son bureau, dont il ouvrit l’un des tiroirs pour en sortir un superbe écrin en velours noir, qu’il caressa du bout des doigts. Il avait failli l’oublier. Cela aurait été d’autant plus dommage qu’il s’agissait de son cadeau de retrouvailles, celui qu’il comptait offrir à la jeune fille qu’il retrouverait dès demain matin. Cela constituait une bonne entrée en matière, pour se faire pardonner de sa longue absence. Il n’ouvrit pas le petit coffret, se contentant de l’admirer rêveusement, comme s’il contemplait la septième merveille du monde, et le reposa finalement sur la table, son regard se promenant sur la carte de France – ou bien le plan du métro ? – épinglé juste devant lui. Il avait terriblement hâte d’être à demain. Cette chère amie représentait tout son monde, et il était heureux de l’avoir rencontrée.
Suite à ces douces contemplations, il se leva de sa chaise et s’étira longuement, avant de finalement se jeter sans aucune grâce sur son lit aux couvertures claires, ne prenant même pas la peine d’enlever ses lunettes rondes. Il ne resterait pas longtemps, il voulait juste se poser quelques minutes… Après, il revêtirait son pyjama et sans doute lirait un bon livre, mais pour le moment, il souhaitait simplement se détendre, rien qu’un tout petit peu. Il entendit son chien sagement s’asseoir sur le tapis, en attendant patiemment un quelconque mouvement ou ordre de son maître, mais ce dernier ne daigna pas bouger le moindre muscle, complètement vidé de toute énergie.
Les petits gémissements plaintifs de Fondue mêlés à la pluie fouettant les carreaux fut ce qu’il perçut en dernier avant de plonger dans un sommeil sans songes.
***
Il tombait des cordes ; les gouttes de pluie s’abattaient sans répit et avec fracas sur le sol bétonné. En raison de l’intensité inégalée de cette averse, le long des trottoirs, les caniveaux pourtant larges débordaient, incapables de contenir les torrents d’eaux sales qui les remplissaient. Les détritus en tous genres s’accumulaient et se succédaient, suivant le cours déchaîné du fleuve qui les emportait. Entre un sac plastique blanc troué et une cannette de Coca-Cola vidée de son contenu, une touche de nature éphémère se manifesta toutefois sous la forme d’une plante, une fragile fleur d’hortensia bleue, qui flottait à la surface de l’eau malgré la puissance du courant.
Elle s’arrêta toutefois paisiblement devant deux bottines de couleur noire, appartenant à une personne qui se tenait là, debout, bien droite, sur la route. Cette même personne s’accroupit et récupéra avec mille infinies précautions la délicate et pauvre petite plante égarée qui avait perdu son chemin. Elle l’amena jusqu’à son nez, sans pour autant avoir l’objectif d’en humer le parfum : cette plante n’en possédait guère, et ceci comptait parmi les raisons pour lesquelles elle appréciait autant cette fleur-là. Un sourire énigmatique franchit ses lèvres et elle glissa délicatement l’hortensia derrière son oreille droite, un soupir s’échappant au passage de ses lèvres.
C’était l’une de ces villes qui ne dorment jamais vraiment. Les lumières des réverbères éclairaient d’un faisceau jaunâtre chaque rue ou presque de la capitale française, qu’elle se trouvât ici ou là, près ou loin, ailleurs. Il faisait assez sombre, la pluie s’abattait avec violence. Dans ce décor quelque peu obscur et sinistre, la jeune fille patientait. Complètement trempée, elle attendait le moment. La pluie avait infiltré en profondeur ses vêtements et l’eau coulait sur sa peau, collant ses maigres vêtements délavés à son épiderme, mais elle ne s’en soucia guère. Bien d’autres priorités s’agitaient dans sa tête, trop même, pour se soucier de telles futilités. Elle n’aurait pas refusé un parapluie, exceptionnellement, mais trop tard, impossible pour elle d’aller en chercher un, à présent. Tant pis, elle agirait avec plus de prévoyance la prochaine fois. Après tout, chaque détail possédait son importance, elle ne pouvait pas se permettre de montrer autant de négligence.
