La Menace de Chronos

Chapitre 2 : Partie I ~ Remonter dans le temps – Chapitre I –

5454 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 17/11/2020 22:33

– Partie I ~ Remonter dans le temps ~


« Personne ne peut changer le passé, mais nous pouvons tous décider de nos lendemains. » – Colin Powel.


– Chapitre I –


« Ce n’est qu’avec le passé qu’on fait l’avenir. » – Anatole France.


On partira de nuit, l’heure où l’on doute

Que demain revienne encore

Loin des villes soumises, on suivra l’autoroute

Ensuite on perdra tous les nords

Un calme début de soirée très pluvieux de l’année deux-mille-treize s’annonçait. En réalité, ce temps-là perdurait depuis le tout début de la journée et, par conséquent, les personnes qui empruntaient d’ordinaire les rues – voitures, piétons, vélos – fuyaient une écrasante majorité d’entre elles. En même temps, personne ne connaissait le nord de la France pour son soleil.

Pourtant, on aurait pu s’attendre à une autre météo, pour une saison comme celle de l’été. On aurait pu s’attendre à une autre météo, pour un jour comme celui d’un lendemain de quatorze juillet. On aurait pu, en réalité, s’attendre à beaucoup de choses, pour une grande ville comme celle de Paris. Surtout au vu de son statut de capitale d’un pays ! Mais non, il s’agissait juste d’un jour comme les autres, pour tout le monde ; il s’agissait juste d’un jour comme les autres, pour tous les Parisiens.

Enfin, presque comme les autres, à vrai dire. Il existait en fait quelqu’un pour qui ça n’était pas vraiment le cas : moi.

Malgré la météo peu clémente, je m’étais bien trouvée obligée de sortir. Compte tenu de l’importance du « projet » et de ses enjeux, une simple petite averse ne me découragerait pas. Sauf que, comme une idiote, je n’avais pas emporté de parapluie. À ma décharge, j’avais eu beaucoup plus important à penser que ce genre de détails pratiques. Je ne manquais pourtant pas de prévoyance, d’habitude, mais peut-être que l’enthousiasme qui brûlait en moi me tournait un peu la tête. Ce jour ne ressemblait en rien aux autres. Beaucoup de choses changeraient, et je prendrais une grande part dans ces bouleversements. Donc, dans un certain sens, oui, ça m’excitait au plus haut point. L’occasion offerte aujourd’hui ne se représenterait pas deux fois.

La tempête gagnant de plus en plus en ampleur, je m’étais réfugiée sous l’auvent rouge vif d’un café de la rue des Francs-Bourgeois, en attendant que la pluie cessât un peu. Je remontai machinalement le col de ma veste en frissonnant. Dieu, quel froid ! Les chaises, les tables et tous les autres meubles extérieurs, rentrés, patientaient à l’intérieur des boutiques ; seules quelques guirlandes tricolores flottaient tristement au vent, conférant une atmosphère lugubre au lieu.

Je ris intérieurement. De la célébration de la fête nationale, hier, ne demeuraient plus que ces vestiges grotesques dans un décor presque apocalyptique. De toute façon, quelle idée stupide de vouloir commémorer ça : la capitale soi-disant « sauvée » par deux adolescents, l’an passé. Ces pauvres citoyens ne comprenaient rien du tout. D’ailleurs, à cause du mauvais temps, je n’avais croisé personne, dans les rues. Le caractère douillet des gens, de nos jours, les empêchait de sortir dès que la moindre contrariété se présentait à eux.

Un sac plastique blanc, emporté par le vent, passa devant mon nez en réalisant une pirouette, tandis que l’eau ruisselait en petits filets le long des pavés. Je risquai une main hésitante hors de l’auvent, et, constatant que la tempête diminuait en intensité, je me décidai finalement à quitter mon refuge et à poursuivre sans plus traîner mon chemin. Heureusement que je possédais un téléphone pour me guider ; j’avais beau vivre dans la ville depuis ma naissance, j’aurais perdu mon chemin, sans aucune assistance, et pourtant je jouissais d’un bon sens de l’orientation.

Tout en longeant les façades plus ternes les unes que les autres des bâtiments de la rue, je cherchai dans ma poche mon smartphone, et m’arrêtai au coin de la rue, le temps de faire glisser mes doigts sur l’écran afin de vérifier que j’empruntais l’itinéraire correct vers l’adresse indiquée.

