Rhythm Thief et les secrets de Babylone
Chapitre 3 : Chapitre 1, rencontre au clair de lune – Partie B, Isaac et Jean-François
13945 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 11/02/2017 17:42
Chapitre I : rencontre au clair de lune – Partie B, Isaac et Jean-François
- C’est bon, la voie est libre.
Il accéléra le pas, en remontant la fermeture éclair de sa veste. Il connaissait Paris par cœur, depuis le temps qu’il y vivait, mais on n’était jamais sûr de rien, même la nuit. Surtout la nuit. Il y avait toujours quelque chose qui ne se déroulait pas normalement ou qui venait contrarier le plan prévu. La police en était un bon exemple, il la connaissait bien. Trop bien. Ici, c’était le genre à vous courir derrière sans vous laisser de répit, bien que vous ne laissassiez aucune trace derrière vous. Et il n’avait pas le temps. Pas maintenant. Personne ne devait le voir ici.
D’autant plus que ce soir, il avait une mission des plus délicates à accomplir. L’empereur avait décidé que la punition avait assez durée, et qu’il fallait s’occuper du cas du prisonnier rapidement. En outre, il s’était avéré qu’un renfort comme lui allait être nécessaire plus que jamais ; car la phase deux du plan était en marche, et ce n’était pas rien : chacun était à son poste, sur le pied de guerre. Tout était prêt, et l’empereur avait donné, certes un peu à demi-mot, son accord, mais il l’avait donné quand même. Lui aussi savait pertinemment que le choix ne se posait plus, désormais: il fallait accélérer le rythme devenu excessivement ralenti ces derniers mois. Trop d’années avaient été perdues inutilement, ça devait cesser immédiatement. Il était urgent de passer au niveau supérieur. Tout le monde s’impatientait, particulièrement depuis ces quatre dernières années, où on avait pensé que les choses allaient aller comme sur des roulettes. Cependant, les choses s’étaient passées moins vite qu’attendu, et les relations entre les membres de l’organisation étaient devenues tendues comme jamais auparavant. A présent, on ne pouvait plus se faire entendre ou exprimer son avis sans que cela ne dégénérât au conflit, irrémédiablement.
Sans compter que tout n’avait pas été simple, cette dernière année. Après ce qu’on pouvait appeler la phase une du plan, l’empereur avait été furieux, et était entré dans un état second de rage extrême. Non seulement il ne possédait pas encore complètement de corps décent, mais en plus, rien ne s’était passé comme planifié : d’un côté, son remplaçant, Léonard Bonar, censé préparer le terrain pour le règne « triomphal » du véritable Bonaparte, avait péri tout crétin qu’il était lors de la destruction des jardins suspendus, et d’un autre côté, son principal conseiller et organisateur de toute cette histoire, Jean-François, avait été fait prisonnier, comme un idiot, lui aussi. Quant aux deux enfants, à savoir Raphaël et Marie, ils leurs avaient l’un comme l’autre filé entre les doigts après l’effondrement des jardins, pour se mettre en sécurité ; pas question de s’exposer à la vue de tout le monde après l’incident, par conséquent personne n’avait eu la capacité d’enlever la jeune fille blonde, pourtant l’élément central de leur projet si bien préparé.
Suite à cela, de nombreux serviteurs avaient été punis à un degré plus ou moins élevé de violence pour ces « désagréments ». Il était connu de tout le monde dans le groupe que l’empereur pouvait se révéler particulièrement… brutal dans ses périodes les plus sombres. Ceux qui en avaient fait la douloureuse expérience étaient surtout les chevaliers diaboliques. La main de fer qui les dirigeait les avait particulièrement étranglés en les réprimant avec une poigne extraordinaire. Aussi tâchait-on de limiter les erreurs au maximum, si l’on souhaitait préserver son intégrité tant physique que psychologique. A ce niveau là, le cousin donc d’Élisabeth s’était retrouvé pas trop mal loti. On l’avait simplement laissé « se reposer » dans une cellule pendant ces douze derniers mois. Le châtiment aurait pu être infiniment pire, et il le savait. Certains, ressortis traumatisés de leur confrontation avec le patron, enviaient même sa chance.
Finalement, l’empereur s’était peu à peu calmé, bien que cela eût pris un certain temps, et à l’issue de plusieurs grandes réunions, avait accepté sans trop d’opposition d’accélérer le processus. Tous les avis allaient dans le même sens, et lui non plus n’avait pas le luxe d’attendre éternellement. Sa patience atteignait inexorablement ses limites, et il ne voulait plus subir de telles incompétences.
Les choses devaient obligatoirement aller plus vite c’était une vérité indubitable ; d’où le lancement de cette deuxième étape, avec cette fois plus de pouvoir en jeu, et, tout le monde l’espérait pour sa sécurité personnelle, un réel changement des choses qui pût enfin satisfaire l’empereur et ne pas le rendre mécontent une nouvelle fois. Et c’était en partie pour ça que lui était là, à marcher dans les rues de la capitale ce soir : un job simple à accomplir, mais il fallait la jouer efficace. Si jamais la mission se soldait par un échec, la suite des opérations risquait d’être délicate.
Voilà de quoi il retournait : après quelques discussions et une période de réflexion, l’empereur l’avait chargé de faire s’évader Jean-François, alias « Graf » comme on le connaissait dans le clan, du commissariat. Il constituait une aide qui pourrait s’avérer utile par la suite, du fait des informations qu’il détenait. Il était un membre important au service de l’organisation depuis longtemps, et un redoutable adversaire. Très réfléchi, il gérait le plan comme une expérience scientifique : il n’y avait qu’à suivre scrupuleusement le protocole en utilisant correctement le matériel, et ses connaissances personnelles. Et lorsqu’il ne possédait pas toutes les ressources nécessaires sous la main, quoi d’autre à faire que de se renseigner dans les livres ou aux Archives ? C’était grâce à son esprit cartésien que l’organisation avait pu en arriver à ces stratagèmes mis en place l’année dernière, avec Marie et sa mère. Personne n’aurait pu dresser une tactique si parfaite.
Élisabeth. En cette nuit de mission délicate qu’il devait effectuer, elle restait la seule femme qui avait été pour lui ce qu’on pouvait appeler une « amie ». Cela remontait à si loin, maintenant ; une part de lui avait toujours regretté cet éloignement qu’il avait pris vis-à-vis de tout ce qui constituait le côté heureux de sa vie. Il avait cassé les liens avec la cousine de Graf et il avait fui son propre fils, sans explications. Du moins, il était parti, et ça valait mieux pour tout le monde. C’était vrai que la duchesse avait été une amie proche, dans le temps. En dépit de leur différence flagrante de milieu social, elle ne l’avait jamais considéré comme quelqu’un de différent, alors qu’il avait l’impression que tout le monde le regardait bizarrement, dans la rue. Avec elle, il avait eu l’impression de compter au moins pour une personne, en dehors de sa femme, bien sûr ; il avait eu l’impression que la pauvreté et la richesse n’existaient plus. Il avait connu Élisabeth sous un angle que personne n’aurait pu soupçonner : une femme moins distinguée et largement plus libre, lorsqu’ils avaient eu l’occasion de sortir entre amis ou de se rendre visite. Jamais il n’avait oublié cette bienveillance à son égard qu’il lisait sur son visage. Jamais il n’avait oublié Élisabeth, malgré les voies différentes que la vie leur avait fait prendre.
La libération de cette soirée s’annonçait un peu compliquée, mais ce n’était rien du tout comparé à ce qui était prochainement prévu. Quelque chose d’une ampleur qui allait être à n’en pas douter démesurée ; quelque chose à la mesure d’un empereur de France. C’est pourquoi il fallait se presser : lui n’avait pas toute la nuit pour faire s’évader Jean-François. Le patron lui avait bien précisé d’être le plus rapide possible dans sa tâche. Sitôt sortis de cet endroit, ils devraient sans perdre de temps s’atteler à la phase suivante du plan, en respectant minutieusement les indications, et sans faire le moindre faux pas, cette fois. Tout restait relativement sous contrôle, pour le moment, mais rien n’était moins sûr : la dernière fois qu’ils avaient cru qu’ils avaient la situation en main, Léonard était mort en se jetant dans le vide, et les jardins comme la puissance qu’ils renfermaient avaient été entièrement détruits, chose tristement regrettable. En conclusion, il ne fallait pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.
Il était passé en coup de vent par la rue de Conti pour accéder à la porte arrière du commissariat. La plupart des volets avaient étaient baissés jusqu’à demain, et il avait pris garde à ne pas se faire trop remarquer en baissant la tête lorsqu’il croisait des gens. A sa connaissance, personne n’avait réellement fait attention à lui pour le moment. C’était un bon point. Il y avait évidemment un accès plus direct pour pénétrer dans le bâtiment, mais prendre l’entrée principale, c’était courir de trop grands risques, et se faire arrêter comme un vulgaire débutant. Il ne pouvait pas se permettre d’échouer à la mission, ce n’était pas envisageable. Il la réussirait, quel qu’en soit le prix. C’était à lui que l’empereur avait confié cette tâche et à personne d’autre ; il ne le décevrait pas. Il avait sa confiance sur les épaules, et Dieu sait ce que c’était d’avoir la confiance du patron sur les épaules.