Elle n’avait pas pensé non plus que le quartier pût être autant animé. Les voitures comme les piétons fréquentaient particulièrement ce coin, semblait-il, et elle ne savait pas si elle devait éprouver de la colère à cause du bruit qui résultait de tout ce petit monde, ou bien si, au contraire, elle devait se réjouir que cela lui permît de se fondre aussi aisément dans le paysage. La discrétion représentait l’un de ses crédos auxquels elle attachait le plus d’importance.
Son regard se posa sur l’immeuble en face d’elle, bâti à l’angle du carrefour où elle se trouvait actuellement, et plus particulièrement sur une fenêtre du rez-de-chaussée qui demeurait éteinte, mais elle savait que les choses changeraient rapidement.
Et effectivement, après tout ce temps passé à surveiller le secteur, elle aperçut deux individus qui traversaient, empruntant un passage piéton non loin d’elle, l’obligeant à changer de position. Elle ne perdit cependant nullement les deux passants des yeux, les observant tandis qu’ils pénétraient dans l’immeuble sur lequel elle avait porté son attention plus tôt. Derrière la fenêtre qu’elle n’avait cessé de guetter jusqu’alors, la lumière s’alluma, et deux ombres se profilèrent.
Au bout d’un moment, ces dernières cessèrent finalement de bouger, mais la lumière ne s’éteignit pas pour autant. Le rideau demeurait également ouvert. Il n’y eut plus aucun mouvement ensuite.
La jeune fille saisit un petit paquet rouge du sac qu’elle portait à l’épaule – elle jura allègrement en constatant qu’il se vidait à vue d’œil –, ainsi qu’un vieux briquet argenté orné d’un dessin d’hortensia, et dont les éraflures témoignaient de l’emprise considérable que le temps exerçait sur lui. Elle porta une cigarette à ses lèvres, et de sa main gauche en protégea soigneusement l’embout contre la pluie, afin de pouvoir l’allumer correctement.
La bouffée qu’elle tira réchauffa instantanément son organisme – du moins, cela s’apparentait à la sensation qu’elle éprouva – et elle sortit dans le même temps son smartphone, qu’elle consulta rapidement, à la recherche d’une adresse notée dedans, l’écran éclairant son visage d’une lumière pâle. Lorsqu’elle la trouva finalement, elle s’assura qu’il n’existait pas d’erreur possible. Tout concordait parfaitement.
Les gouttes de pluie noyèrent bientôt le cadran du téléphone qu’elle tenait entre ses mains, rendant toute lecture ou écriture impossible.
Cela lui passa au-dessus de la tête.
Elle l’avait retrouvé.
Ce n’était pas trop tôt. Tout allait enfin pouvoir débuter.
Un sourire étrange et inquiétant étira ses lèvres tandis qu’elle tirait une nouvelle bouffée, qui généra chez elle une petite toux, un nuage de vapeur gris s’échappant de ses lèvres alors qu’elle soufflait. Elle était arrivée à destination, il était grand temps de commencer à agir. Elle rangea le paquet, le briquet ainsi que le portable dans son sac, puis jeta sa cigarette au sol avant de l’écraser d’un mouvement de talon, et de se précipiter vers la porte du bâtiment où les deux cibles qu’elle épiait vivaient. Timing parfait : elle se félicita d’avoir attendu, l’air de rien, que quelqu’un lui ouvrît innocemment la porte pour lui permettre d’entrer, car elle ne connaissait pas le digicode qui protégeait l’accès au bâtiment. Mais bon, le hasard jouait nécessairement sa part, après tout. Elle aurait trouvé un moyen d’entrer de toute façon.