On laissera nos clés, nos cartes et nos codes

Prisons pour nous retenir

Tous ces gens qu’on voit vivre comme s’ils ignoraient

Qu’un jour il faudra mourir

Et qui se font surprendre au soir

Après quelques secondes, j’obtins la confirmation que j’évoluais dans la bonne rue ; on m’avait donné rendez-vous dans l’appartement d’un immeuble, un peu plus loin. J’en profitai pour consulter l’heure, puis rangeai machinalement le téléphone et repris ma marche, toujours en suivant le trottoir. Je suis dans les temps.

Quelques effluves de nourriture me parvenaient de temps à autre ; normal, puisque l’heure du repas du soir approchait. Le feulement de deux chats en train de se battre, suivi des violents aboiements d’un chien, déchira le silence de la nuit.

J’augmentai la cadence de mes pas, pressée d’atteindre mon objectif. On m’attendait, et je ne voulais pas le moins du monde arriver en retard. La ponctualité comptait parmi mes principales valeurs. Surtout au vu du caractère vraiment spécial de l’opportunité offerte ce soir.

Parfois, j’entendais quelques éclats de rire à l’intérieur des maisons. Sans doute tout le monde profitait-il encore de l’ambiance joyeuse qui imprégnait ce lendemain de « jour de fête » – moi je ne m’incluais absolument pas là-dedans –, jour de fête durant lequel l’an passé s’étaient déroulés… des événements spéciaux. Et je ne doutais pas que la plupart des Parisiens s’en souvenaient encore, même une année plus tard. Ce genre de chose ne s’oublie pas.

Je finis, après quelques mètres, par gagner l’endroit que je cherchais : un bâtiment à l’aspect ni trop ancien, ni trop moderne, avec parfois quelques balcons ; on apercevait la lumière allumée à certaines fenêtres. Je sursautai en entendant une chouette hululer, et comme si la pluie avait attendu précisément ce signal, elle redoubla d’intensité, m’obligeant à entrer dans l’immeuble.

Il était désert, avec un hall d’entrée aussi petit que délabré ; ça ne payait vraiment pas de mine. Au rez-de-chaussée, je consultai les boîtes aux lettres jaunâtres pour trouver le bon numéro d’appartement. Il s’agissait du quarante-trois, au quatrième étage. Et évidemment, pas la moindre trace d’un ascenseur. Super, pensai-je, irritée, il ne pouvait pas choisir un autre lieu de rendez-vous ! J’inspirai profondément pour tenter de me calmer, et puisque je n’avais pas le choix, j’empruntai les escaliers, dont la rampe en fer verte s’oxydait par endroits. En montant, je n’entendis que le bruit de mes propres pas ; de l’humidité flottait dans l’air.

Arrivée au quatrième palier, j’avançai de plusieurs pas, hésitante, à la recherche de la bonne porte, et la trouvai avec soulagement. Je frappai quelques coups discrets, et avant même d’obtenir une réponse, abaissai doucement la poignée, à tout hasard. À ma grande surprise, c’était ouvert. Je ris nerveusement. Évidemment que c’était ouvert, puisqu’on m’attendait. J’aurais dû m’en douter.

Je pénétrai à l’intérieur de l’appartement, anxieuse. Après un étroit vestibule vétuste plongé dans la pénombre, la porte donnait sur un petit séjour faiblement éclairé, et meublé avec pas trop mal de goût, quoique je trouvasse le papier peint des murs un peu passé de mode. L’espace produisait une impression de confinement, par ses petites dimensions, qui pouvait paraître désagréable par certains aspects, mais pour ma part, je ne détestais pas cette sensation.

Oh belle, on ira

On partira toi et moi, où ?, je sais pas

Y a que les routes qui sont belles

Et peu importe où elles nous mènent

Oh belle, on ira

On suivra les étoiles et les chercheurs d’or

Si on en trouve, on cherchera encore

Il n’y avait pas excessivement de meubles non plus : un canapé en cuir noir usé trônait devant une table basse en bois réalisée grossièrement, et une petite commode frêle supportait un poste de télévision poussiéreux et si ancien qu’il n’émettait même pas d’images en couleurs, mais uniquement en noir et blanc. Seules les bougies du chandelier qui reposait sur la table éclairaient d’une fragile lueur le salon, relié aux autres pièces, en l’occurrence une cuisine pas très grande, une chambre d’une douzaine de mètres carrés, et une salle de bain.

