Rhythm Thief et les secrets de Babylone

Chapitre 4 : Chapitre 2, intrigues dans Paris – Partie A, une nouvelle aurore

6804 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 11/02/2017 20:34

Chapitre II, intrigues dans Paris – Partie A, une nouvelle aurore

 


Il devait être aux alentours de huit heures, d’après les puissantes sonneries répétées que j’entendis des cloches de Notre Dame, lorsqu’une des innombrables employées qui fréquentaient le domaine frappa trois coups secs à la porte de ma chambre avant d’entrer et de pousser les spacieux rideaux blancs pour faire pénétrer d’un coup la lumière déjà éclatante du jour naissant, preuve d’une magnifique journée en perspective. A travers mes yeux demeurés embués par le sommeil, je parvins simplement à distinguer un amas de couleur noires et blanches se confondant en une spirale ; sûrement la teinte qui devait correspondre à son uniforme, mais rien n’était clair pour le moment dans mon esprit. J’étais encore bien au chaud, enfouie sous mes larges étages d’édredons, et tout était encore flouté, autour de moi ; je ne percevais pas avec netteté mon environnement, tout au plus, un semblant de formes, mais aucune réelle notion de géométrie. La majordome, elle, s’agitait avec dextérité, ce qui m’excluait toute probabilité de me rendormir. Elle faisait claquer ses talons, en allant de coins en recoins pour ajuster tel détail ou en régler tel autre, parce que rien ne devait être laissé au hasard. On visait l’excellence, ici. Finalement, elle fit une pause, en passant lentement sa main sur son front, pour essuyer les gouttelettes de sueur qui y perlaient, tandis que de l’air frais s’engouffrait en continu dans la pièce par la fenêtre ouverte. La femme de chambre laissa passer quelques secondes, avant de s’approcher de moi, les bras le long du corps, et de déclarer dans un accent britannique marqué :


-  Il est l’heure de vous lever, mademoiselle.


A ces mots, je m’assis, encore légèrement apathique, sur le matelas, avant de me frotter les yeux. Je ne m’étais tout de même pas couchée si tard que ça, hier soir. J’avais juste entendu ce bruit, et puis… J’eus un brusque sursaut. Mais oui ! Raphaël était venu, la nuit dernière. Ça avait été une magnifique surprise, et nous avions parlé tous les deux. Et j’avais failli faire l’impasse sur ce beau rendez-vous de la veille ! Mon esprit devait vraiment être embrumé, alors.

Ce souvenir eut pour effet de me donner une pleine dose d’énergie pour affronter les longues heures qui m’attendaient, aujourd’hui. Je me sentais capable de soulever des montagnes. Fraîche comme jamais, je souris à la gouvernante, qui me regardait en clignant des yeux, tout en observant les environs, d’un œil beaucoup plus vif et attentif. J’étais bien dans ma chambre, ça c’était rassurant de le savoir.

C’étaient les tons roses et blancs qui dominaient principalement, aux murs ainsi que pour les meubles. De volumineux lustres en cristal étaient suspendus au plafond ; ils paraissaient si fragiles, que cela créait la sensation que ces éclairages de luxe allaient venir se briser au sol avec fracas. Diverses tables taillées expertement et quelques petites chaises à l’aspect bien plus confortable qu’elles ne le laissaient paraître, avaient été installées astucieusement, accréditant la thèse que le décorateur d’intérieur avait intelligemment pensé l’espace. Un bureau aux larges dimensions, finement ouvragé en bois blanc laqué, et une imposante bibliothèque remplie d’une quantité conséquente de volumes, parmi lesquels de grands classiques français, comme Flaubert et son Madame Bovary, ou Le Noir et le Rouge, de Stendhal, avaient également été agencés à l’intérieur de la pièce, avec en prime une coiffeuse contemporaine aux lignes épurées et au mélange audacieux des coloris, qui apportait une touche de féminité indissociable, sinon vitale, à toute jeune fille de dix-huit ans descendant d’une lignée aristocratique comme la mienne et qui se respectait. En résumé, une chambre que j’adorais, d’autant plus que c’était moi qui l’avait entièrement arrangée à mon goût.