Il jeta un coup d’œil aux alentours ; l’endroit était désert d’après ce qu’il en jugeât, bien que l’obscurité rendît difficile le fait de discerner quoi que ce soit. Ceci dit, il estimait faible ses chances de se tromper, dans la mesure où un local de police, sans être infréquentable, n’était pas le meilleur endroit pour se balader le soir tombé. Des piquets rouillés plantés sur la bordure du trottoir séparaient des lots de poubelles vertes. Les stores usés gris de la rangée de fenêtre du rez-de-chaussée étaient tous fermés, mais ce n’était pas un problème : ce contretemps n’allait pas le stopper.
Il s’approcha de la grande porte massive et la gratta avec insistance du bout de ses ongles. Hhhmm, oui, cela confirmait bien son impression. Le matériau utilisé était du bois de robinier. Pas indestructible mais diablement résistant. S’attaquer à la porte dans ces conditions n’était pas réalisable, ça allait prendre un temps incalculable de l’ouvrir à la manière brutale. Il fallait recourir à l’efficacité.
Ses mains se promenèrent contre le bois tandis qu’il observait plus attentivement les moindres détails de la porte. Le contact entre sa peau et le matériau était plutôt agréable. Ses doigts ne mirent pas longtemps à se heurter à quelque chose de spécial. Il approcha son visage plus près pour mieux déterminer à quoi attribuer cette soudaine irrégularité. Et sourit. C’était une serrure.
Cependant, elle différait des autres, dans le sens où elle était rythmée. Sept boutons de couleur étaient représentés, variant du rouge au bleu et regroupés en cercle. Ils se mirent à s’illuminer dans un ordre précis, et à chaque clignotement correspondait une note de la gamme. L’énigme était simple à réaliser, la solution consistait juste à reproduire l’enchainement dans lequel chaque cercle s’était éclairé, en appuyant dessus.
Se prêtant au jeu, il réalisa sans trop de difficultés la séquence. Les pastilles colorées clignotèrent en même temps ; la porte se déverrouilla et pivota sur ses gonds, lui ouvrant grand l’accès vers l’intérieur de l’établissement. C’était trop aimable. Et trop facile.
Intéressant, néanmoins, ce système de fermeture musicale. Le Louvre était doté exactement du même, lorsqu’on prenait le passage caché au niveau de l’aile Denon. Un des nombreux mystères de ce musée, pourtant l’un des mieux gardés. Lui était l’un des seuls à connaître cette entrée secrète. Il tourna la tête à droite et à gauche. C’était bon, à part un matou qui torturait une souris entre ses pattes et une chouette dont les yeux aussi brillants que la lune le fixaient sans bouger, son intervention n’avait attiré aucun citadin. Ni une, ni deux, il s’engouffra au cœur du danger, avant qu’un passant lambda ne pût le démasquer et donner l’alerte.
Il avança sans bruit et écouta attentivement. Personne dans l’enceinte de la structure ; pour l’instant, en tout cas. Parfait, c’était le meilleur cas que ses calculs l’avaient laissé imaginer. Il n’aimait pas spécialement recourir à la violence, même s’il n’était pas pour autant un pacifiste engagé. Il ferait juste ce qu’il faudrait, et s’il fallait se battre, il n’hésiterait pas. Rien de bien méchant, juste assommer les gêneurs, pour une heure ou deux. Il n’avait pas besoin d’arme. Les moyens du bord le satisferaient largement, au cas où il devait y avoir recours.
Il longea avec prudence les couloirs du local de police : sa respiration était à peine audible. A droite, les murs blancs étaient placardés de multiples affichettes représentant des criminels aux visages peu accueillants, et il ne put s’empêcher de les regarder rapidement pour savoir si lui ou son garçon figuraient dans la liste ; tandis qu’à gauche, des hautes fenêtres à carreaux laissant entrevoir l’extérieur surmontaient des radiateurs vétustes qui avaient le poids de plusieurs années dans le dos. Au plafond, des rangées de lampes éclairaient les allées d’une couleur jaunâtre pour le moins douteuse. Dans ce faisceau de lumière, les particules de poussière dansaient autour de lui ; plus il les écartait de la main, plus elles revenaient en force.
Il jeta un coup d’œil pour sonder l’espace autour de lui, et constata, grâce au halo filtrant faiblement sous les portes que l’endroit n’était pas si calme qu’il l’avait cru de prime abord : quelques hommes en uniformes devaient encore travailler, accoudés à leurs bureaux à cette heure tardive, en train de boucler des dossiers ou de compléter des rapports. A quelle heure rentreraient-ils ? Être dévoué à son travail n’était une qualité que dans certaines limites. Ces horaires étaient surréalistes, même pour des forces de l’ordre. Ils devaient être exténués. Cela lui rappelait lui à l’époque, lorsque…
Bref, ce n’était pas le moment opportun pour épiloguer sur le passé. Sa priorité était de boucler l’affaire en vitesse, parce qu’il avait encore d’autres choses de prévues, cette nuit. La discrétion était de mise, puisqu’il ne se savait désormais plus tout seul. Voilà qui était stimulant. L’effraction, ça le connaissait, de toute façon : il n’avait jamais laissé aucune trace qui eût pu mener jusqu’à lui. La preuve en était l’incident du mystère. Strictement personne n’avait fait le lien avec lui. Il aurait pu se vanter d’avoir fait du bon boulot, s’il l’avait voulu, mais être vantard n’était pas dans ses attributions.
Il poussa une porte à la teinte chocolat. Elle ouvrait sur un nouveau corridor, aux dimensions un peu étroites. Des plantes vertes étaient parfois adossées contre les murs devenus crème, sûrement pour apporter une atmosphère de détente ou alors de fraicheur dans ce lieu austère que quasiment personne n’aimait fréquenter ; c’était toujours mauvais signe d’aller au commissariat. Il continua paisiblement son chemin, en alerte, jusqu’à enfin atteindre l’endroit qu’il désirait : les cellules dites provisoires des détenus. C’était là que devait se trouver celui qu’il cherchait. Si ses sources étaient exactes, et il était sûr de leur fiabilité à cent pour cent, on l’avait ramené de la prison de La Santé jusqu’ ici pour l’interroger de nouveau sur l’histoire de l’année dernière, sur prescription exceptionnelle de l’inspecteur Paul Vergier. Dans la foulée aussi, on comptait le cuisiner sur « l’incident du mystère », sans doute ; ça n’aurait rien d’étonnant, étant donné qu’il était relié à tout ça. Champ dégagé. L’occasion était trop belle à saisir. Il redoubla la cadence et se frictionna les bras.
C’était une section plutôt humide et pas souvent entretenue, à en juger par l’état du sol et du plafond. Des effluves d’air renfermé menacèrent de le faire éternuer, et une araignée jouait aux acrobates, se balançant au bout d’un fil relié à sa toile tissée au plafond. Cela ne le dérangea pas outre mesure. Ce n’était pas un endroit très fréquenté, voilà tout ; il n’était pas ici pour admirer la décoration et faire la fine bouche : il était près du but maintenant. Énergiquement, il longea plusieurs cellules vides d’occupants, et dut admettre que rien ne ressemblait plus à une pièce avec des barreaux… qu’une pièce avec des barreaux. Sans se décourager, il poursuivit sa visite sur quelques mètres. En général, tous les individus condamnés purgeaient leur peine à la prison, mais récemment une demande spéciale pour interroger Jean-François avait été rédigée. Par ce fameux inspecteur en chef, donc, Vergier lui-même. Encore une autre personne qu’il connaissait. Un peu trop, à son goût. Décidemment il avait de sacrées relations, pour quelqu’un comme les autres. Cette histoire obsédait vraiment trop ce pauvre commissaire. Lui qui pensait l’affaire bouclée allait être surpris. On ne pouvait pas lutter contre l’organisation. Qu’espérait donc prouver Paul ? Pourquoi ne s’occupait-il pas plutôt de sa fille ? Ce n’était pas le beau fixe entre eux deux, à priori. Comme les liens familiaux étaient étranges, des fois…
La geôle suivante fut la bonne, mettant un terme à la promenade de santé. Il scruta l’intérieur pour s’en assurer. Allongé de tout son long sur un petit matelas éventré suspendu par deux chaînes en acier et collé conte le mur, un détenu scrutait fixement le plafond, l’air absent et silencieux. Il avait des lunettes vissées sur son nez et des cheveux bruns bouclés qui ne lui descendaient pas plus bas que la nuque. Ses vêtements se constituaient d’une veste caramel et d’un pantalon chocolat un peu trop long pour lui. Il avait l’air d’être complètement absent, comme s’il s’était déjà résigné à ce que tout eût été perdu, à ce qu’il n’y eût eu aucun espoir. Rien ne semblait le préoccuper ; on aurait pu le croire mort si ses clignements d’yeux et ses haussements de poitrine ne témoignaient pas du contraire. Cette apathie ridicule devait absolument prendre fin. Il fallait se secouer les puces, diable ! Ils avaient encore de grandes choses à accomplir, ce n’était que le commencement.