En fin de compte, ce simple lieu de rendez-vous dégageait un certain charme ; ça suffisait pour ce que j’y resterais. Je ne voyais pas très bien autour de moi, à cause du manque de luminosité, et un laps de temps s’écoula avant que je ne m’aperçusse de la présence de quelqu’un assis dans le canapé, mais puisque je le connaissais, cela ne m’inquiéta pas outre mesure.

J’ôtai mon manteau, que je suspendis à un cintre du placard de l’entrée, avant de profiter de la présence d’un petit miroir, que j’avais failli ne pas remarquer, pour me regarder. Cheveux blonds attachés par une pince, yeux bleus, teint clair, aucun doute, il s’agissait bien de moi. Je ne me trouvais pas spécialement à mon avantage, mais ça passait quand même.

Je frissonnai à cause de la fraîcheur du lieu. Pourtant, mes vêtements devaient me tenir chaud : un pull à manches longues, avec une jupe, des collants et des bottes. Je clignai deux ou trois fois des yeux, et constatai avec satisfaction qu’au moins, mon discret maquillage résistait à la pluie ; je n’osais pas imaginer le résultat, sinon.

Un toussotement résonna dans l’appartement, me ramenant à la réalité, et je quittai aussitôt l’entrée pour rejoindre en hâte le salon ; je me repoudrerais le nez une autre fois. L’homme installé dans le canapé me fixait du regard, un regard bleu glacé, indéfinissable. Je m’avançai, tout en le détaillant à mon tour. Cheveux rouges en bataille, vêtements élimés, air fatigué et barbe mal rasée, impossible de douter, il s’agissait bien de lui. Il s’agissait bien de celui qui m’avait donné rendez-vous ici. Je soupirai, désabusée ; il demeurait toujours le même. Je savais qu’il n’apportait pas grand soin à son apparence, mais quand même ! Il aurait pu s’arranger un peu, même si personne d’autre que nous ne se trouvait là, et qu’il n’accordait en général pas d’importance à l’opinion des autres.

Je contournai la table basse en bois, et m’installai à côté de lui dans le sofa, auquel je dus reconnaître un certain confort, qui me surprit agréablement. L’ombre des bougies dansait en rythme sur mes vêtements. L’homme m’observait patiemment, et ses yeux bleus brillaient d’une étrange lueur. Quelque chose d’indéfinissable se nichait dans son regard, qui possédait un éclat presque inquiétant. Il s’éclaircit la gorge, avant de déclarer, d’une voix plutôt grave :

–       Bonsoir, Gwen.

–       Salut Isaac, répondis-je en détachant ma pince, libérant mes cheveux. Je ne suis pas mécontente de te revoir, même si ça n’est pas pour longtemps.

Il acquiesça lentement, en silence, tandis que je passais d’un air négligé ma main dans mes cheveux lisses rendus humides par la pluie, ennuyée ; pour le brushing, je pouvais repasser. Certes, Isaac s’avérait quelqu’un de sympa, mais je ne voulais pas perdre de vue l’essentiel en m’attardant sur de simples futilités. Je préférais l’action à la discussion, et il le savait parfaitement ; il appréciait même ce trait de ma personnalité plus que les autres. C’est avec lui que je m’entends le mieux, songeai-je, amusée, en l’observant brièvement, avant de lever la tête vers le plafond, un peu décoloré par endroits.

On n’échappe à rien pas même à ses fuites

Quand on se pose on est mort

Oh j’ai tant obéi, si peu choisi petite

Et le temps perdu me dévore

Intérieurement, je souris à cette remarque. Je me sentais bien, à ses côtés, sans pour autant m’expliquer ce sentiment, et je ne lui en avais jamais fait part, maintenant que j’y pensais. À quoi bon ? Ça n’aurait rien apporté à Isaac de le savoir. Qu’est-ce qu’il aurait bien pu me répondre, de toute façon ?

Je secouai la tête. Je divaguerais à un autre moment ; si je ne gardais pas mes réflexions pour moi, je perturberais tout le monde, aussi reportai-je mon attention sur mon voisin, qui poursuivit, d’un ton monotone :

–       Je vois que tu sais pourquoi tu es là.