Je dégageai l’épaisse couverture loin de moi, prête à commencer cette nouvelle journée. Ce n’était pas admissible de faire la capricieuse en voulant rester au lit et de faire patienter la domestique. Je m’étirai et pivotai sur ma droite pour enfourner promptement mes pieds dans mes chaussons. Leur rembourrage leur conférait un contact doux et soyeux. La température désormais devenue fraîche de la chambre me prit par surprise, et me fit frissonner ; mon unique rempart étant simplement ma chemise de nuit que le vent venait balayer. Je pris appui sur mes mains pour me lever et aller jeter un coup d’œil au-dehors. Il n’en fallut pas plus pour confirmer mon impression initiale. C’était un nouveau jour qui s’annonçait, radieux, puisque le soleil inondait l’atmosphère de toute sa lumière. Il n’y avait pratiquement pas de nuages, et les oiseaux piaillaient déjà sur les branches des arbres, alors que des parisiens matinaux s’affairaient dans les ruelles de la ville. 

Je me retournai et suivis à petits pas la servante qui se tenait droite comme un i, et nous passâmes plusieurs portes avant d’arriver jusqu’à la salle de bains. Cela constituait le début de ma routine quotidienne à laquelle j’avais le droit tous les matins, depuis un an ; heureusement que la domestique me guidait en cheminant devant moi parce qu’autrement j’aurais eu tellement peur de me perdre, dans cette résidence, véritable labyrinthe... J’essayai de rester le plus possible dans ses pas, ce qui n’était pas évident car elle avançait d’une démarche pressée. Ces personnes-là travaillaient si dur, je ne voulais pas les retarder malencontreusement.

La salle d’eau était presque entièrement blanche, et très moderne. A l’instar des autres pièces du manoir, elle était très vaste, mais largement moins meublée, ce qui accentuait la sensation d’espace. En premier lieu, c’était la coutume de commencer par se laver, dans la grande baignoire qui pouvait accueillir plusieurs personnes. Cette fois, c’était le tour d’un bain au lait de noix de coco avec des pétales de roses, le tout sensuellement agrémenté de quelques bougies parfumées. C’était vraiment agréable, et l’ensemble de ces senteurs mélangées me chatouillait le nez avec malice. En plus d’un shampooing en règle, on me passa les uns derrière les autres toute une série de produits plus délicats et plus précieux les uns que les autres, si bien que je me demandai qui pouvait posséder de tels soins. Immergée jusqu’au cou, je fermai les yeux et respirai profondément. Au bout d’un an, j’avais fini par accepter que l’on se fût occupé aussi bien de moi, mais j’étais dans l’incapacité de ne pas penser au moins un peu à Josette et aux autres résidents du couvent. Ça n’avait pas été habituel pour moi d’avoir autant de temps pour mon bien être, avant. A Saint-Louré, tout était précisément réglé, et les pensionnaires devaient se préparer en vitesse, sans traîner.

Ensuite, la tâche revenait à choisir la tenue que j’allais porter. Avant de retourner dans ma chambre, direction le dressing. Moi encore recouverte d’un peignoir, les robes, les jupes et les collants que les domestiques firent défiler devant mes yeux me donnèrent rapidement le tournis. Ma collection de vêtements devait compter plus d’habits que ce qu’une personne aurait pu mettre durant toute sa vie ! Au vu des conditions météorologiques favorables, moi et les employés optâmes pour une large robe en soie bleue pâle, accompagnée d’un gilet en mousseline et d’escarpins en velours. Mes cheveux ayant été passés sous une dizaine de brosses au moins et attachés dans le plus grand soin, à ma coiffeuse, il ne restait simplement qu’à ponctuer le tout de quelques bijoux et d’un petit coup de parfum, La vie est belle, de Lancôme.

Et toutes ces promenades de pièces en pièces, c’était la préparation habituelle dès que l’on venait me réveiller, le matin. Ca demandait beaucoup de temps de s’apprêter correctement. Des fois, j’avais beaucoup de mal à voir défiler ces longues minutes, j’avais l’impression que le monde se figeait. Afin que le temps ne fût pas trop long, et également pour faire preuve d’amicalité, il m’arrivait toujours de discuter, d’actualités notamment, avec la personne qui me gérait pour la toilette matinale. La fourchette était large et changeait quotidiennement : c’était sans exception une femme, jeune, âgée, blonde, rousse, petite, ou grande. C’était toujours un agréable moment de dialoguer avec ces gens-là. Bien que ce ne fût que des domestiques chargées d’être à notre service, je ne voulais pas que l’on me considérât comme une enfant trop précieuse ou bien la fille appartenant à la lignée royale. Même si c’était vrai dans une certaine mesure, je voulais que l’on me considérât exactement comme les autres. L’égalité n’avait jamais cessé d’être une valeur fondamentale, pour moi. Je désirais créer des liens avec le plus de personnes possibles. C’était un peu injuste que le hasard pût distribuer comme bon lui semblait les cartes de la chance.