- Lève-toi, Graf, c’est l’heure.
L’intéressé tourna instantanément la tête et s’assit au bord de sa couchette dans un élan de surprise. Personne dans cet endroit ne l’appelait comme ça, c’était un surnom très personnel et très secret. De plus, il connaissait parfaitement cette voix, pourtant ça paraissait absurde qu’il fût là, maintenant. Qui plus était, qu’il fût là pour lui, après tout ce temps. Un an s’était écoulé, et ça faisait longtemps qu’il n’attendait plus rien par rapport au futur, qu’il n’espérait plus rien. A ce propos, ce « visiteur » illégal qui venait d’arriver n’était-il pas censé régler d’importantes affaires avec l’empereur, d’autant qu’il s’en souvînt ? A vrai dire, le prisonnier avait un peu perdu ses repères, en un an ; ces longs mois avaient été éprouvants et ardus pour lui. Il ignorait à quel niveau exactement ses associés en étaient, dans leur plan, il n’avait plus eu de nouvelles de qui que c’eût été de l’extérieur depuis qu’il avait été condamné. Pourquoi prendre ce risque, dans ce cas ? C’était insensé. A moins qu’il ne se trompât de personne ? Non, impossible, toutes les probabilités tendaient vers la même direction. Pourtant, les choses avaient tourné en sa défaveur, à leur dernier coup. Qu’est-ce que ça signifiait ? De la pitié pour lui ? On l’avait gracié ? Il ne suivait pas le fil de l’histoire. Le mieux était encore de juger par lui-même. Il ajusta sa cravate rose qu’il faillit serrer trop fort, en articulant, étonné, sur un ton hésitant :
- Isaac… ?!
Tandis que Graf s’approchait lentement en enroulant ses longs doigts autour des barres de fer, comme s’il avait la misère du monde à porter sur ses frêles épaules, il en profita pour regarder avec beaucoup d’attention son libérateur : il n’avait pas changé d’un pouce depuis qu’ils s’étaient connus, toujours le même spécimen. Ses cheveux rouges en bataille n’avait sûrement jamais connu de leur vie une seule brosse, sa barbe était mal rasée et piquante, et ses traits tirés accentuaient ses rides déjà bien prononcées, à moins que ce ne fût simplement la fatigue. Même au tout début, il avait toujours eu cette apparence négligée d’un homme hirsute. Il n’avait jamais beaucoup parlé, préférant plutôt les gestes à la parole. Un aspect que Jean-François lui avait toujours apprécié. Ainsi, il était venu, finalement. On ne l’avait pas laissé tombé comme il s’en était intimement persuadé. Allait-il reprendre du service ?
Isaac farfouilla quelques secondes et sortit un petit fil de fer noir à la consistance très solide de sa poche, dont les coutures commençaient à se défaire dangereusement, et fit jouer sans aucune difficulté la ridicule serrure bloquant la porte de la cellule. Un vrai jeu d’enfant pour lui. Tout le monde aurait pu le faire. Même son fils. C’était toujours excitant de jouer les hors-la-loi, à son goût ; bien que l’adrénaline qui montait, il n’en fût pas trop fan. Il était uniquement là pour exécuter les ordres. Maintenant que cela était fait, il restait à sortir de cet endroit, à tout prix ; il était réellement trop dangereux de s’y attarder, des policiers travaillaient encore, et Isaac ne tenait pas à tomber malencontreusement sur l’un deux. Le retard l’irritait plus qu’autre chose, et en outre, cette odeur de vieillesse qui flottait dans l’atmosphère commençait à lui donner la nausée. En tout cas, il y en avait qui n’en croirait pas leurs yeux, en constatant cette formidable évasion, demain. Qui pouvait croire qu’en ce moment même, un criminel recouvrait la liberté sous le nez de toute la police parisienne ? Ce serait la preuve que personne n’était infaillible… et qu’une nouvelle ère était sur le point de commencer.
La grille s’ouvrit dans un grincement sinistre ; Isaac et Graf vérifièrent que personne ne l’avait entendue, et furent rapidement soulagés ; raison de plus de rester vigilant. Jean-François ne se fit pas prier le moins du monde pour sortir, il avait suffisamment payé son compte, et désirait tout sauf remettre les pieds dans un tel endroit. Il y avait mieux comme lieu de vacances. Un simple coup d’œil suffisait pour voit qu’il avait assez changé, tout de même, durant cette période. Devenu plus maigre qu’un clou, son teint cireux l’apparentait à une sorte de spectre. Ses traits s’étaient creusés et venaient accentuer quelques rides bien prononcées, à l’identique d’Isaac. Quant à ses yeux bleu-gris, ils n’avaient plus d’éclat. C’est vrai que ça changeait un homme, la prison ; il avait dû bien sentir les restrictions qui lui avaient été imposées. L’ancien bienfaiteur du couvent s‘épousseta nerveusement les manches de son manteau en pestant, tandis que son délivreur refermait nonchalamment la porte de la cellule, comme si tout ce qu’il venait de faire était on ne pouvait plus normal. Enfin, ils étaient de nouveau ensemble. Graf releva la tête et demanda avec surprise :
- Je ne t’attendais plus ! Pourquoi n’es tu pas venu plus tôt ?
- L’empereur a estimé qu’en raison de ton dernier échec, tu en subirais les conséquences, Graf. J’espère que tu as compris la leçon, en un an. La deuxième étape du plan est lancée.
Jean-François se mordit la lèvre dans un accès d’énervement mais ne dit rien. Il avait appris à contrôler ses émotions, même si cela demandait un effort indescriptible. Une sorte de bouclier qui le protégeait des autres et lui permettait de changer d’expression à volonté, à l’instar d’un caméléon ; une arme très utile. Et puis, ce n’était pas l’endroit idéal pour faire une scène. Il comprenait qu’il fallût payer pour l’erreur qui avait été commise l’année dernière. C’était inadmissible que les choses se fussent achevées ainsi, et il en avait été en partie responsable ; il aurait dû mieux gérer son coup. Table rase du passé et des erreurs, le principal était qu’il fût libre, désormais ; rien ne l’arrêterait. Et à priori, ils avaient du pain sur la planche, au vu de ce qu’il venait d’apprendre. La deuxième phase du projet était en marche. Voilà qui promettait d’être intéressant. Enfin les choses sérieuses, à présent. Et il promettait d’apporter toute sa contribution et tout son soutien. Personne ne s’attendait à ce qui allait se passer bientôt. C’était la première fois que le monde serait confronté à ça… Et c’était dans son intérêt d’être prêt.
- Tu sais, murmura-t-il tandis que les deux hommes retraversaient sans bruits les allées du bâtiment en tâchant de se frayer un chemin vers la sortie, j’ai revu Raphaël.
Isaac eut un brusque frisson.
- Ah, et alors ? demanda t-il en essayant d’être le plus neutre possible, afin de montrer que cela ne le touchait absolument pas.
- Il t’a bien vu dans les souterrains sous les Invalides, j’ai l’impression. Et au château de Versailles aussi, il t’a aperçu. Je ne comprends pas pourquoi il ne nous aide pas... ? C’est ton enfant, après tout.
- Laisse-le en dehors de tout ça !
Isaac regretta aussitôt ces paroles. Il s’était montré plus ferme que ce qu’il n’aurait voulu. Mais les choses avaient été claires. Il refusait de lier Raphaël à tout ça. Non pas qu’il tenait à ce garçon, mais… C’était convenu de ne pas l’impliquer dans leurs affaires. En plus, même s’il venait à être leur complice, un adolescent comme lui ne ferait simplement que les retarder, un point c’est tout.
Jean-François haussa un sourcil. Était-ce son imagination ou bien avait-il effectivement perçu de la colère dans le ton de cette réplique ? Il n’avait pas la sensation d’avoir touché une corde fragile, pourtant. Mais il fallait rester prudent, avec Isaac. Tout devait bien se passer, ainsi qu’il avait été convenu que ce fût. Ils en avaient déjà parlé lors de réunions : aucun contact émotionnel. Isaac ne devait pas ressentir d’empathie pour Raphaël, sinon, tout était terminé. C’était mauvais signe si, comme Jean-François venait de le constater à l’instant, Isaac devenait trop sensible envers l’adolescent. Il ne pouvait pas se permettre de s’interposer, d’être affectif envers son garçon, cela risquait de compromettre à jamais le plan, et ils avaient déjà assez de soucis à gérer avec Élisabeth, Paul et ce… Charlie qui s’opposaient à eux de toutes leurs forces, autant qu’ils le pouvaient. Un autre contretemps dans les pattes n’était pas envisageable, il fallait se tourner vers la suite, à présent. Il fallait tout terminer avant qu’Isaac ne fît un faux pas qui fît dégénérer leur projet. Jean-François secoua la tête en soupirant :
- Comme tu veux. Mais il faut au moins l’empêcher d’agir, Isaac. il a déjà interféré dans nos projets la dernière fois : il est beaucoup trop proche de Marie ! Et tu sais pertinemment le rôle qu’elle doit jouer dans notre plan.