Elle se retrouva ainsi toute seule dans le hall d’entrée, l’homme lui ayant gentiment ouvert sans poser de questions – quel abruti – montant pour sa part au premier étage. Il s’agissait d’un hall des plus normaux, correctement entretenu bien que pas excessivement lumineux, surtout à ce moment de la soirée. Quelle heure était-il, d’ailleurs ? Il devait être aux alentours de huit heures. Elle possédait un téléphone, donc elle n’avait jamais considéré utile de s’acheter une montre, mais elle n’avait pas prêté attention à l’heure indiquée sur l’écran, tout à l’heure, et avait maintenant la flemme de ressortir l’appareil. En plus, elle ne voyait strictement pas l’intérêt. Le temps n’était qu’un concept abstrait, vouloir le concrétiser à tout prix n’avait juste pas de sens.
Elle chassa ces pensées de son esprit et se concentra à nouveau sur la raison de sa présence. Un simple coup d’œil aux boîtes aux lettres lui suffit pour déterminer quel appartement détenait ce qu’elle cherchait, et elle ne s’attarda pas plus longtemps, se dirigeant vers la bonne porte, porte semblable à toutes les autres. Elle tenta de l’ouvrir en actionnant la poignée, mais cela ne la surprit nullement de constater qu’elle était verrouillée. Ça ne représentait qu’un léger contretemps, qu’elle surmonta sans problèmes en utilisant un petit morceau de métal qu’elle introduisit dans la serrure pour forcer l’ouverture. L’aisance et l’agilité de ses gestes montraient qu’elle était coutumière de ce genre de pratiques, tout du moins, qu’il ne s’agissait de sa première fois.
La porte se déverrouilla à peine quelques secondes plus tard, et la jeune femme la poussa doucement, en prenant garde à se déplacer aussi silencieusement que possible. Elle se raidit lorsque l’ouverture grinça quelque peu en pivotant sur ses gonds, mais elle ne repéra personne et ne s’alarma donc pas outre mesure. Elle referma précautionneusement derrière elle pour ne pas alerter une quelconque personne qui passerait dans le coin, et entama tranquillement sa visite de l’appartement.
Rien de particulier à signaler, c’était un logement tout petit – comme nombre de logements parisiens, en fait – et un peu vieillot. Il possédait, en plus de cela, un caractère assez impersonnel, dans le sens où peu de photos et d’objets témoignant de la présence d’un propriétaire traînaient. Ainsi, la jeune fille ne s’attarda véritablement dans aucune des quelques pièces que l’habitation comptait, car elle doutait d’apprendre le moindre élément intéressant en fouillant, et de toute manière, là ne se trouvait pas sa mission première.
Elle se dirigea donc rapidement vers la chambre, à laquelle appartenait la fenêtre qu’elle n’avait cessé de guetter tout à l’heure. La lumière était restée allumée, et les deux individus qu’elle avait vus alors qu’ils traversaient tout à l’heure sur le passage clouté dormaient tous les deux profondément. Elle leva les yeux au ciel en les entendant ronfler, puis posa son sac sur le bureau avant de retourner dans la salle de bains. Maintenant qu’elle savait qu’ils roupillaient et ne risquaient pas de se réveiller de sitôt, elle avait envie d’aller prendre une douche ; si elle aimait la pluie, cela ne la rendait pas encore totalement insensible au froid pour autant.
L’eau brûlante sur sa peau lui procura énormément de bien, et elle savoura cette sensation avec délice, avant d’attraper le premier flacon qui lui tomba sous la main et de savonner ardemment son corps et ses longs cheveux avec. Une fois le rinçage terminé, elle se sentit déjà beaucoup mieux, et s’empara d’une serviette propre dans l’une des étagères en sortant de la cabine pour se sécher – quel dommage, s’il y avait eu une baignoire, elle aurait pris un bain, mais bon, ce n’était qu’un étudiant fauché comme les blés, elle ne devait pas trop en demander. Dans l’armoire qui se trouvait également dans la pièce, elle chercha des vêtements propres et secs, qu’elle enfila sans trop se plaindre, bien qu’ils appartinssent à un garçon.