–       Évidemment.

Il me demanda avec une impassibilité qui ne m’étonnait pas de lui si je souhaitais boire quelque chose. Je refusai poliment, avant d’étouffer un long bâillement, fatiguée par la journée. Autant s’occuper de ce prévu le plus vite possible, et pour ça, pas question de traîner, on s’accordait tous sur ce point, d’autant que le plan présentait suffisamment de complexité comme ça. D’ailleurs, on avait déjà assez attendu. Et puis, je ne me trouvais pas là ce soir pour papoter, mais pour quelque chose de bien plus important.

Un coup de tonnerre éclaira brutalement la pièce dans un flash blanc, avant que celle-ci ne replongeât dans l’obscurité. Hmm, la météo ne s’arrangeait pas. Isaac se pencha, attrapa le verre d’alcool – du whisky, tel que je le connaissais – et en but une longue gorgée. Je ne pus m’empêcher de sourire. Je gèrerais tout, et pourtant, il semblait le plus nerveux d’entre nous deux. Quel paradoxe ! J’aurais pensé qu’il manifesterait un peu plus d’énergie : allons bon, c’était le grand soir ! Plus rien ne nous arrêterait, maintenant, et il affichait une tête d’enterrement ! Je n’y comprenais rien, il dirigeait quand même les opérations, non ? Et puis, de l’alcool ? Sérieusement ?

D’un autre côté, je ne le blâmais pas. Peut-être cela lui permettrait-il de se détendre ? Il s’agissait d’un grand moment, certes, mais quel dommage de le fêter ainsi, tout seul, avec son verre à la main pour seule compagnie… Enfin, je pouvais bien parler, mais niveau famille, ça restait compliqué pour moi également. J’étais de loin la plus mal placée pour prononcer la moindre remarque.

Je savais que toute cette histoire inquiétait Isaac, mais il angoissait beaucoup trop : on avait eu un an, pour tout planifier, alors on était plus que parés pour ce qui nous attendait, enfin, j’étais parée, plutôt. D’autant que je m’en souvinsse, Isaac avait toujours éprouvé des difficultés à aller jusqu’au bout des choses, et encore plus à encaisser les chocs. Même s’il ne voulait pas le montrer aux autres, il apparaissait comme le plus fragile, tant physiquement que moralement, un aspect que j’appréciais beaucoup, chez lui. Mais je n’avais malgré tout pas effectué cette longue et désagréable marche sous la pluie pour rien, et je ressentais une réelle impatience : je souhaitais attaquer les choses sérieuses.

Isaac reposa lentement son verre sur la table, avant de s’enfoncer dans le dossier du canapé et de me regarder à nouveau, toujours avec cette expression si étrange. Les bougies du chandelier lui conféraient presque un air effrayant. Je lui souris, tâchant de le rassurer comme je le pouvais. Il savait que nous devions agir, coûte que coûte. En outre, il comptait parmi les plus impliqués dans ce projet, l’idée provenait même de lui !

On prendra les froids, les brûlures en face

On interdira les tiédeurs

Des fumées, des alcools et des calmants cuirasses

Qui nous ont volé nos douleurs

La vérité nous fera plus peur

Un nouveau de coup de tonnerre éclaira violemment le séjour, et Isaac se redressa, sur le qui-vive. Je pouvais sentir d’ici à quel point la tension s’emparait de tout son organisme. Sauf que j’ignorais quoi dire pour le rassurer. Ça ne rentrait pas dans mon champ de compétences.

–       Donc, tu sais comment les événements vont se dérouler, et ce que tu dois faire, par cœur ? demanda-t-il, comme une ultime vérification.

–       Mais oui, affirmai-je en soupirant. Je reviens au début, comme ça, ils ne se rencontrent pas, et ensuite, ça lui laissera le champ libre. On en a déjà parlé.