Isaac baissa la tête, piteusement. L’ex bienfaiteur de Saint-Louré n’avait pas tort, bien au contraire. Et ça il devait l’admettre. Ils auraient tout réussi dès le début si « l’héroïque » Fantôme R ne s’était pas mêlé de leurs histoires en protégeant la fille d’Élisabeth. Mais inexplicablement, choix du hasard, avait eu lieu cette rencontre inopinée entre les deux adolescents, et ça avait suffit pour faire dérailler leur engrenage minutieusement huilé. Sans ça, Léonard aurait attrapé Marie dès le début, et ils l’auraient retenue avec eux sans problèmes. Malheureusement, les choses s’étaient passées bien différemment, et les deux jeunes gens avaient crée un lien très fort entre eux. Il paraissait que c’était ce qu’on appelait l’amour.
Ca n’avait rien de très complexe, pourtant. Tout avait débuté lorsqu’Isaac avait été un beau jour abordé par une étrange association qui ne paraissait pas être très claire, alors que son fils ne devait pas avoir plus de sept ans environ. A l’époque, celui-ci était très malade, et faire des contrefaçons pour le compte de cette association, ça avait été son seul moyen de payer les médecins ; il ne gagnait pas suffisamment pour pouvoir régler de telles sommes. Et puis, un soir de décembre, il y avait quatre ans, on l’avait soudainement chargé de s’occuper d’une « noble » cause : « réveiller » le véritable empereur de France, Napoléon Bonaparte, pour redonner à la France sa gloire passée. Il n’avait pas cherché à tout comprendre, c’était impossible et trop complexe ; il avait accepté, sans faire la fine bouche. Non seulement il n’avait pas le luxe de refuser mais en plus, avec ces gens-là, les questions, il avait vite assimilé que ça ne se posait pas. On était venu le chercher dans une voiture noire à l’aspect bien chic, et il avait laissé son fils derrière lui, comme une ultime trace du passé. Depuis, il ne l’avait pas revu une seule fois, et s’était simplement contenté de faire ce qu’il avait à faire, rien d’autre. Il vivait au jour le jour. Son futur était vide de sens, à présent.
Leur but s’était concentré sur une seule chose : faire revivre le vrai Napoléon Bonaparte. C’était pourquoi Isaac s’était rendu il y avait quatre ans de cela aux Invalides. Il avait astucieusement dérobé le tombeau, sans laisser d’indices compromettants derrière lui. Lorsque le revenant s’était réveillé, il était dans un état un peu délabré. En attendant qu’il eût pu reprendre meilleure mine, il avait fallu prendre les choses en main. C’était là que Jean-François, en fin historien et tout bon archéologue qu’il était, avait proposé ses premières idées.
D’après ce qu’il avait appris au cours de son parcours universitaire, Napoléon avait lancé une campagne en Égypte en 1798, afin de s’emparer de l’Égypte et de l’Orient dans le but de couper la route des Indes à la Grande-Bretagne. Cette expédition, qui n’était pas la plus réussie de prime abord, avait cependant retenu l’attention complète de l’archéologue. Un de ses professeurs, Alain, avait un jour évoqué la civilisation mésopotamienne, à l’origine de l’écriture selon tous les historiens contemporains. La cité disparue de Babylone, devenue progressivement un mythe, n’en était pas moins demeurée un centre culturel indéniable. Son prestige était accompagné de nombreux mythes que Jean-François avait toujours refusé de considérer comme de futiles légendes. Pour lui, cette ville puissante ne subsistait certes plus à leur époque moderne, mais il était persuadé que la culture de Mésopotamie résidait encore quelque part sous Paris. Évidemment, on l’avait regardé bizarrement lorsqu’il avait suggéré d’engager de grandes fouilles dans la capitale pour en avoir le cœur net. Des moqueries, c’était clair qu’il en avait subies. Mais lui n’en démordait pas. Il comptait bien prouver à tous ces incrédules qu’il avait raison.
En se documentant aux Archives notamment, et à l’aide de ses cours, il avait réussi à regrouper des informations assez intéressantes. Et elles traitaient, pour une partie, des jardins suspendus.
Selon ce qu’il avait pu recueillir et apprendre au long de son existence, la civilisation mésopotamienne, du moins des grands pionniers, adeptes du dieu de la lune, avaient regroupé leurs connaissances et leur savoir pour créer un système ultra perfectionné capable de recréer des conditions climatiques extrêmes, comme la foudre ou la neige, preuve de la supériorité de cette culture antique.
Malheureusement, afin d’être sûrs que cette puissante technologie ne fût pas utilisée par n’importe qui, ces scientifiques l’avait scellée sous terre ; et Jean-François avait eu beau chercher, il n’avait rien récolté de plus. Il s’était alors concentré sur un mystérieux objet qui revenait souvent dans les informations qu’il avait collectées : la couronne du dragon. Il avait réalisé entre temps que récupérer cet artéfact allait être plus compliqué que prévu : l’objet était constitué de deux autres reliques, un collier et une croix. Pour le pendentif, Graf avait eu le déplaisir d’apprendre en se rendant aux Archives qu’il était en possession de sa très chère cousine. Quant à la croix du roi-soleil, hormis le fait qu’elle avait été cachée à Versailles et malgré un mystérieux poème sur les amaryllis, c’était difficile de la localiser avec exactitude, sans attirer l’attention. Et ce diadème qui restait introuvable…
Graf avait appris toute la vérité sur Marie peu de temps avant avoir organisé l’incident du Mystère. A leur première rencontre, il ne s’était vraiment douté de rien, jusqu’au moment où il avait entrevu la marque sur le violon. C’était là qu’il avait commencé à tilter. Après, ça avait était un jeu d’enfant, au fil du temps, de faire le rapprochement entre la petite et la duchesse. Il s’en voulait presque de ne pas l’avoir compris plus tôt. Et cette partition, la « princesse de la lune », se référait étroitement à ce Dieu mésopotamien de la lune, Sin. Et également au tableau du peintre Diodorus. Ces coïncidences réunies étaient trop suspectes. Il ne pouvait plus y avoir de doute : Élisabeth comme sa fille étaient largement impliquées dans cette histoire. Largement impliquées dans ce fabuleux trésor laissé par ces générations antiques de Mésopotamie. Cette histoire devait être tirée au clair.
Graf était alors parti en « repérage » à la cathédrale Notre-Dame de Paris, dans l’espoir d’y trouver la fameuse couronne, dans un premier temps. Elle était un endroit de choix, puisque l’empereur Napoléon Ier y avait été sacré le 2 Décembre 1804, et que s’y était déroulée l’arrivée de la sainte couronne en 1239. Ces deux évènements incitaient à observer cette superbe église d’un peu plus près.
Évidemment, l’historien n’avait pas mis la main sur la couronne, mais la consistance étrange d’un vitrail représentant la Vierge et Jésus l’avait interpellé. Ses déductions l’avaient amené à la conclusion qu’il se passerait forcément quelque chose si Marie jouait la partition au violon. Et il était si pointu dans ses réflexions, qu’il ne se trompait jamais, ou presque.
L’organisation comptait une quantité non négligeable de monde ; déjà, les chevaliers diaboliques. Ils avaient été recrutés sous le contrôle infaillible de Jean-François. Ensuite venaient les membres haut placés, à l’instar de Graf et Isaac ; ils étaient une dizaine environ. Ensuite, au-dessus de tout, l’empereur, bien sûr. Toujours terriblement impatient. La sphère s’était agrandie avec l’arrivée de Léonard Bonar, un admirateur de Napoléon Bonaparte comme on n’en trouvait plus aujourd’hui. Un figurant parfait en attendant le règne du véritable souverain.
Ces dernières années spécialement, Jean-François s’était collé plus que jamais à planifier le plan dans les moindres détails. Il souhaitait que tout fût parfait. C’est pourquoi, avec acharnement, il avait enquêté partout, et fourré son nez dans chaque recoin, à la recherche d’indices susceptibles de les aider dans leur projet. Sa réputation au sein de l’association n’était plus à faire. Après tout, que se serait-il passé si Graf n’avait pas découvert, à force de persévérance que Marie était bel et bien la petite de la duchesse et qu’elle portait effectivement les deux lignées royales dans ses veines : France et Babylone ? Tout aurait complètement été bloqué, sans lui. Il fallait reconnaître, que, pendant tout ce temps, le secret autour de la jeune fille avait réussi à être extrêmement bien gardé. Élisabeth s’était astucieusement débrouillée pour protéger son enfant. Ca ne faisait aucun doute, et ce n’était pas surprenant, au vu de son caractère parfois bien trempé. Elle aurait même donné sa vie pour la jeune demoiselle. Elle avait presque failli réussir ; mais son cousin n’avait pas dit son dernier mot. Les pièces mises bout à bout, il avait fallu s’occuper de la petite « orpheline ».