En revenant dans la chambre, sa première action consista à chercher un élastique pour attacher sa chevelure en une queue-de-cheval toute simple et sans prétention, comme elle le faisait de temps à autre. Elle décida de délaisser le maquillage pour cette fois, l’occasion ne s’y prêtait pas… encore.
La jeune fille parvint à se concocter un repas relativement correct en piochant quelques aliments dans le frigo récemment rempli, pour une occasion spéciale – ce qui, de la part d’un étudiant pour lequel elle n’avait jamais eu de hautes aspirations, l’étonnait. Elle n’avait pas matière à protester, de toute façon, les choses se déroulaient bien, même mieux que ce qu’elle avait prévu au départ. Il était grand temps de commencer.
Assise sur la chaise du bureau, elle amena son sac sur ses genoux et fouilla dedans pour finalement en ressortir une tablette tactile, dont une fleur d’hortensia ornait la pochette protectrice noire. Machinalement, elle déverrouilla l’engin électronique en composant le bon code secret, et le menu d’accueil s’afficha. En fond d’écran, une fille aux cheveux châtains et aux yeux bleu glacé souriait de toutes ses dents ; elle paraissait respirer la joie de vivre. La jeune femme caressa machinalement le cadran du bout de ses doigts, l’air mélancolique, avant de secouer la tête comme pour se reprendre, et de lancer une des applications installées sur la machine. Ses lèvres s’étirèrent dangereusement tandis que son index touchait l’icône.
Les pièces étaient désormais en place sur l’échiquier.
Il était trop tard pour tout arrêter.
***
Queste mie lacrime
Cadono tiepide
Come una perla fragile
La brosse glissa le long des soyeux cheveux blonds, démêlant tout nœud sur son chemin – si toutefois il s’en trouvait – et les rendant encore plus lisses qu’auparavant.
Assise paisiblement face à une somptueuse coiffeuse, la jeune fille regardait son reflet dans le miroir, le reflet d’une demoiselle à la chevelure d’or et aux yeux d’un azur plus pur que le ciel lui-même. Sa chemise de nuit argentée en dentelle lui descendait quasiment jusqu’aux chevilles, et des chaussons sobres de même couleur protégeaient chaudement ses pieds. Ses traits fins et délicats témoignaient encore de la jeunesse de son âge, mais elle garderait cette beauté dans le visage en dépit de toutes les années qui s’écouleraient.
– Quelque chose, ne va pas, mademoiselle ?
La personne qui avait prononcé cette phrase se tenait debout, juste derrière la mademoiselle en question. Il s’agissait d’une jeune femme également, à peine plus âgée que la personne qu’elle coiffait. Quelques mèches dépassaient de ses cheveux bruns attachés en un chignon bas. Elle portait, comme tous les autres employés payés pour travailler dans la demeure, un uniforme plutôt simple, composé principalement – pour la version féminine du moins – d’une robe noire à manches longues et d’un tablier blanc, sans compter les bas et les chaussures. Elle avait été employée environ un an auparavant.
Ed io non so perché
Il dolore ha quel colore
Così intenso
L’adolescente qu’elle peignait, prénommée Marie, poussa un délicat soupir, avant d’afficher un petit sourire mélancolique. En effet, ces derniers temps, beaucoup de choses lui trottaient dans la tête. Cela faisait environ un an qu’il y a avait eu… cet incident, pour ne pas l’appeler autrement, si récent dans sa mémoire qu’elle ne pouvait s’empêcher d’y repenser encore et encore. Elle avait été particulièrement impliquée dans cette histoire, alors c’était normal. Cela dit, ce n’était pas ce qui lui accaparait le plus l’esprit, là tout de suite. Elle pensait à un certain ami dont elle attendait des nouvelles depuis bien longtemps.