Il s’était écoulé une heure, et j’étais parfaitement prête, lorsqu’Alfred pénétra dans ma chambre, les mains derrière le dos, vêtu de son complet bleu à nœud papillon rouge, une expression proche de la neutralité sur son visage. Lorsqu’on le regardait, on ne pouvait que constater l’image d’un homme dévoué à son métier. Il travaillait pour la famille depuis de nombreuses années, avant même ma naissance, en réalité. Mais cet aspect sérieux cachait tout de même une part de comique, quand on y regardait bien. Et puis, mon garde du corps était quelqu’un de très charmant. Il ne voulait que notre bien, après tout.


- Vous êtes ravissante, Marie, esquissa t-il dans un infime sourire. Voudriez-vous bien me suivre, je vous prie ? Sa Grâce vous attend pour le petit-déjeuner.


Je hochai la tête en le remerciant et le suivit à travers les couloirs. Étrangement, Alfred avait toujours eu du mal à dire simplement « votre mère » ; mon intuition était qu’il avait trop peur de manquer de respect à son employeuse, et je le comprenais très bien. Maman pouvait avoir un caractère vraiment… froid quand elle était en colère, et j’en savais quelque chose. Peut-être était-ce parce qu’Alfred était si informel que la duchesse trouvait qu’il prenait les choses trop au sérieux parfois. Nous descendîmes le long escalier en marbre tapissé de rouge qui menait au rez-de-chaussée. Le sol était recouvert de carmin, et une belle suspension au plafond fournissait une lumière dorée. Alfred se dirigea d’un pas assuré, moi sur ses talons, vers deux grandes portes en bois ; elles menaient dans la salle à manger. Il les ouvrit avec force, provoquant un bruit semblable à un long gémissement. D’un signe de tête, il m’invita à entrer. Lorsque je pénétrai dans la pièce, ma mère m’attendait. Elle était attablée, et son menton reposait sur ses mains. Elle devait sans doute réfléchir à quelque chose d’important ; néanmoins elle me sourit franchement en me voyant arriver.


-        Bonjour, Marie. Tu as bien dormi ? Assieds-toi, fit-elle en me désignant une des chaises autour de la table.


Je ne me le fis pas dire deux fois, surtout que l’odeur caractéristique de viennoiseries et de café me mettait irrémédiablement en appétit. J’avais l’estomac un peu creux, pour être tout à fait honnête. Je choisis la chaise la plus proche de moi et la tirai délicatement pour m’installer. La large table rectangulaire était recouverte d’une nappe en dentelle tissée avec savoir-faire. Mais on ne la voyait qu’en partie, puisqu’elle était recouverte par des volumineux paniers en osier et de la vaisselle en argent. Tout avait l’air très bon, comme d’habitude ; la table était joliment dressée. Paris avait la chance d’être connue pour sa gastronomie, et ici, mon palais s’était accommodé à des saveurs très… précieuses. J’avais découvert des mets que je n’aurais jamais eu l’occasion de goûter au couvent. Les recettes étaient savamment orchestrées, avec des mélanges à la fois audacieux et délicieux. Donc c’était particulièrement les cuisiniers qui devaient beaucoup s’affairer pour réaliser des plats suffisamment à la hauteur pour être appréciés par ma mère et par moi ; de loin, il me semblait encore entendre le tintement des ustensiles et le pas affairé des cuistots. Ils restaient à leurs fourneaux jusque tard le soir, et cependant ils avaient cette même étincelle dans les yeux lorsqu’ils parlaient de leur passion, et ça, je pouvais le comprendre. J’approchai une des corbeilles de moi et m’emparai d’un croissant encore chaud et d’un morceau de pain grillé juste comme il le fallait.


-      Oui, j’ai bien dormi, répondis-je gaiement. Toi aussi ?


Ma mère acquiesça, portant son bol de café à ses lèvres. Il était vrai que les matelas d’ici étaient d’un confort inégalable. On aurait pu croire qu’on s’allongeait sur un nuage, tellement ils procuraient une sensation de bien-être. Ils n’avaient absolument rien à voir avec ceux du couvent. Non pas que ceux de Saint-Louré fussent de très mauvaise qualité, mais on sentait nettement la différence de confort avec ceux du manoir, c’était indéniable.