C’était le bienfaiteur de Saint-Louré qui avait décidé de régler le cas de Marie, en grande partie pour des raisons d’histoires de famille ; il voulait s’occuper personnellement de sa cousine éloignée « adorée ». Pour cela, il avait été assisté de Léonard Bonar, un soutien très utile, contrairement à ce qu’il avait d’abord cru ; cela avait été une occasion de commencer à instaurer un climat de peur à Paris, tandis que l’empereur, encore quelque peu souffrant, préférait ne pas intervenir pour l’instant. Gagner la confiance de la demoiselle avait été la première étape, et cela n’avait pas été compliqué, puisqu’elle côtoyait alors Graf depuis de nombreuses années, au couvent. Elle avait été sa petite protégée, et il s’était bien amusé de son rôle de bienfaiteur si attentionné envers les autres ; surtout que c’était lui qui lui avait permis de prendre des cours de violon. Elle avait été très douée pour jouer de son instrument. Le jour où tout avait été prêt, il avait simplement suffit de faire s’enchaîner parfaitement les pièces. Graf avait choisi un moment où Marie était partie jouer sur les Champs- Élysées pour lancer Léonard à ses trousses ; enfin, en vérité, c’était lui qui l’avait incitée à aller faire vibrer son violon là-bas, et la pauvre demoiselle n’avait rien vu venir. Et l’usurpateur, Bonar avait été censé la kidnapper pour l’obliger à jouer afin de recréer la couronne du dragon. Mais une chose n’avait pas été prévue : l’intervention de Raphaël. Quelle n’avait pas été la surprise de Jean-François de voir revenir Marie le lendemain avec un garçon sorti de nulle part ! Il avait été contraint de prendre sur lui pour jouer le tuteur faussement inquiet, en attendant que Léonard fît correctement son travail. Heureusement, il avait gardé sous le coude une bouée de sauvetage dans ce scénario. Puisque Marie avait réussi à rentrer au couvent, il avait décidé d’organiser une rencontre avec Élisabeth. D’une part parce qu’il voulait s’assurer de son lien de parenté avec la musicienne, d’autre part parce qu’il voulait voir la réaction de la duchesse. Elle avait mis sa fille au couvent pour la préserver, et c’était elle qui possédait le pendentif nécessaire pour compléter la couronne. En voyant Marie, en voyant son cousin, elle se montrerait sûrement plus coopérative. Cependant, Élisabeth s’était montrée très obstinée, à l’étonnement de Graf, persuadé qu’elle aurait changé d’avis en reconnaissant sa fille.
Cette nuit où Raphaël avait secouru Marie… Ca avait chamboulé beaucoup de choses et mis un véritable chaos dans leurs affaires. Non seulement leur plan avait été terriblement retardé, mais en plus, le jeune rouquin s’était un peu trop « rapproché » de la violoniste, et ne l’avait plus laissée seule moins de cinq minutes, comme s’il s’était fait le serment de la protéger au prix de sa vie. Et Jean-François l’avait bien vu, le regard que l’adolescent portait à la violoniste ; ce n’était rien d’autre que de l’amour. Voilà qui n’avait pas du tout arrangé les choses, Raphaël étant censé rester en dehors de cette affaire. Toute la force et l’intelligence possibles avaient donc dû être mises en œuvre pour assurer tant bien que mal la réussite de leur projet. Cependant, hors de question de renoncer si près du but. L’empereur s’impatientait. Il voulait retrouver sa gloire passée grâce à ce fameux diadème.
Finalement, les choses patinant un peu dans la semoule, il avait été conclu, à la suite d’une idée de Graf, de ne pas s’épuiser à chercher la couronne, mais de laisser les deux enfants s’en occuper ; ils le faisaient parfaitement bien, et leur manque de connaissance au sujet de l’incroyable puissance que renfermait cet objet était un sérieux avantage : ils couraient eux-mêmes à leur perte, au bout du compte. Il suffisait juste de suivre leurs traces et d’enlever Marie au moment opportun. L’occasion idéale s’était présentée un soir à Versailles, et le jeune Raphaël avait bien été obligé de rendre à l’empereur ce qui lui était dû. C’était à ce moment précis que Jean-François avait réellement mesuré l’importance du rôle de Marie ; c’était elle la clé qui permettait de faire la lumière sur tous ces mystères. Sa petite « protégée » et la couronne du dragon enfin entre leurs mains, les jardins suspendus de Babylone avaient pu renaître de leurs cendres, et pour y avoir été, Graf pouvait affirmer que ça avait été quelque chose. Un tel concentré de pouvoir entre leurs mains aurait été largement suffisant pour s’assurer une conquête prometteuse du monde. Manque de chance, leurs projets avaient encore été ruinés, toujours à cause d’un voleur plein de ressources et de sa musicienne déterminée. Ils auraient pu devenir les maîtres de l’univers, l’empereur aurait pu récupérer sa place légitime de souverain, si seulement Raphaël n’avait pas utilisé le bracelet de Tiamat pour enrayer ce splendide trésor antique, et si sa petite amie n’avait pas joué de son instrument pour lui redonner confiance. Tout avait été fichu en l’air ; les parisiens étaient tranquillement retournés à leur vie quotidienne, et l’historien avait du porter les conséquences du cuisant échec de cette phase première du plan.
Sauf que voilà : à présent, l’organisation lançait la deuxième partie du spectacle, et cette fois ça allait faire des étincelles qui allaient embraser le ciel. Rien n’était fini ; bien au contraire, ils se rapprochaient de leur but de jour en jour, et les citoyens comprendraient rapidement leur douleur. Toutefois, et pour s’assurer d’obtenir la réussite dans ce qu’ils entreprenaient, ils avaient absolument besoin de Marie, pour les prochaines étapes. Même si elle n’en avait pas conscience, elle était spéciale à bien des égards. Tout gravitait autour d’elle. Parce qu’elle était la jeune princesse qui portait les deux lignées, France et Babylone. Parce qu’elle était une musicienne hors pair à l’instrument exceptionnel. Jean-François avait déjà plein d’idées fourmillant dans son esprit pour capturer la jeune violoniste. Bientôt, très bientôt, elle serait entièrement entre leurs griffes. Et ça, c’était quelque chose qui n’était pas négociable. C’était elle, uniquement elle, qui était la clé de tous ces mystères sur cette civilisation antique. Elle était au cœur d’un problème des plus complexes; alors il allait être nécessaire de s’occuper de son cas urgemment. Jean-François allait veiller personnellement à superviser tout ce qui concernait l’adolescente. D’abord, l’éloigner du garçon d’Isaac ; ensuite, ils auraient tout le loisir de la ramener à eux pour disposer entièrement d’elle. Voilà qui amusait déjà Graf : il était on ne peut mieux dans le rôle du chat qui capture la souris. Ces prochains jours s’annonçaient excitants. Surtout qu’en prime, Isaac avait un invité pour le moins… inattendu à présenter à Jean-François, ce soir. Disons qu’il était de marque. Et on ne faisait pas attendre les invités de marque, n’était-il pas ?
L’archéologue, justement, qui suivait silencieusement son libérateur à travers les corridors relativement bien éclairés du commissariat, paraissait être en pleine réflexion, en train de penser à quelque chose de profond. Il manqua de justesse de se cogner contre Isaac lorsque celui-ci s’arrêta brutalement alors qu’un agent des agents de police faisant des heures supplémentaires sortait de son bureau dans un bâillement. Jean-François se fit honte à lui-même et secoua la tête. Un peu de plus et ils auraient été bons pour retourner par sa faute sous les barreaux ! Son partenaire n’avait par chance rien remarqué. Mais Graf n’avait aucune excuse, surtout qu’il ne songeait à rien qui pût valablement causer une telle distraction : il se repassait juste le film de ces dernières années. Il s’était déroulé énormément de choses, dans sa vie… Certaines, meilleures que d’autres, mais toutes avaient à plus ou moins forte dose fait de lui ce qu’il était aujourd’hui. Cette charmante Élisabeth, par exemple, contre laquelle il menait une guerre ouverte. Une guerre de famille. Une guerre de noblesse.
D’aussi loin qu’il s’en fût souvenu, il avait été en relativement bon termes avec sa cousine, bien qu’il ne l’eût pas vue souvent, et cela depuis leur jeunesse. Tous deux descendaient d’une lignée dont la réputation n’était plus à faire. Ils avaient joué ensemble, connu leur première dispute ensemble, bref partagé ces histoires qu’on ne se racontait qu’entre cousins. Puis il s’était éloigné à petit feu d’elle. Pour être précis, ça ne s’était pas fait brutalement, seulement, lui s’était rendu compte qu’il ne partageait pas les opinions d’Élisabeth. Ils ne s’étaient tout simplement plus compris. Et le temps de Jean-François était trop précieux pour qu’il pût le gaspiller avec des personnes comme sa cousine, bien qu’elle fût de la famille malgré tout.