Elle n’aurait pas dû se sentir si perdue, pourtant. Elle savait qu’elle pouvait obtenir tout ce qu’elle désirait d’un claquement de doigts, une chose à laquelle elle n’avait jamais été habituée. Sa chambre, à l’image du reste de l’habitation où elle résidait, un splendide manoir, était immense, et décorée avec goût. Le lit à baldaquin dans lequel elle dormait lui apportait toujours un sommeil d’une douceur inégalable, et elle possédait même une salle de bain personnelle, comme quasiment toutes les autres chambres du manoir. Cela sans compter les grands miroirs, commodes, armoires et autres meubles qui se trouvaient également dans la pièce, elle avait parfois l’impression de vivre un rêve éveillé.
Tendo queste mani ma non so
Non c’è un posto dove riposare ormai
Mais, quelques fois, cela lui semblait artificiel, bien qu’elle ne s’en fût jamais plainte à quiconque, comme elle ne comptait pas se plaindre ce soir non plus. Elle préférait garder son jardin secret pour elle encore un moment. Aussi chassa-t-elle ces pensées de son esprit et répondit-elle poliment à sa dame de chambre.
– Tout va bien, je t’assure. Tu peux disposer.
– Bien. Dans ce cas, je viendrai demain vous préparer pour la réunion. Bonne soirée, mademoiselle. Oh, et félicitations pour votre entrée au Conservatoire.
– Je te remercie. Bonne soirée à toi aussi, répondit Marie dans un sourire.
L’employée s’inclina respectueusement, avant de quitter la chambre en prenant soin de refermer la porte derrière elle. La jeune fille se leva, n’ayant nullement l’intention d’aller se coucher pour le moment, encore moins depuis que son interlocutrice venait de lui rappeler cette réunion. De hautes responsabilités pesaient sur ses épaules, maintenant, elle le savait, mais parfois, les honorer s’avérait plus difficile qu’escompté. Elle accompagnerait sa mère, qui avait tenu à ce qu’elle assistât à la réunion de demain, et c’était normal.
Le programme s’annonçait particulièrement chargé.
La verità io non la so
Not allowed
Elle se dirigea vers une étagère, où reposait un étui à violon noir, dont elle défit la fermeture éclair avant d’ouvrir les deux attaches d’argent qui le maintenaient fermé. À l’intérieur reposait un instrument réalisé dans le bois le plus pur, et un expert aurait pu affirmer qu’il s’agissait d’un Stradivarius. L’étrange marque dorée, quelque peu mystérieuse, gravée dans le bois, le rendait encore plus unique. Mais, pour Marie, ce violon représentait surtout toute son enfance. Il l’avait amenée à connaître des personnes merveilleuses, sans lesquelles elle n’aurait jamais pu se trouver là où elle en était aujourd’hui. C’était son bien le plus précieux au monde.
Avec aisance, elle plaça l’objet sur sa clavicule et commença à entonner un air, plus exactement l’une de ses compositions personnelles, pour laquelle elle éprouvait beaucoup de fierté. Il lui arrivait souvent de jouer cette mélodie, lorsqu’elle se sentait moins joyeuse ou optimiste que d’habitude. Sa chambre était par chance insonorisée ; elle savait qu’elle aurait perturbé beaucoup de personnes, autrement, ce qu’elle ne voulait clairement pas. Jouer du violon l’aidait à s’évader et améliorait son humeur ; elle avait l’impression d’entrer dans un tout nouveau monde, inaccessible autrement. Elle pouvait donner libre cours à son inspiration et à sa passion. Une passion si chère à ses yeux qu’elle comptait en faire son métier, dans le futur.
Lorsque la musique s’acheva finalement, elle posa doucement le violon et l’archet sur le bord de son lit, mais suffisamment loin pour qu’ils ne tombassent pas par inadvertance. Elle tenait énormément à son instrument et lui accordait toujours beaucoup d’attention. Finalement, elle se résolut à le ranger dans son étui, qu’elle reposa à l’endroit exact où elle l’avait attrapé quelques instants plus tôt ; après quoi, elle se rassit sur la chaise devant sa coiffeuse, l’air quelque peu mélancolique.