Je croquai avidement dans le croissant, en passant ma langue sur mes lèvres pour enlever les petites miettes qui traînaient aux coins de ma bouche. Des matins comme ça, où je pouvais prendre mon temps pour savourer le petit-déjeuner et discuter avec ma mère, c’était un vrai plaisir. Alfred était toujours à côté de nous, adoptant une posture toujours bien tenue quoiqu’elle me semblât un peu plus relâchée que tout à l’heure.

Après avoir tartiné mon pain de beurre, je me penchai en avant pour prendre la cafetière en argent, mon visage se réverbérant de manière étrange contre le métal gris : il était quelque peu déformé. Je ne le remarquai pas sur le coup, mais ce simple mouvement vers l’avant permit à un rayon du soleil de venir se refléter sur le collier que Raphaël m’avait offert la veille. Ce fut seulement en regardant ma mère que je m’aperçus que ses yeux s’étaient brusquement agrandis de surprise. Je clignai des yeux et portai intriguée mon regard sur ma poitrine, avant de noter le problème. Le collier s’agitait légèrement, comme pour me narguer. Le collier. Et mince.


-       Ce pendentif est magnifique ! C’est la première fois que je le vois…


Je me rassis brusquement, mes joues rougissant. Voilà que je me retrouvais soudain un peu prise au dépourvu ! J’avais complètement oublié que je portais ce bijou que mon ami m’avait acheté ! C’était un peu délicat que maman le découvrît comme ça ; c’était quand même quelque chose de personnel entre lui et moi. Je ne savais pas comment m’y prendre pour lui annoncer la visite intempestive de Raphaël, hier. En y regardant de plus près, ne risquait-elle pas d’être énervée par ce comportement ? Et par-dessus tout, comment lui annoncer le retour d’un jeune adolescent qui n’avait plus donné de nouvelles depuis un an, et qui était considéré comme un voleur ? Toutes ces questions se bousculaient dans ma tête. Ce n’était pas évident de parler de tout ça.


-  En fait… soufflai-je en baissant la tête.

-  C’est Raphaël, n’est-ce pas ?


Je relevai mon visage, étonnée. Comment maman pouvait-elle savoir qu’il était à l’origine de ce cadeau ? En même temps, il n’y avait pas une foule immense de possibilités pour expliquer l’apparition, dans la soirée, d’un collier sorti de nulle part. Il n’y avait que Fantôme R pour réaliser une telle opération. Logique que ma mère fût arrivée à cette conclusion. Sans compter qu’elle était fine d’esprit et réfléchie, aussi. En revanche, je n’arrivais pas à déterminer si je devais tout lui dire maintenant. Le jeune garçon s’était introduit hier sans autorisation, ce qui n’aurait pas plu à tout le monde. Mais Élisabeth n’était pas tout le monde. J’étais bien placée pour le savoir. C’était ma mère.


-  Tu sais, j’ai eu votre âge, moi aussi, répliqua-t-elle en souriant.


Je rougis encore plus, couleur pivoine, et esquissai à mon tour un sourire timide. C’était vrai, ma mère était passée par l’adolescence bien avant moi. Elle connaissait sans aucun doute ce que l’on ressentait quand on avait le privilège d’être jeune. Sinon, je ne serais probablement pas née. Maman avait acquis beaucoup de sagesse. Et puis, je pouvais parfaitement lui parler de Raphaël, après tout. Il n’y avait pas réellement de problèmes. Il nous avait quand même sacrément aidées, l’année dernière. En outre, ma mère avait l’air de sincèrement l’apprécier. Elle était compréhensive, en plus de ça. Cette fois, c’était lui qui aurait besoin d’un coup de main. De toute façon, il comptait passer aujourd’hui. Conclusion : oui, je pouvais lui parler d’hier soir, ça valait sans doute même mieux. Après tout, une maman et sa fille pouvaient tout se dire.


-  Effectivement, c’est Raphaël ; il m’a rendu visite la nuit dernière. Il est toujours à la recherche d’Isaac, et il aimerait passer à la maison, tout à l’heure.


Je guettai une réaction d’Élisabeth. Elle cligna des yeux et ramena une mèche de ses cheveux derrière son oreille. Elle me regarda pendant quelques secondes, puis se tourna vers Alfred, en souriant. Un regard complice passa entre eux. On aurait cru qu’ils étaient de très vieux amis. Ça me faisait drôle de les voir si proches l’un de l’autre. C’était un peu comme s’ils avaient communiqué par le regard. Et il existait tellement de choses que l’on pouvait exprimer par un simple regard… Maman me détailla à nouveau, avec douceur.


-  Ce sera un plaisir, répondit-elle en hochant la tête, pensive. Ça fait longtemps que je ne l’ai pas vu.