Isaac se massa vigoureusement les tempes, tandis que je secouais la tête d’un air désabusé. Mais ça n’était pas possible d’accorder aussi peu de confiance aux autres ! Je m’en sortirais très bien. De toute façon, c’était moi qui avais été choisie. Je représentais la dernière chance de l’organisation. Je portais beaucoup d’espoirs sur mes épaules. Et je ne décevrai personne, songeai-je, déterminée. Je désirais ardemment prouver ma valeur. Après l’année entière qui venait de s’écouler, il était temps de la détruire, et d’en reforger une nouvelle, sur les ruines de l’ancienne. Comme un phénix qui renaît de ses cendres. Une fois engagée dans une entreprise, je m’y investissais à fond ; inutile de faire les choses si ce n’était qu’à moitié.

–       Je sais, répliqua Isaac en soupirant. Mais remonter dans le temps, ce n’est pas rien. Il y a tellement de–

–       Pas de soucis, l’interrompis-je. Tout se passera bien.

Car c’était bien là tout ce dont il était question : remonter dans le temps, rien que ça ! Et pas à n’importe quelle date : un an en arrière, aux alentours du quatorze juillet deux-mille-douze. Au moment où ils – j’entendais par là ces deux adolescents stupides du nom de Raphaël et de Marie – avaient assassiné sans honte le grand Léonard Bonar et détruit les jardins suspendus. Leurs fautes, ils les paieraient, et ce lourdement.

Pour cette raison, l’organisation avait fait appel à moi, lançant ainsi la seconde phase de leur plan ; en clair, retourner en arrière pour changer le cours des événements, afin que l’histoire tournât en notre faveur. Et je serais celle qui irais, comme convenu. Mon objectif : empêcher par tous les moyens la destruction des jardins. Et pour ça, je pouvais impacter le déroulement des faits à de multiples instants dans le passé ; mais je savais que cela ne suffirait pas à la réussite de l’opération. Il me fallait revenir au soir du dix juillet, soit au cœur même du problème : tout simplement cette maudite rencontre entre Marie et Raphaël. Et l’arrêter à tout prix, car tous les problèmes commençaient là. Ensuite, je disposerais d’une liberté totale pour agir. En outre, absolument personne ne se méfierait de moi, une simple adolescente. Oh oui, ça s’annonçait tellement facile ! Mais ça nécessitait néanmoins une préparation parfaite, et surtout, je ne commettrais pas l’erreur de sous-estimer mes adversaires.

Isaac reprit lentement son verre, inexpressif et dans un autre monde, comme à son habitude. Je lui avais déjà demandé s’il ressentait la moindre émotion à la pensée de son fils emprisonné pour toujours, qu’il ne reverrait jamais, et au règne de Napoléon qui s’étendrait enfin sur Paris et la France entière, mais bien qu’il eût prétendu que cela le ravissait, ça sautait aux yeux que la tension tirait tous les muscles de son corps, et que même lui ne croyait pas à son propre mensonge. J’avais été un peu surprise qu’il ne cherchât pas à reprendre contact avec son fils, après l’épisode des jardins. Ça aurait été le moment idéal, et il se serait senti moins seul, non ?

Oh, et puis après tout, les histoires de famille des membres de l’organisation ne me concernaient pas ; ils savaient parfaitement se gérer comme des grands. J’avais juste pensé qu’Isaac et Raphaël auraient pu se retrouver, avant que…

Oh belle, on ira

On partira toi et moi, où ?, je sais pas

Y a que des routes qui tremblent

Les destinations se ressemblent

Oh belle, tu verras

On suivra les étoiles et les chercheurs d’or

On s’arrêtera jamais dans les ports

Jamais

Enfin, pour ma part, je bouillais d’impatience de me jeter à l’eau. Je connaissais parfaitement l’enchaînement des événements pour me l’être repassé encore et encore dans ma tête, et j’avais hâte de régler leur compte aux deux adolescents, car ils ne méritaient aucune pitié. Qu’est-ce qu’ils imaginaient ? Que l’organisation accepterait leur victoire sans rien tenter en retour ? Eh bien, ils se trompaient lourdement, et s’en apercevraient vite. Appréciez votre bonheur, tant que vous le pouvez encore. Marie admise au Conservatoire ? Raphaël vivant sa meilleure vie dans son appartement miteux ? Bientôt, tout cela s’évaporerait sans qu’ils n’y comprissent rien.