Resta con me want you please
Stringimi forte take me there
Voilà environ un an à présent qu’un nombre considérable d’interrogations se bousculaient dans son esprit. Elle avait espéré qu’il viendrait, et ce à plusieurs reprises déjà. D’abord, pour son anniversaire de naissance à elle. Ensuite, il y avait celui de leur rencontre. Et ce soir…
Ce soir, au lendemain du quatorze juillet juillet, elle avait espéré qu’il se montrerait. Mais rien, il ne s’était pas manifesté à elle depuis leur… séparation, et si au début elle avait sincèrement pensé pouvoir survivre à une telle épreuve, à présent, elle ne s’en sentait plus du tout capable.
Hier avait pourtant été une journée de réjouissances : tous les Parisiens paraissaient s’être accordés pour oublier le terrible incident ayant frappé la capitale un an auparavant. Seul un nombre restreint de personnes connaissait la vérité, les médias ayant rapidement trouvé une explication pour le moins délirante au phénomène. Peut-être avaient-ils tous besoin d’oublier, mais Marie, elle, touchée de très près par cette affaire, ne le pouvait pas.
Pour cette raison, sa mère, la célèbre duchesse Élisabeth, elle aussi impliquée dans l’histoire, avait aujourd’hui tâché de lui changer les idées, elle ainsi que son fidèle majordome. Ces derniers temps, justement parce qu’elle ambitionnait de devenir violoniste professionnelle, Marie s’était entraînée des heures et des heures en vue de l’audition qui lui permettrait peut-être un jour d’intégrer l’orchestre Pasdeloup, l’un des plus prestigieux de Paris. Le passage de son examen en fin d’après-midi s’était d’ailleurs conclu par une réussite haut la main. Elle avait été la première à entrer depuis cinq ans, et si jeune, en plus ! Autant dire qu’elle avait réalisé une prouesse remarquable. Passer un peu de temps en compagnie de sa mère lui avait délivré beaucoup de bonheur, et elle en avait particulièrement besoin, surtout en cette période.
Anche così io I miss you
La tristezza non può fermarsi più
Il existait tout de même une autre personne avec qui elle aurait adoré partager ce succès. Elle savait qu’il assistait à chacune de ses représentations, même discrètement, et cela lui faisait énormément plaisir. Elle aurait simplement aimé pouvoir le lui dire.
Se levant gracieusement du tabouret et quittant sa coiffeuse, Marie évolua avec légèreté sur la moquette pour se diriger vers son bureau, un secrétaire au bois poli parfaitement rangé qu’elle utilisait assez régulièrement, pour des correspondances aussi bien personnelles qu’officielles. Au fur et à mesure que le temps s’écoulait, ses responsabilités augmentaient, et répondre à certains courriers en faisait partie. Elle ne s’attarda cependant pas tant sur le contenu du secrétaire que sur ce qui s’y trouvait.
Placé bien en évidence sur le meuble trônait un luxueux cadre photo argenté, dans lequel reposait une photo en couleurs qu’elle adorait regarder. Il s’agissait d’un cliché pris un an auparavant, justement au lendemain de l’ « accident » qui s’était produit le quatorze juillet deux-mille-douze. Sur le papier posaient cinq personnes : un homme dans la fin de sa quarantaine, au teint mat et à l’apparence négligée, une jeune fille un peu garçon manqué de dix-sept ans, une élégante dame au chignon strict, gantée et apprêtée de mauve, et enfin, au milieu, un adolescent aux cheveux d’un roux flamboyant et vêtu d’un costume bleu nuit, qui tenait son chapeau dans une main, l’autre placée sous les jambes d’une demoiselle à peine plus jeune que lui et dont les bras entouraient son cou. Ils rayonnaient tous, sur la photographie. La date écrite au crayon papier au verso de l’image se distinguait encore ; il avait fait beau, ce jour-là.