Cette transition s’était faite ressentir le plus dans leur période d’adolescence, et avait empiété sur l’âge adulte ; notamment lorsqu’il avait commencé ses études d’Histoire et d’archéologie à l’université de la Sorbonne. C’était là que ses contacts avec la duchesse s’étaient faits rarissimes. En réalité, à cette période, il était en pleine découverte de la civilisation de Babylone, et s’était concentré uniquement sur ses cours, réduisant de manière drastique toute relation extérieure ; la faute à trop de passion pour ses études. Un autre point important consistait également en le fait que durant ces années d’université, il avait surtout commencé à mourir inconsciemment de jalousie vis-à-vis d’elle. En considérant toutes ces dynasties royales qui s’étaient succédé au fil des siècles, il avait réalisé, comme soudainement éclairé par la lumière d’un œil nouveau, qu’elle avait toujours eu ce qu’il n’avait jamais pu posséder. Il ne s’agissait pas seulement de richesse, mais également d’une famille parfaite, stable et épanouie ; et par-dessus tout de la célébrité et de la prestance : au vu de la famille de laquelle elle provenait, tout le monde la connaissait ; elle exerçait par naturel une influence si forte sur la haute société que même les plus grands hommes politiques venaient à être mal à l’aise en sa présence !
Pour lui, ça n’avait pas été le bonheur. Rien n’avait été simple. Bien sûr, il provenait également de la même généalogie, et donc, il avait, lui, aussi du sang noble, du côté de son père. Sauf que cet idiot de paternel avait eu le toupet de craquer un peu trop devant une simple artisane, menuisière sans le sou. Et comme si ce n’était pas assez suffisant, il avait eu un enfant hors mariage ! Un véritable drame. Lorsque sa famille avait découvert cette immense tache d’encre dans une famille si distinguée, ça avait été une catastrophe. Ses parents et lui avaient été rayés de la liste, et tous les ponts avaient été coupés. Seule Élisabeth avait continué à voir malgré tout son cousin, après cette éclaboussure. Voilà pourquoi ce dernier haïssait sa famille ; et plus largement l’amour. Seul le pouvoir comptait, c’était ce qu’il avait retenu de toutes ces années.
Et pourtant, à l’Opéra de Paris, lors de sa rencontre avec Marie, la duchesse lui avait dit de ne pas gâcher ses chances parce qu’il pourrait devenir un célèbre archéologue ou un grand historien… Et pourtant, elle avait continué à le considérer comme un cousin, envers et contre tout. Et pourtant, elle avait cette attitude qui vous laissait croire, comme un mirage dans le désert, que l’espace d’un instant, tout le monde sans exception était sur un même pied d’égalité.
Graf s’en énervait tout seul. Mais pour qui se prenait-elle, sa cousine ? Être de lignée noble ne lui donnait pas tous les droits. Elle était peut-être différente des autres personnes vivant dans le luxe et qui fréquentaient les plaisirs, mais pour lui, elle restait tout simplement une diva, rien d’autre. Mais l’avantage reviendrait bientôt à son camp, et Élisabeth serait enfin descendue de son piédestal. Lorsque le plan serait enfin intégralement accompli, les rapports d’argent, et plus globalement ceux de force entre les personnes s’intervertiraient radicalement. Cet immense changement arriverait bien trop vite pour que qui que soit puisse agir. Un nouveau monde, formé sur des bases inédites. Réel bouleversement d’époque. Voilà ce qui était prévu.
Il avait mis toute son énergie dans le projet « Napoléon », et cela avait payé puisqu’à présent, il faisait partie de l’élite, et était dans les meilleurs papiers du patron. Dieu savait qu’il lui avait fallu de l’acharnement pour mettre bout à bout tous les morceaux du casse-tête : Marie, Babylone, les jardins suspendus, ça n’avait pas coulé de source ; c’était un enchaînement d’évènements, qui, reliés les uns aux autres, lui avait permis d’en arriver là où il en était, désormais. Maintenant, il était bien décidé à ce que tout se passât dans les règles qu’il allait dicter, et plus de trouble-fête pour compromettre quoi que ce fût. Sinon, ça allait barder. Pas question d’attendre, il fallait agir, c’était vital. Cependant, pour l’instant, il lui fallait surtout se reposer. Il rêvait de prendre une bonne douche et de se couler dans des draps moelleux, l’esprit en paix. Cette année de prison l’avait énormément fatigué ; à un point qu’il ne pouvait même pas décrire, et une rude journée l’attendait, demain, avec les deux loupiots : entre la neutralisation de Raphaël et l’enlèvement de Marie, son planning s’annonçait chargé. Mais son petit doigt lui disait qu’il était sur le chemin de la gloire, et au fond, il n’avait rien besoin de savoir d’autre. A lui… tout le mérite.
Il suivit avec attention, sans un bruit, Isaac qui gardait les mains fourrés dans les poches de son manteau élimé, en essayant d’être le plus discret possible, à l’instar de Fantôme R, ce qui n’était pas peu dire, même si Jean-François n’appréciait pas forcément la comparaison. C’était dans ce cas assez drôle que ce fût le nom de ce gamin rebelle qui lui vînt en premier en tête. Ils étaient ennemis, certes, mais si seulement ils avaient été dans le même camp dès le début, ils auraient formé une équipe prodigieuse, c’était indiscutable. Leurs talents réunis auraient permis d’avancer beaucoup plus vite dans le projet, alors qu’en ce moment celui-ci avait pris un certain coup de ralenti… Et puis, cet adolescent avait fait le choix de s’opposer à eux, mais si l’on grattait un peu la couche, il ne connaissait strictement rien de leurs intentions, en fait ! Comment alors pouvait-il affirmer qu’elles étaient obligatoirement mauvaises ? Il n’était pas devin, quand même ! Bah, probablement qu’il finirait par changer d’avis et suivrait enfin son père ? Les mioches imitaient toujours leurs géniteurs, c’était une constatation infaillible. La preuve : physiquement, Isaac et Raphaël se ressemblaient bien, comme deux gouttes d’eau. La duchesse et Marie aussi, d’ailleurs : elles avaient ce même regard bleu contenant cette grandeur d’âme si pure, cette même grâce naturelle qui accompagnait chacun de leur gestes ; et –Jean François ne put réprimer une grimace- cette même obstination inébranlable même quand leurs vies était en jeu. Bref, une mère parfaite et sa fille à son image.
Les deux compères croisèrent encore quelques gendarmes, qui fermaient leurs bureaux à clé en s’étirant longuement, avant qu’Isaac, qui, à l’étonnement de son collègue, avait retenu le chemin plutôt difficile à mémoriser par cœur, ne repérât le passage à l’aide duquel il s’était clandestinement invité à l’intérieur. Ils s’extirpèrent précautionneusement du commissariat, en regardant autour d’eux, afin de s’assurer qu’aucun être humain n’ait pu découvrir le « tour de magie » de cette soirée d’été. La chouette s’était envolée de l’arbre, et le félin se léchait les pattes avec minutie, la souris reposant sans doute en paix dans son ventre. Isaac sourit et regarda le ciel. Tout avait été comme sur des roulettes, sans aucun accro ; il avait eu raison d’être optimiste. Il songea à ce cher Vergier qui s’arracherait à coup sûr ses cheveux frisés, lorsqu’il découvrirait la supercherie, dans quelques heures maintenant. Quand même, on avait beau dire, pas très efficace, cette police parisienne, pour manquer un aussi gros coup. La question était : les forces de l’ordre avaient-elles une seule fois fait un travail satisfaisant ? Ca restait à débattre. Et pourtant, le plus triste était que l’inspecteur n’était dévoué à rien d’autre qu’à son job ; Isaac en éprouvait presque de la peine pour lui ; ils n’étaient pas si différents, dans une certaine mesure. Si ce n’était pas malheureux tout ça… Un raisonnement juste et cohérent pour arriver à un résultat absurde. On se noyait dans une goutte d’eau.
Sans s’attarder, ils reprirent promptement leur marche, telles des ombres, en veillant à rester le plus possible hors de la vue de quiconque. Ca aurait été rageant de tout perdre maintenant, simplement parce qu’ils auraient été reconnus : si Isaac n’avait pas trop à craindre de ce côté là, son comparse Graf était, contre son gré, connu de tout le monde en ville, depuis un an. Sa côte de popularité ne tolérait, par conséquent, aucun écart de conduite. Dans la nuit, l’un derrière l’autre, ils longèrent sans bruit le trottoir, en empruntant plusieurs rues, dont les noms défilèrent à la chaîne dans la tête de Jean-François, qui les repositionnait sur sa « carte mentale » de Paris, qu’il avait dressée au fur et à mesure des années passées. Ils croisèrent à plusieurs reprises quelques promeneurs étrangers qui prenaient en photo et admiraient chaque détail de chaque bâtiment un peu impressionnant en poussant des « oh ! » d’admiration comme si Paris était la septième merveille du Monde ; alors que quand on y habitait tous les jours, la désillusion était ravageuse. D’autres rigolaient en bavardant joyeusement sur le dernier vêtement à la mode chez Zadig et Voltaire, ou le prochain concert de rock au Bataclan. Les deux criminels n’eurent donc pas à faire beaucoup attention de ne pas être remarqués, en réalité : les gens se distrayaient tous seuls. Il n’en fallait jamais beaucoup à l’Homme pour voir sa concentration se focaliser sur autre chose, instantanément, sans qu’il s’en rendît compte.