Et surtout, j’apporterais de l’ordre dans le bazar généré par les deux gamins : en plus de la disparition des jardins, l’inspecteur Paul Vergier avait arrêté Jean-François, l’un des membres les plus éminents de l’organisation, et Léonard Bonar était… Bon sang, il était mort ! Tout cela ne se serait jamais produit si ce roux et cette blonde ne s’étaient pas mêlés de ce qui ne les regardait pas. Oui, il existait beaucoup trop d’injustices, que je réparerais le plus vite possible. Et je n’avais pas le droit à l’erreur.

Isaac avait choisi un bon lieu de réunion. Avant, les souterrains des Invalides abritaient le repère, mais depuis que la police menait l’enquête sur place, plus question de se servir de l’endroit comme base secrète ; il avait fallu en dénicher un autre. Et cet appartement, quoique simple, remplissait à merveille cette fonction, pour ce soir.

Je m’enfonçai dans le canapé, en fermant les yeux. Eh bien, si seulement je n’avais pas été chargée d’une mission aussi importante que de voyager dans le passé pour tout arranger, je serais restée ici pour passer la nuit. Tout ce travail me fatiguait déjà. Enfin bon, je rêvasserais une autre fois, et je ne comptais pas non plus me plaindre dans l’immédiat. Mon objectif devait accaparer toute mon attention. J’attendais ça depuis un an. Tout le monde attendait ça depuis un an, plutôt. Et ce moment arrivait enfin. Jamais je n’avais éprouvé autant d’enthousiasme, mais à présent, beaucoup de gens comptaient sur moi. L’occasion se présentait à moi de prouver ma valeur. Une foule de sensations toutes plus contradictoires les unes que les autres traversaient mon esprit. Dire que j’effectuerais cette mission si importante toute seule ! La fierté me submergeait. De telles responsabilités, ça se fête !

Un nouvel éclair illumina brutalement la pièce, et, l’instant d’après, le téléphone d’Isaac sonna. Il décrocha, et marmonna dans sa barbe mal rasée quelques mots à l’attention de son interlocuteur, lui affirmant que tout était en place, avant de souffler rapidement deux ou trois paroles à voix basse, et de raccrocher, l’air las. Je lui lançai un regard interrogateur, mais n’obtins aucune explication de sa part. Je haussai les épaules, désabusée. Aucune importance, j’avais l’habitude de toute façon.

En tous les cas, heureusement que je ne connaissais pas beaucoup de monde, en dehors de l’organisation. Vu que je partais pour un certain temps, justifier mon départ à d’éventuels proches aurait été compliqué. Une chance que je n'emportasse pas non plus de bagages, je me fondrais plus facilement dans le décor. Et c’était l’essentiel.

–       Bon, lança Isaac d’une voix grave aux accents chaleureux, au bout d’un moment. Ça va être l’heure, tu es prête ?

–       Et comment !

Oh belle, on ira

Et l’ombre ne nous rattrapera peut-être pas

On ne changera pas le monde

Mais il ne nous changera pas

Ma belle, tiens mon bras

On sera des milliers dans ce cas, tu verras

Et même si tout est joué d’avance, on ira, on ira

Je lui souris, et sortis précautionneusement du col de mon pull une fine et longue chaîne en or à l’aspect fragile, au bout de laquelle pendait un médaillon, qui brilla l’espace d’un instant sous l’éclat des flammes des bougies. Il représentait un symbole singulier, constitué de trois parties : une étoile, une pyramide et un croissant de lune – ou un soleil, selon l’angle avec lequel on considérait la marque. On m’avait confié le pendentif de Sîn une année auparavant, un peu après l’épisode des jardins suspendus. D’après l’organisation, je le portais sur moi lorsque l’on m’avait recueillie, toute petite, mais elle l’avait conservé, et ne me l’avait restitué que l’an passé, pour préparer la seconde phase du plan, sous une supervision extrême. Fait étonnant pour un si vieil artéfact, il paraissait neuf.

Si le bracelet de Tiamat rendait la lévitation des personnes possible, le collier que je possédais permettait, lui, de voyager dans le temps. Je n’avais pas tout de suite remarqué cette étonnante faculté, et même en la découvrant, j’avais eu du mal à y croire. Pourtant, je devais reconnaître la réalité du phénomène, et dans un sens, tant mieux, sachant qu’il me fallait utiliser ce pouvoir hors du commun pour modifier de manière conséquente le passé. Selon les propres termes de Léon : « il existe dans ce monde un pouvoir qui défie l’imagination ». Il s’agissait d’un jeu certes dangereux, aux risques multiples, mais si proche du but, je ne comptais pas renoncer.