Anche stasera
Quella luna palida
È così bellissima
Avec beaucoup d’affection, Marie reposa le cadre sur son bureau, et sentit l’émotion monter. Comme elle commençait à étouffer, dans cette immense chambre bien trop grande pour elle seule, elle décida de se rendre à sa fenêtre et de l’ouvrir en grand ; un frisson la parcourut lorsque l’air frais effleura sa peau, mais cela ne l’arrêta pas, malgré la robe de nuit légère qu’elle portait, et elle posa ses bras sur le rebord de la fenêtre, levant les yeux vers le ciel déjà bien sombre, malgré l’heure encore peu tardive. La pleine lune pâle était magnifique, ce soir, et les étoiles brillaient de mille feux.
Cela lui rappela les circonstances de leur rencontre, lors d’une nuit similaire, un an plus tôt environ. L’image d’une petite fille aux cheveux bruns coupés au carré, à la veste bordeaux, à la jupe bleue et répondant au prénom d’Émilie lui revint en mémoire. Que devenait cette enfant, qui, Marie le savait, était à l’origine de sa rencontre avec lui ? Bien sûr, elle grandissait, et peut-être même ne se rappelait-elle plus cette histoire, mais Marie aurait aimé la revoir. Elle n’en avait pas eu l’occasion depuis l’incident… Ses propres responsabilités l’occupaient énormément, et elle disposait souvent de moins de temps pour elle que ce qu’elle aurait espéré. Cela dit, au vu de son rang élevé, elle avait parfaitement conscience d’avoir des obligations à honorer, et des personnes à ne pas laisser tomber.
Mi sento fredda
Più del giacchio sono ferma
Immobile
Une brise fraîche l’obligea à remettre une mèche dorée de cheveux qui s’agitait sous l’effet du vent derrière son oreille. Le froid la fit frissonner de nouveau ; elle réalisa qu’elle ne pourrait rester plus longtemps à la fenêtre si elle ne se couvrait pas plus chaudement, et retourna dans la chambre, s’empressant d’attraper un gilet de couleur lavande qu’elle enfila, avant de regagner son balcon. L’effet s’avéra immédiat, et elle ressentit beaucoup moins la fraîcheur.
Les bruits de la nuit lui parvinrent doucement, qu’il s’agît d’un quelconque animal qui poussait un cri un peu inquiétant, ou bien d’une boîte de nuit ou d’un commerce animé dont la musique parvenait aux oreilles de Marie malgré la distance. Et il y avait d’autres sons, comme ceux de la circulation, habituels le jour comme la nuit, surtout à Paris. De là où elle se trouvait, la jeune fille pouvait même apercevoir certaines personnes emprunter la rue dans laquelle elle résidait : des groupes d’amis ou bien des couples, de toutes origines et de tous les âges. Cela aurait pu être eux, si elle avait eu de ses nouvelles.
Prima di un sorriso tu
Dopo strade che sono cambiate già
Elle secoua la tête, un sourire triste aux lèvres. Allons bon, qui était-elle ?
Elle pensait à lui comme s’il avait un jour eu le moindre compte à lui rendre. Elle avait appris à le connaître, elle n’ignorait pas dans quel monde il évoluait. Leurs modes de vie différaient. Il n’avait jamais été question de rien, entre eux, elle s’imaginait beaucoup trop de choses. Il ne lui avait rien promis, à aucun moment ; c’était comme ça et elle devrait s’y conformer. Elle aurait ardemment souhaité lui rendre visite puisqu’elle connaissait son adresse, mais elle ne doutait pas que, si elle effectuait le moindre pas vers lui, elle risquait de compromettre sa paisible existence. Et elle ne pouvait pas agir ainsi. Il lui octroyait sa confiance, ce n’était pas elle qui devait établir le contact, mais lui. Et tous les deux le savaient.
Que devait-elle faire ? Fallait-il vraiment qu’elle se résolût à attendre encore et encore dans l’espoir fou qu’il lui rendît visite ? Elle avait froid de solitude, et elle savait qu’une seule personne pourrait réchauffer son cœur.
– Marie ?