Le vent s’était fait plus fort, en poursuivant l’itinéraire, et bientôt, une fine bruine humidifiait la ville au compte-gouttes, mais la lumière des lampadaires éclairait tout de même la route. Jean-François avait du mal à réprimer la fatigue qui l’envahissait sournoisement, mais ne prononça pas un mot, se contentant d’avancer derrière son partenaire ; plus vite ils seraient arrivés, plus rapidement il se reposerait. A un moment, ils passèrent devant l’immeuble où se situait l’appartement d’Isaac, avant qu’il ne s’en allât pour rejoindre l’organisation. Graf observa son collègue discrètement, guettant la moindre réaction de sa part, le moindre signe avant-coureur qu’il laissait tout tomber et qu’il renonçait. Ce dernier ne manifesta pas la moindre réaction émotionnelle ; se contentant de regarder où il mettait les pieds, en se grattant la joue. Cela, ce simple geste anodin, rassura immédiatement Graf. Il avait en effet pensé que le père de Raphaël aurait éprouvé quelque chose de fort, relatif à ces années passées avec son fils, mais il l’avait sous-estimé, il devait l’admettre. Isaac était bel et bien capable de refouler ce qu’il ressentait, y compris à propos de celui qui le rattachait au passé, et d’être sans émotions, un automate finalement. Et c’était comme ça qu’il fallait qu’il fût ; pas autrement. Bien, voilà qui augurait de bonnes choses. La vie l’avait bien escamoté lui aussi. C’était rare qu’elle épargnât les gens.
Cela faisait plusieurs minutes qu’ils marchaient, désormais : du moins, c’est que Jean-François avait déduit en fixant à intervalles réguliers la grande aiguille de sa montre à quartz ; il réprima un bâillement et leva la tête. Il avait une vue imprenable sur la constellation de la Grande Ourse. L’astronomie constituait un sujet fabuleux pour ceux qui en étaient passionnés. Dommage que ça ne fût pas son cas. Il regrettait surtout la pollution lumineuse qui abaissait considérablement la beauté de toutes ces étoiles reliées entre elles. Ses divagations furent interrompues, lorsque le duo tourna à droite. L’itinéraire paraissait changé à Jean-François, ce n’était pas le chemin qu’il s’était attendu à emprunter. En outre, ils ne se dirigeaient pas vers l’hôtel des Invalides, mais étaient même en train de prendre une direction opposée. Pourtant c’était là-bas que leur base avait été établie, dans les souterrains. C’est ce qui avait été décidé d’un commun accord ; c’est justement là-bas que Léonard s’était planqué, l’année dernière, avec Isaac. Un repaire idéal, protégé, pile en dessous du majestueux tombeau en porphyre rouge de Napoléon Ier. C’était un endroit où personne n’aurait pensé une seule seconde à mettre les pieds… sauf Raphaël, encore et toujours. Décidemment, il était sans arrêt sur leur piste, ce petit voleur. L’historien se racla la gorge, mais il ne protesta pas le moins du monde : Isaac savait ce qu’il faisait après tout. C’était un homme intelligent qui ne laissait pas de place au hasard. S’il choisissait cette route, c’était sûrement qu’il avait de bonnes raisons ; après tout, Graf avait été emprisonné une année entière. Un nombre incalculable de points avaient dû évoluer en son absence. On n’avait pas attendu après lui. Cependant, il ne s’inquiéta pas outre mesure. Sûrement qu’il serait mis au courant des dernières nouvelles quant à l’organisation très bientôt. De toute façon, il fallait impérativement qu’il fixât des réunions avec l’Empereur. Il souhaitait lui exposer de nombreuses théories.
En passant un pont qui décrivait un arc de cercle, il ne put s’empêcher de faire une pause afin d’admirer la Seine. Elle était tout simplement magnifique. L’eau était paisible, à tel point qu’il aperçut même très nettement son visage se refléter à la surface du fleuve. Un bruit intempestif le fit légèrement sursauter. Il se retourna pour en découvrir l’origine, et commença à s’affoler lorsqu’il distingua deux jeunes gens à quelques mètres devant lui. Cette montée de stress se dissipa promptement. Ce n’était qu’un couple d’amoureux qui était en train de s’embrasser avec passion. Les deux individus étaient serrés l’un contre l’autre. Les cheveux bruns de la femme tombaient en cascade dans son dos en s’agitant au gré de ses mouvements, ce qui accentuait d’avantage le charme de la scène. Son fiancé avait posé ses mains sur ses joues, la dévisageant longuement. Ce romantisme écœura Jean-François plus qu’autre chose. Il ne supportait pas ces comportements mièvres et trop doucereux. Il ne voyait strictement aucun intérêt à tisser des relations honnêtes avec les gens, ça ne servait à rien. Les scènes d’amour ce n’était pas trop son style. Pas dans ce sens là, du moins. Il en avait suffisamment supporté, de toute cette empathie, de toute cette affection qu’on essayait de vous coller dès la naissance. C’était une drogue dont aucun n’arrivait à se débarrasser, par la suite.
Graf reprit la route, avant que son écœurement ne menaçât de lui faire régurgiter le contenu de son estomac ; Isaac était devant. Ils traversèrent le jardin des Tuileries et la place Vendôme, en file indienne. Jean-François devint de plus en plus curieux au fur et à mesure qu’ils poursuivaient leur chemin : le trajet ne lui était pas vraiment familier. Où donc allaient-ils ? Et dans quel arrondissement ? Il eut l’opportunité de détailler les alentours lorsque son partenaire s’arrêta à l’entrée d’une rue. Le sol était pavé et il ne distinguait que des ravalements de façades et des fenêtres à des kilomètres à la ronde. Un feu passait monotonement du rouge à l’orange puis au vert dans un cycle régulier. S’il ne se trompait pas – et il connaissait bien la capitale – ils étaient dans la rue Danielle Casanova. Sur sa carte mentale de Paris, c’était du moins là où ils étaient censé être. Plus loin après la rue, on pouvait d’ailleurs accéder à l’Opéra de Paris. Il avait dû passer dans cette avenue lorsqu’il avait emmené Marie l’année dernière pour la présenter à sa mère. L’obscurité avait simplement amoindri ses repères, voilà tout. C’était une artère habituellement fortement fréquentée par toute sorte d’usagers ; donc un excellent moyen de ne pas se faire trop repérer, lorsqu’on se perdait dans la foule. Oui, ça s’éclaircissait, maintenant : il était déjà passé plusieurs fois par là. Un coin des plus normaux, en somme.
Isaac de son côté, s’était engouffré avec vivacité à l’intérieur d’un des immeubles. Son collègue était sur ses talons, l’air plus intrigué qu’autre chose par ce changement de décor. Le père de Raphaël s’avança sans bruit vers l’une des portes d’entrées abimées du petit palier, la porte numéro 3 exactement, et sortit un trousseau de clé qui devait bien peser son poids. Il utilisa une clé en laiton ayant l’air d’avoir appartenu à Louis XIV, pour débloquer dans un cliquetis métallique la serrure, le tout d’un air décontracté ponctué d’un sourire mystérieux.
- C’est notre repère, souffla t-il en murmurant. On ne pouvait pas rester dans les souterrains des Invalides : la police mène des investigations partout.
L’ancien bienfaiteur sourit : il avait donc raison. C’était bien pour passer inaperçu que cet endroit banal avait été choisi par l’organisation ; effectivement l’idée était bonne. Au moins, les projecteurs ne seraient pas braqués sur lui ; c’était le principal : il ne tenait pas à refaire un tour dans une geôle. Oui, l’endroit était avantageux, pour un quartier général. Tout ce qu’il y avait de plus commun, à la barbe de Paris. Ils ne seraient gênés par personne, dans ce secteur. L’initiative de changer de cachette se révélait intelligente à tous les égards. Hé bien, il était temps de faire honneur à leur nouvelle installation.
Il pénétra avec précaution dans l’habitation, un pas derrière l’autre et essuya les verres trempées par la pluie de ses lunettes avec sa manche pour mieux détailler l’appartement. En fait, il n’était pas si mal qu’on aurait pu le penser, et relativement bien agencé. Il y avait le nécessaire pour tenir pendant plusieurs jours, et les pièces communiquaient presque toutes entre elles : cuisine équipée, salle de bains avec baignoire et deux chambres. C’était vrai que le ménage n’avait clairement pas été fait tous les jours : la poussière avait élu domicile dans certains recoins, et le sol était tâché par endroits, mais le lieu était discret, et pour ce qu’ils avaient à faire, il n’y avait pas besoin de plus, ça comblait toutes leurs requêtes. De toute façon, il faudrait se contenter de ça, il n’y avait pas le choix. Ce n’était pas pire que le couvent où il avait travaillé, même si c’était un plus petit. Bah, ils n’allaient pas passer leurs vies ici. Et puis, à présent, Jean-François voulait poser ses affaires et se préparer à aller dormir, sachant qu’il allait être rudement sollicité prochainement. A moins que…
- L’empereur… ?