Isaac regarda le bijou avec un drôle d’air emprunt d’incrédulité et de nervosité ; sans doute peinait-il à concevoir qu’un tel accessoire détînt une si grande énergie, mais moi, je savais que oui, et j’en avais absolument besoin pour faire joujou avec l’espace-temps, ce n’était pas négociable. Je me récapitulai mentalement, une ultime fois, le programme qui m’attendrait, arrivée là-bas, et une fois sûre que tout était prêt, je repris ma pince pour rattacher rapidement mes cheveux. Je n’aimais pas les laisser détachés trop longtemps, ça m’angoissait.

–       Eh bien, on dirait que c’est le moment. Tu es sûr que ça va aller ? Une fois que j’aurais modifié le passé…

–       Nous ne reverrons plus. Je sais.

Le pendentif me permettait en effet de voyager dans le temps, mais uniquement dans la même trame temporelle. En bouleversant les événements, je créerais un Isaac différent de celui ayant connu la chute des jardins, et je ne pourrais plus jamais revenir dans cette époque-ci, où j’évoluais actuellement. Le devenir de l’organisation après mon départ, je l’ignorais donc, mais impossible de reculer maintenant. La mise en place du glorieux règne de l’empereur valait bien de taire ses états d’âme et de tout sacrifier. De toute façon, nous ne sommes rien, face à lui. Je suis prête à aller jusqu’au bout. Pour Napoléon Bonaparte. Pour la France ! Comme s’il m’avait entendue, Isaac sourit, le premier vrai sourire que je vis sur son visage depuis que je le connaissais, et ça ne datait pas d’hier. Je le regardai en souriant tristement, et tâchai de réprimer les larmes qui me montaient aux yeux. Bon sang, je ne supportais pas les adieux ! Il me manquerait terriblement. J’avais rarement ressenti autant de tristesse de toute ma vie.

Comme s’il se moquait de tout cela, il effectua un petit signe de tête, dans lequel je tentai de trouver un peu de force. Mon collier accroché autour de mon cou, j’attrapai délicatement le symbole entre mes doigts, avant d’inspirer profondément, essayant de ne pas trembler. Allons, ce n’était pas le moment de flancher ! Les détails avaient été ressassés des dizaines et des dizaines de fois, je n’avais pas le droit de me montrer si sensible ; ça ne me ressemblait pas.

Plusieurs anneaux circonscrits entouraient le symbole. Il me suffisait de leur imprimer un mouvement rotatif, à l’aide de boutons dorés situés aux extrémités, pour remonter dans le temps : un jeu d’enfant. Je jouai avec le mécanisme de manière à lui indiquer la date du passé à laquelle je souhaitais me transporter, en veillant à ne pas trop traîner. Je ne voulais pas courir le risque de débarquer à la mauvaise période, cela compliquerait la situation sinon.

Le résultat arriva rapidement. Une lumière intense se dégagea du bijou, et j’entendis à peine Isaac marmonner « bonne chance », que tout le décor autour de moi vibra puis se dématérialisa à une vitesse fulgurante. La lumière devint si intense qu’elle m’éblouit et m’obligea à fermer les yeux. Je voulus répondre à l’adulte, mais aucun son ne sortit de ma gorge ; je n’entendais plus rien, je ne sentais plus rien, et je ne voyais plus rien : je me trouvais dans une sorte de néant complet. Les anciens lieux disparaissaient progressivement, et à la place, un autre horizon se formait à présent, à une cadence si rapide qu’elle en donnait presque le vertige. Puis lentement, les alentours se stabilisèrent, et je perçus de nouveau le sol, sous mes pieds. Je clignai des yeux, et me levai du sofa, déséquilibrée. Pas évident de s’adapter à de tels voyages à travers les dimensions, même s’il ne s’agissait pas de ma première promenade par-delà les époques.

Même si tout est joué d’avance

À coté de moi

Tu sais y a que les routes qui sont belles

Et crois-moi, on partira, tu verras

Si tu me crois, belle

Si tu me crois, belle

Un jour on partira

Si tu me crois, belle

Et désormais, j’allais devoir affronter un ennemi des plus redoutables : le temps.

Un jour


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