Trois petits coups donnés à la porte, puis une voix claire, chaleureuse mais inquiète, résonnèrent, et la jeune femme sursauta ; après avoir repris ses esprits, elle accorda à son visiteur ou sa visiteuse nocturne la permission d’entrer. La porte s’ouvrit, révélant dans son encadrement une mystérieuse personne, cependant très familière pour la violoniste, qui écarquilla les yeux sous la surprise.
– Mère ? Qu’y a-t-il ?
L’intéressée traversa toute la chambre pour rejoindre sa fille, et lui posa une main rassurante sur l’épaule, dans un geste d’affection maternelle. Ses cheveux argentés attachés en un chignon impeccable ainsi que la longue robe qu’elle portait, témoignaient du fait qu’elle ne s’était pas encore apprêtée pour aller dormir. Son attitude altière intimidait facilement, mais ses yeux d’un bleu glacé se remplissaient toujours de douceur et d’amour lorsqu’ils se posaient sur sa fille, le plus beau présent que la vie lui eût offert.
Elle ne lui rendait pas ainsi visite le soir si souvent, songea Marie, tandis qu’elle observait les traits raffinés de la dame. D’habitude, elles se souhaitaient plutôt bonne nuit avant de gagner leurs chambres respectives, mais cette fois-là représentait l’exception qui confirmait la règle.
E non mi posso muovere
I’m still here
– Je tenais à te renouveler mes félicitations pour ton entrée au Conservatoire ; je suis très fière de toi, ma chérie. Mais j’ai aussi remarqué que tu avais l’air soucieux.
Un petit sourire franchit les lèvres de la jeune fille. Elle pouvait difficilement cacher le moindre élément à sa mère, elle aurait dû s’en douter, depuis le temps. Songeuse, elle releva la tête, son regard se perdant dans les étoiles si proches et si lointaines du ciel nocturne alors qu’elle se plaisait à dessiner des constellations imaginaires.
– Tout va bien. Je croyais juste… qu’il serait là. Je pensais qu’il me ferait un signe, lors de l’audition. Il me manque… tellement…
Elle ne résista plus ; les larmes affluèrent au bord de ses yeux et dévalèrent ses joues, laissant un sillage humide sur la peau pâle de l’adolescente tandis qu’elle enlaçait sa mère avec l’élan du désespoir. Elle savait que celle-ci connaissait l’identité de la personne dont elle parlait et l’appréciait d’ailleurs beaucoup elle-même. Maintenant qu’elle y pensait, Marie se sentait coupable d’impliquer sa mère dans son chagrin, mais cela avait été plus fort qu’elle ; elle avait besoin de quelque chose à quoi se raccrocher. Elle avait besoin de savoir que tout espoir n’était pas encore perdu.
Combien de temps Marie resta-t-elle ainsi serrée tout contre le corps de sa mère, elle l’ignora, mais elle ressentit beaucoup de bien en entendant les paroles réconfortantes de cette dernière. Elle reprit progressivement espoir grâce à cela. La duchesse n’avait peut-être pas toujours pu être là dans les moments importants de la vie de la musicienne, mais à présent, cela appartenait au passé.
Toutes les deux restèrent à la fenêtre, à discuter longuement, tandis que l’astre lunaire veillait avec gentillesse sur elles. Les larmes de Marie séchèrent rapidement, et une fois calmée, et après s’être excusée pour avoir laissé les sentiments ainsi la submerger, la blonde se décida finalement à refermer la fenêtre et ôta son gilet et ses chaussons, prête à se coucher, désormais. Son lit au matelas mélange de moelleux et de fermeté épousant parfaitement le corps l’accueillit à bras ouverts, et la chaleur des couvertures et des édredons termina de l’apaiser.
Et tandis qu’elle saluait sa mère qui quittait la pièce, et se laissait doucement gagner par le sommeil, une seule question demeurait dans son esprit.
Où es-tu ?
Senza scomparire io me chiederò
« Potrei parlar con te usando il cuore ? »