- Il est là. Tu le verras en temps voulu. Avant cela, il m’a chargé de te présenter quelqu’un… Il paraît que tu sauras t’y prendre, avec lui.
Ce faisant, Isaac s’avança de quelques pas vers une porte à l’aspect largement plus délabré que les autres. Elle menaçait presque de s’écrouler sur quiconque avait le cran de l’ouvrir, et la peinture qui la recouvrait s’écaillait à chaque instant un peu plus : des petits morceaux traînaient par terre. La clenche avait été cassée, et il n’en restait qu’une infime partie. Chose curieuse, c’était pourtant cette porte que l’on remarquait le moins dans la pièce, malgré son état précaire. Elle ouvrait sûrement sur une pièce à part, secrète. A moins que ce ne fût l’accès à un grenier ou à une cave ?
A la surprise de Jean-François, elle donnait sur des escaliers plutôt pentus, et il dut faire attention de se tenir à la rampe rouillée ancré dans le mur pour ne pas tomber, sans compter que l’obscurité ambiante ne facilitait pas la tâche. Il constata que ça sentait le plâtre et l’enduit, cette odeur des travaux qui ne sont jamais vraiment terminés, et se demanda qui avait vécu ici avant et où son collègue pouvait bien l’emmener.
Arrivés au bas des marches, un petit corridor, toujours recouvert par les ténèbres environnantes, s’achevait sur une autre porte. Plus large et de meilleure apparence, celle-là était verrouillée de manière extrêmement solide : il fallait compter au moins cinq verrous et une dizaine de cadenas. Graf se ventila d’un geste de la main ; il étouffait, et avait besoin d’air. Cet espace confiné lui rappelait un peu trop la prison à son goût. Il se demanda brusquement avec anxiété ce qui pouvait bien se trouver derrière la large cloison de béton pour être aussi bien protégé : ça ne pouvait pas être quelque chose d’ordinaire, au vu des précautions qui avaient été mises en place. Un prisonnier, peut-être ? C’était probable. Il déglutit lentement en songeant à cette idée : et si, en réalité, c’était lui qu’Isaac voulait enfermer ? A cette pensée il ne put s’empêcher de réprimer un haut-le-cœur. Dans ce cas, pourquoi avoir pris la peine de le sortir de prison ? Isaac devait se dépêcher de lui montrer ce qui nécessitait autant d’attention, ou Jean-François allait faire un malaise.
Son acolyte prit quelques secondes pour déverrouiller entièrement le système de fermeture de la porte et libérer l’accès vers l’inconnu. Ses mains travaillant en vitesse mettaient en évidence le fait que ce n’était pas sa première visite dans cet espace reculé. Il demeura concentré le temps de la manœuvre puis se retourna et l’invita d’un signe de tête à entrer, mettant ainsi un terme une bonne fois pour toutes aux nombreuses hypothèses farfelues de Jean-François, qui, un pas lentement après l’autre, se risqua plus qu’il n’entra à l’intérieur de cet endroit auréolé de mystères.
En fin de compte, c’était une salle comme toutes les autres, relativement normale, meublée avec simplicité sans être pour autant spartiate ; et spectaculairement bien rangée puisque rien ne jonchait le sol. Le propre se reflétait comme dans un miroir, qualité caractéristique de celui qui résidait dans cette pièce. Fait étonnant, une fenêtre en verre trempé permettait de profiter de la lumière, alors que le cousin d’Élisabeth en était sûr : ils étaient descendus de plusieurs mètres sous terre au moins, comme s’ils étaient allés dans une cave. Pourtant, les rayons du soleil pouvaient baigner la pièce, en journée. Quel système pouvait bien être à l’origine de ce paradoxe ? Tout ce qu’il était possible de déduire, c’est que l’on n’avait pas lésiné sur les moyens pour rendre ce lieu inaccessible. La seule source d’éclairage actuellement disponible provenait d’une petite ampoule dissimulée sous un abat-jour à l’aspect ancien qui menaçait de griller d’un instant à l’autre. En outre, on pouvait ressentir dans l’air de la pièce de légères traces d’humidité. Les ouvriers n’avaient pas dû vérifier l’isolation, dernièrement.
Un bureau usé aux dimensions étroites sur lequel reposaient divers documents jaunis, aux écritures incompréhensibles, était adossé contre un mur délavé sur lequel une fissure traçait inexorablement son chemin, en dépit des couches d’enduit appliquées pour tenter de la colmater. Sur le lit qui avait été impeccablement fait au carré, un individu qui devait avoir la quarantaine, bras fermement croisés et visage redressé, les fixait tous les deux avec un regard d’une telle intensité qu’il était difficile de savoir ce que cette personne pensait, bien que sa posture montrât une attitude défensive ; il ne clignait même pas des yeux. Un silence oppressant régnait, troublé par le grésillement de plus en plus insistant de la lampe, et le vol d’un insecte, à priori un moustique, qu’Isaac écrasa nonchalamment entre ses mains.
Graf ne remarqua pas de prime abord l’inconnu, mais ses yeux s’arrondirent, lorsqu’il jeta un coup d’œil autour de lui et que leurs regards se croisèrent. Il dévisagea en détail le « pensionnaire » qui lui ne bougeait pas d’un pouce. Il lui fallut plusieurs secondes avant de bien cerner qui était réellement la personne qui se trouvait juste devant lui. Non, ça ne pouvait sûrement pas être lui, c’était impossible ! Il devait logiquement y avoir une erreur, c’était l’unique solution de l’équation. Autre suggestion : soit c’était la fatigue, soit il avait purement et simplement confondu avec une autre personne de son entourage. Mais intérieurement il savait que non, et ça lui provoquait un drôle de ressenti à l’intérieur de son organisme ; ce n’était rien d’autre qu’un délire de le trouver là, après tout ce temps ! Cet homme, il l’avait déjà vu, il le connaissait, il le connaissait très bien, même ; ça, il n’était pas près de l’oublier. Et si c’était bien celui qu’il pensait, alors l’organisation avait sacrément avancé pendant son absence, c’était un avantage non négligeable de compter cette personne dans leurs rangs. Comment diable avait-elle pu mettre la main sur lui ? Bigre, il devenait plus que nécessaire qu’il puisse parler au boss, il n’était plus vraiment à jour, après cette année enfermé.
- Mais c’est… !!!
- Effectivement, c’est bien lui. Il nous avait filé entre les doigts, mais maintenant c’est réglé. Il ne se montre pas très… coopératif. L’empereur dit que ses connaissances vont nous aider pour la suite. Vous vous connaissez bien, je crois ?
L’individu en question avait fortement froncé les sourcils et imperceptiblement serré les poings. Quelques mèches argentées se mêlaient à ses cheveux blonds bien coupés, sa barbe avait été fraîchement rasée, et on distinguait tant bien que mal le bleu clair de la chemise qu’il revêtait et la teinte blanche bien conservée de son pantalon, à la faveur du rayonnement blafard devenu intermittent de cette antique lampe trônant sur le bureau ; le tout étant complété en simplicité par une fine et soyeuse écharpe nouée autour de son cou. Sa carrure assez robuste justifiait qu’il était relativement en bonne santé depuis qu’il séjournait ici, mais également qu’il devait avoir un état d’esprit très obstiné et ne pas se laisser faire si facilement. Derrière les verres brillants de ses lunettes en argent, ses yeux azur transperçaient d’éclairs les comparses en face de lui.
- Ce n’est pas la peine, je ne vous dirai rien.
Toute la rancœur et la colère possibles avaient été mises dans cette affirmation, ce qui avait légèrement fait trembler la voix du prisonnier. Jean-François sourit. Les gens butés comme ça, c’était toujours très intéressant de travailler avec eux. Ils avaient l’impression d’être inébranlables, de n’avoir aucun point faible, pourtant tout ce qui les perdait, c’était des choses futiles comme l’amour, l’amitié ou la famille. Dès qu’on touchait à ce genre de points, ça devenait beaucoup plus sensible, et là c’était une autre histoire. C’était incroyable ce que l’on pouvait arriver à obtenir des gens grâce à des sentiments pitoyables. Graf n’avait rien à craindre : il était immunisé depuis belle lurette contre ce genre de produits nocifs. Justement il connaissait un moyen de pression idéal pour contraindre leur détenu à montrer un peu plus de respect à leur égard et à quitter promptement cet air arrogant. Il ne serait pas long à rentrer dans le moule, en faisant ce qu’on lui disait de faire, que ça lui plaise ou non. Personne n’avait jamais résisté à Graf. Ce n’était pas maintenant que ça allait commencer. Le temps ne leur était même pas compté. Ils allaient pouvoir tranquillement faire la causette, après cette longue période sans s’être vus.
Une lueur malsaine passa dans le regard de Jean-François.
Ils allaient bien s’amuser.
[...]