Cette réplique me fit chaud au cœur, et je me sentis d’un seul coup nettement plus détendue. C’était réellement une bonne nouvelle que le jeune garçon pût venir nous rendre visite sans problèmes ; il ne serait pas obligé de forcer la sécurité, pour une fois. J’avais hâte de le voir. J’étais tellement soulagée ! C’était vrai que j’aurais dû me douter que maman ne refuserait pas. Mais j’avais quand même eu une petite appréhension… jusqu’à maintenant. Hourra, tout marchait comme sur des roulettes, finalement ! Même notre garde du corps avait l’air ravi de savoir que son grand rival au combat de corps à corps, Fantôme R, allait venir nous dire bonjour. Ces deux là entretenaient une relation pour le moins très spéciale.

J’étais tellement excitée que je ne remarquai pas qu’Alfred s’éclipsa discrètement quelques secondes, pour aller à la rencontre d’un autre valet, plus jeune, qui avait ouvert les portes de la salle et l’attendait nerveusement dans l’encadrement. Je ne notai son allée et venue que lorsqu’il revint à sa place près de la duchesse, un papier dans les mains. Ses traits s’étaient creusés, et ses sourcils s’étaient froncés. En outre, les rayons du soleil n’atteignaient pas son visage, ce qui lui conférait une attitude plus austère encore, qui manqua de me faire frissonner. D’ordinaire, il était plus détendu et moins crispé que ça, et ce quelque fussent les circonstances. Sauf quand il y avait un problème sérieux…


-  Le journal, Vôtre Grâce.


L’expression de maman changea alors du tout au tout lorsqu’elle prit le quotidien que l’homme lui tendait. Sa peau devint plus pâle qu’un linge, et elle regardait la presse comme si une catastrophe mondiale venait d’arriver. Je ne voyais pas ce qui pouvait la mettre dans un tel état. Elle avait tout de même un caractère bien marqué qui intimidait tout le monde, et il en fallait énormément pour seulement l’inquiéter. Qu’est-ce qui pouvait bien l’effrayer à ce point ? Sa peur commença à déteindre rapidement sur moi ; je n’osais pas lui demander ce qui clochait. Elle avala lentement sa salive et ferma les yeux en soupirant. Je ne supportai plus ce suspense qui tournait autour de ces simples feuilles qui servaient de support pour écrire les actualités, dans le monde. Qu’est-ce qui se tramait ? J’avais vécu dans le mensonge pendant dix sept ans, par conséquent, j’en avais assez des cachotteries. Mon pouls commençait à s’accélérer furieusement.


-  Il y a un problème ?


La duchesse posa le journal devant elle et me regarda ; elle allait s’apprêter à me répondre quelque chose, mais ne prononça pas la moindre parole. Sous son menton, ses mains firent une pyramide. Ses yeux balayèrent la pièce en un instant, à la manière des rayons X. Quant à moi, je n’osais même pas jeter un coup d’œil ne serait-ce qu’à la une du journal. Alfred paraissait me dévisager avec une lueur de tristesse, -ou même de pitié- qui brillait dans le fond de ses pupilles. Il scruta brièvement son employeuse, les bras le long du corps. Celle-ci se massa vigoureusement les tempes ; elle me tendit finalement le journal, plus ou moins à contrecœur, dans un air grave avant de se laisser retomber sur sa chaise en fixant les deux portes d’entrées de la salle, par-dessus mon épaule.


-  Après tout, tu es concernée… Ça ne sert à rien de dissimuler la vérité.


Je ne comprenais toujours pas ce que tout cela signifiait, c’était encore bien flou, mais il ne me fallut pas longtemps avant de réaliser quel était le problème. Et c’était même plus qu’un problème. Dès que mes yeux se posèrent sur le gros titre principal, je sus d’instinct que les choses allaient devenir extrêmement compliquées voire dangereuses. Et que nous étions repartis pour un tour. On ne risquait pas d’être déçus. Il allait falloir s’accrocher.

C’était le journal du Parisien, daté d’aujourd’hui, évidemment. Le journal sentait encore l’odeur fraiche de l’imprimerie ; tout en haut, il y avait le fameux logo blanc et bleu ciel de la marque, finement souligné de rouge. Ça aurait pu être un journal comme tous les autres, si seulement la une de cette journée d’été avait été un tant soit peu différente. La gorge nouée, je commençai la lecture de l’article qui occupait donc le plus gros de cette première page, parmi diverses autres informations, entre scandales et sondages.


"Un prisonnier s’évade d’un commissariat


Un détenu s’est évadé ce dimanche soir du commissariat de Paris. Sa disparition a été constatée par les forces de l’ordre très tôt ce matin. Le détenu en question avait fait l’objet d’une demande exceptionnelle de transfert temporaire de l’inspecteur en chef Paul Vergier pour être réinterrogé sur des faits datant de l’année dernière.

Selon nos renseignements, il s'agirait d’un dénommé Jean-François, de quarante six ans, connu pour avoir été bienfaiteur au Couvent Saint-Louré ; aucune évasion de ce type n’avait été recensée depuis le début de l'année au commissariat de Paris, où il résidait, en attendant d’être auditionné par les enquêteurs, audition très attendue par ces derniers.

Ce détenu était condamné notamment pour son implication dans l’étonnante affaire de l’année dernière qui avait secoué Paris (voir nos éditions de l’année dernière). Il était incarcéré depuis un an à la prison La Santé pour tentative de meurtre avec préméditation, et association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Condamné à vingt ans de prison et trois cent mille euros d’amende, il devait sortir en janvier 2033. Il avait la réputation d'un « détenu normal, parfois difficile à gérer et agressif », précise une source pénitentiaire. A la suite de cette affaire, une enquête a été lancée par le parquet de Paris, afin de retrouver le fugitif ainsi que d’éventuels complices.

Des expertises sont en cours pour déterminer les conditions précises dans lesquelles ont eu lieu l’incident. Si vous avez connaissance d’informations utiles à cette évasion, merci de bien vouloir prendre rapidement contact avec le commissariat de Paris." 

                                                                    

Le sang se glaça violemment dans mes veines, à un tel point que je crus qu’il ne circulait plus dans mon organisme, que je n’en avais tout simplement plus. Jean-François ! Ca dépassait toutes les limites. Je n’arrivais pas à croire qu’il fût parvenu à s’échapper. Comment un tel individu, qui avait terrorisé la capitale, avait-il pu disparaître comme par magie, et de surcroît sans laisser de traces ? C’était incompréhensible et effrayant à la fois. Mon dieu ! A quoi allions nous devoir nous attendre, venant de lui ? J’ignorais complètement ce qu’un homme de son caractère complotait, en dépit du fait que j’avais bien vécu de longues années à ses côtés ; sans jamais me rendre compte de ce qu’il manigançait, et je m’en voulais encore de ne rien avoir vu venir. Je m’étais fait avoir comme une débutante. Désormais, j’étais nettement moins rassurée, ce qui devait également être le cas d’Élisabeth et Alfred. Le pire, c’était qu’il ne me restait pas d’autre choix que de laisser la police faire son travail. Sachant qu’elle était incapable d’attraper un jeune voleur de tableaux, et avait laissé s’échapper un dangereux historien, était-ce bien raisonnable de lui faire confiance ? C’était frustrant de se sentir impuissante à ce point. Je ne comprenais pas ce que tout cela pouvait bien vouloir signifier, ni où tout cela allait nous mener.

Un mal de ventre vint brusquement me brûler l’estomac. Cette nouvelle m’avait complètement coupé l’appétit. Je n’avais plus très faim, en revanche une foule de questions me bousculait l’esprit, désormais. Je posai le journal sur la table en contemplant ma tasse de café d’un air désolé. On distinguait grossièrement mon reflet à la surface du liquide. Humm, la tasse ne pouvait pas grand-chose pour moi. J’inspirai un bon coup, dans le but de calmer les battements intempestifs de mon cœur. Il était hors de question que je donnasse l’impression d’avoir peur. De plus, je n’étais plus une petite fille fragile. Il ne m’arriverait rien, c’était vraiment idiot de s’en faire. Pourquoi est-ce que les gens s’en faisaient toujours pour rien ? Je grimaçai. Pour ma part, peut-être parce que mon cousin avait tout simplement failli plonger la ville dans le chaos.

Je regardai successivement Alfred, puis ma mère, sans savoir trop quoi leur dire. Là, maintenant, je ne détenais pas la force de prononcer une seule parole. La vérité, c’était que je ne savais même pas avec certitude ce que je ressentais à présent, à l’intérieur de moi. De la peur ? De la colère ? Ou même du mépris ? Impossible de mettre un nom sur l’état émotionnel dans lequel je me trouvais. Réfléchir, il fallait absolument réfléchir. C’était le premier réflexe à avoir avant d’agir. A trop se précipiter, on finissait par en payer le prix ; mais garder les idées claires m’avait l’air bien difficile. Mes lèvres se pincèrent, et je clignai plusieurs fois des yeux, en me redressant. Je pris une profonde inspiration. Bon, j’avais déjà l’air plus détendu, de cette manière. Ce n’était rien de plus qu’une crise soudaine d’angoisse. Heureusement que j’avais réussi à me contrôler. Du coup, il y avait une question qui me piquait les lèvres, et elle était très importante pour moi ; j’avais besoin d’avoir une réponse. Seulement, je ne savais pas trop comment la poser. Qu’importe ! Je me jetai à l’eau en déclarant d’une traite :


-  Que va-t-on faire ?


Voilà tout ce qui absorbait mes réflexions en cet instant précis, et ça tapait dans ma tête. Nous avions forcément une stratégie, pour nous défendre ou nous protéger, si jamais « Graf » revenait ! C’était nécessaire que j’eusse une réponse, juste pour me rassurer ; les événements de l’année dernière étaient bien trop vifs dans ma mémoire. Et d’ailleurs, personne ne savait quoique ce fût des intentions de Jean-François à présent. La police était sur le coup, mais maman et moi nous savions pertinemment que quelques agents ne suffiraient pas à arrêter notre cousin déchaîné. Non, seules de grandes mesures pouvaient le freiner dans ses projets insensés, quels qu’ils fussent. Et encore. Pas sûr qu’une telle folie puisse être stoppée, même avec tous les meilleurs moyens possibles.

La chaude lumière filtrait à travers les carreaux et baignait la vaste pièce. En d’autres termes, je me serais extasié sur le privilège d’avoir une belle journée comme celle-là, parce que ce n’était pas chose très courante à Paris, mais maintenant… ça sonnait juste un peu faux. On pouvait dire que la journée était un peu gâchée. Et tous les parisiens avaient dû découvrir l’évasion d’une manière ou d’une autre. Que pouvaient-ils en penser ? Sans doute rien de positif. Peut-être qu’ils étaient effrayés, ou bien qu’ils n’osaient plus sortir de chez eux. Se remettre de l’épisode des « jardins suspendus » avait été particulièrement ardu ; Jean-François et ses alliés avaient totalement traumatisé la population, et les souvenirs restaient difficiles à effacer. Les plaies compliquées à panser. On ne sortait pas sans séquelles d’un tel incident.

Ma mère me regarda droit dans les yeux. Un regard… indéfinissable, que j’eus du mal à soutenir. Ses pupilles étincelantes donnaient l’impression d’être deux minces lames prêtes à vous transpercer d’un coup sec. La couleur gris glacé de son iris ne m’avait jamais paru si froide. Elle leva légèrement le menton, sourcils froncés. Son regard me fit remonter dans mes souvenirs : il était exactement le même que lorsque nous nous étions rencontrées à l’opéra Garnier, pour la première. Je m’étais approchée d’elle avec franchise et venais de lui poser la question « Êtes-vous vraiment ma mère, madame ? », une interrogation à laquelle j’attendais beaucoup de réponses. Elle s’était retournée, pleine de colère dans les yeux –enfin, je croyais que c’était de la colère-, en tout cas cette attitude m’avait littéralement paralysée sur place. Je n’avais jamais croisé un tel regard.


- Rien. On ne va rien faire, Marie.


Mes yeux s’arrondirent de surprise, et je laissai même s’échapper une interjection de surprise. J’avais dû mal entendre, ce n’était pas possible. Sincèrement ? Nous n’allions vraiment rien faire ? Alors qu’un criminel se promenait tranquillement en ville ? Je n’étais tout de même pas rassurée de savoir que Jean-François était libre comme l’air, au vu de la pagaille – le mot était faible – qu’il avait semée. La façon dont il s’en était pris à Paris, à Raphaël, et à ma mère me restait comme un goût amer venant taper avec insistance sur ma bouche. Tout ça n’était pas normal. Cependant, force était de constater que nous ne pouvions pas beaucoup agir ; la marge de manœuvre restait limitée. Sans doute que mon cousin s’était lâchement réfugié quelque part dans l’espoir qu’on ne le retrouvât pas. Il n’y avait aucune garantie qu’il demeurât encore dans la capitale, en plus. Attendre se révélait être la seule option envisageable. Et puis, à quoi bon se faire justice soi-même ?

J’esquissai un pâle sourire à l’attention de la duchesse, et soulevai ma tasse pour la porter à mes lèvres, imperceptiblement tremblantes. Le café brûlant me fit du bien. Il en découlait une sensation de chaleur qui se diffusait dans tout mon corps. Quelle douce sensation d’apaisement ! Je n’aurais jamais cru qu’une telle boisson puisse avoir un effet aussi relaxant. Ca me permettait de penser à autre chose. La vie était trop précieuse pour que je la passasse à me ronger les sangs. Il fallait que je profitasse de chaque jour ; et ce n’était pas parce qu’aujourd’hui, quelqu’un avait décidé de… Une seconde. Aujourd’hui, à ce propos, c’était le jour de… !

Une remarque essentielle me revint brusquement en mémoire, et je dus faire attention à ne pas avaler mon café de travers ; heureusement que mes mains tenaient fermement la tasse et la anse. C’était quelque chose de primordial, pour moi, parce que c’était tout mon avenir ; mais avec Jean-François qui s’était libéré la veille du commissariat, le planning risquait à présent d’être légèrement modifié ; tous les agents du commissariat devaient être aux aguets. Avec un prisonnier qui se promenait à sa guise dans les rues, plus rien n’était sûr. Je ne voulais pas laisser cet incident perturber mes projets, mais venait un moment où il fallait admettre que les évènements ne tenaient plus seulement à notre volonté mais aussi au hasard. Et sur ce point là, il avait plutôt mal fait les choses. D’ailleurs, c’était une coïncidence troublante que Graf se soit évadé hier puisque cela faisait environ un an, jour pour jour, qu’il avait été appréhendé et enfermé. Pourquoi maintenant ? Ce n’était pas franchement la période idéale.


-  Maman, soufflai-je, préoccupée, c’est aujourd’hui que je commence mes études au conservatoire. Est-ce que je pourrai y aller ?


J’avais passé mon audition hier soir, et après l’avoir réussie avec brio, les trois jurés m’avaient demandé de débuter mes cours dès le lendemain, autrement dit, en ce beau lundi ensoleillé pour être exacte. Je voulais tellement profiter de cette opportunité unique ! L’excitation me gagnait rien que d’y penser. Ca allait être merveilleux de rencontrer de nouvelles personnes qui partageaient la même passion que moi ! Seulement, j’avais peur que maman ne choisît de me garder à la maison, par mesure de sécurité : elle était relativement protectrice, comme toutes les autres mères dans le monde. Mon rêve d’être une célèbre violoniste risquait peut-être de voler en éclats, et c’était ça qui m’effrayait le plus. Quelque chose de complètement affreux après tous les efforts que j’avais fournis pour arriver au niveau où j’en étais aujourd’hui, bien que je susse que la technique n’était pas la seule à compter : l’important était de savoir jouer avec le cœur : le public savait quand on jouait en y mettant ses sentiments ou bien lorsque l’on jouait comme une machine.


-  Bien sûr que tu pourras y aller. Ce serait indécent de léser les juges en ne se présentant pas au rendez-vous qu’ils t’ont fixé.


La ponctualité était une valeur très importante aux yeux de ma mère. C’était vrai que ça n’aurait pas été très correct. Surtout qu’ils avaient l’air vraiment enthousiaste de travailler avec moi. Je me rappelais encore l’expression sur chacun de leurs visages lorsque j’avais terminé ma prestation. Au début, j’avais eu peur de ne pas avoir été à la hauteur, comparée aux autres candidats, mais finalement, j’avais remporté mon épreuve, et haut la main. En tout cas, j’étais soulagée de pouvoir me rendre à mes cours de musique, voilà qui allait être passionnant. En revanche, cette histoire avec Jean-François m’amenait à me poser beaucoup de questions. Il restait tant de choses encore obscures…

 Maman dialogua avec moi jusqu’à la fin du petit-déjeuner, et nous parlâmes de beaucoup de sujets encore, très divers, plus ou moins importants, même si la nouvelle du jour absorbait toutes mes pensées ; toutes NOS pensées. Après quoi, ma mère quitta la table, ayant un certain nombre de choses à régler, comme d’ordinaire : sûrement des rendez-vous importants ou des gens qui la demandaient, à l’instar d’une Miss France. Alfred la suivit, à quelques mètres derrière elle, et me fit un léger signe de tête en passant à côté de moi ; j’aurais parié qu’il m’avait souri. La température de la pièce était bonne, chauffée par le soleil qui jouait plus qu’il ne tapait contre les carreaux, dans lesquels on pouvait voir son reflet. Je n’eus pas réellement le temps d’en profiter, car une domestique m’attendais déjà : j’avais toute une matinée de cours à suivre.


[…]


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