Dans les royaumes des Eternels

Chapitre 2 : Rêves de passés révolus

1872 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 29/08/2018 19:53

La nuit a pris possession de la jungle, mais celle-ci reste écrasée par une moiteur étouffante. Au-dessus de la rivière, les moustiques entament une danse effrénée avec les lucioles. L'été s'est installé avec une cruauté inhabituelle sur les îles des caraïbes. Crocodiles, singes, perroquets, proies et prédateurs se déplacent lentement d'un air fatigué. Tous cherchent à économiser leurs forces et n'aspirent qu'à trouver un endroit frais pour s'écrouler avant que la chaleur du matin ne rende à nouveau l'air irrespirable. Pas un souffle de vent n'agite les arbres et le silence de la nuit n'est perturbé que par le grésillement des insectes et le pleur occasionnel d'un enfant rendu colérique par le manque de sommeil.

Aucune des cabanes de bois qui bordent le fleuve n'est illuminée comme à l'accoutumée. L'atmosphère qui y règne est trop brûlante pour que leurs habitants y ajoutent la chaleur d'une flamme. Les esclaves marrons qui y résident, venus chercher sur l'île l'ombre protectrice de la maîtresse des lieux, se sont réfugiés dans des hamacs à l'ombre des arbres et des porches pour tenter de dormir quelques heures.

À l'écart de toutes les autres maisonnettes bâties sur pilotis, dans le méandre de la rivière, la demeure de Tia Dalma est elle aussi plongée dans l'obscurité. Toutes les portes et fenêtres en sont ouvertes, dans un espoir désespéré que l'air marin y pénètre apporté par le vent.

D'habitude la maîtresse des lieux préfère se barricader dans sa tanière pour éviter de renifler par mégarde l'odeur de l'océan. Malgré tout son désir de retrouver la mer, de la respirer de tous ses pores, Tia Dalma la rejette tout autant tant la proximité est douloureuse, physiquement et mentalement. La cabane est parfumée – empuantie – par des odeurs exotiques et lourdes. Camphre, clous de girofles, rhum épicé, fientes d'oiseaux séchés, entrailles et viscères desséchées, encens et potions au parfum capiteux... tous ne sont là que pour une raison : éloigner le souvenir de la mer. Cependant, les soirs de calme plat, l'être à forme humaine se languit de ce qu'elle fut autrefois.

Ce soir, Tia Dalma se dresse sur le pas de sa porte, dardant son regard ardent à travers les arbres et les rochers, droit vers la mer. Elle sent son cœur battre au rythme de la marée et des vagues qui frôlent la plage, languissantes.

Depuis combien d'années est-elle ainsi exilée ? Elle n'ose pas le calculer. Ce serait trop insoutenable de comptabiliser chaque seconde de tourment que lui cause le fait d'être incomplète, coupée d'elle-même.

Tia Dalma se déchausse silencieusement. Gardant une main sur la rambarde, elle descend l'escalier et après un instant d'hésitation, glisse son pied gauche dans l'eau. Elle ferme les yeux et écoute ses veines répondre au lent écoulement de l'eau autour de son pied. Mentalement, elle accompagne chaque goutte dans son voyage vers l'embouchure. L'eau est chaude en surface, mais paraît glaciale en comparaison avec l'air.

De ses lèvres s'échappe une complainte à moitié chantée, à moitié psalmodiée. Il y a des milliers d'années que cette langue n'a pas été prononcée, mais elle en connaît chaque intonation par cœur. C'est le chant des premiers hommes aillant osé assembler des troncs d'arbres pour franchir un bras de mer. Il implore pitié et protection. De tout ce qui a été écrit sur la cruauté et la grandeur de la mer, c'est l'œuvre que Tia Dalma préfère.

Tout en continuant sa chanson aux accents rauques, la sorcière se penche et laisse sa main tremper dans l'eau. Un poisson minuscule frôle ses doigts sales et sa main se referme, rapide comme une griffe, autour du pauvre animal. Elle gobe son corps et arrache la tête d'un coup de dents avant de la recracher dans sa main. Elle remonte l'escalier, son chant se transformant en une incantation plus ancienne encore que les premiers hommes. En franchissant le seuil de sa porte, elle arrache une des queues de serpent clouée au mur. Elle jette la queue et la tête dans un plat de cuivre. Elle rajoute quelques gouttes d'une mixture aux ingrédients connus d'elle seule, un ruban de sa robe, un brin de safran, l'os d'un enfant mort né et celui d'un singe tué dans son sommeil. Une bougie d'un noir de charbon est allumée et placée d'une main au centre du plat, tandis que de l'autre main Tia Dalma effectue des passes au-dessus de la flamme. Une odeur à la fois douce et écœurante se répands dans la pièce.

« Viens à moi, murmure Tia Dalma, d'une voix envoûtante. Entends-moi, et viens à ma prière, Seigneur des Rêves. »

Rien ne se passe. La sorcière soupire et éteins la chandelle de ses doigts, savourant la douleur et l'odeur de chair brûlée. Elle se retourne pour retourner à sa contemplation de l'eau quand une ombre la saisit par le bras.

« Je n'aime pas qu'on me convoque, déclare l'ombre d'une voix douce et grave, emplie de menace.

-Ce n'était pas une convocation Seigneur des Rêves, répond Tia Dalma en se collant à son interlocuteur tout en prenant une voix séductrice. Juste une invitation.

-Une invitation faite avec des jouets d'enfants.

-Je te demande pardon si tu pense que je t'ai manqué de respect, ô Seigneur. Mais le vodoun, la macumba, tous ces rituels ont leur utilité et leur noblesse. »

La lune qui pénètre par la porte ouverte éclaire dorénavant le corps et le visage de l'arrivant qui choisit de répondre par un silence hautain aux excuses de Tia Dalma. Celle-ci en profite pour l'observer.

Il est plus grand qu'elle et maigre. Sa peau est d'un brun d'ébène et ses cheveux tombent en nattes épaisses jusqu'à sa poitrine. Il porte un pagne, des bijoux de bois sur ses poignets, un petit sac à sa ceinture et des tatouages sur son front et ses côtes. Une cape plus noire que la nuit la plus sombre tombe de ses épaules jusque sur le plancher. Sur son torse nu un rubis luit d'une lueur irréelle. Dans ses yeux, on voit des étoiles et des ténèbres sans fin. Il est beau, dans un genre atypique.

« Merci d'être venu, Morphée, reprend Tia Dalma, satisfaite de ce qu'elle voit.

-Je ne suis venu que par curiosité Mami Wata, répond-il. Certainement pas à cause de tes petits sorts.

Tia Dalma sursaute en entendant le nom qu'il utilise. Morphée fronce les sourcils.

-Préfères-tu que je t'appelle Calypso ? Ou bien...

-Tia Dalma. On me nomme Tia Dalma aujourd'hui. »

Le sourire de la sorcière a disparu, mais resurgit rapidement, un peu forcé. Le moment des négociations est arrivé.

« Tu fut jadis puissante, Tia Dalma, reprend Morphée d'un ton indifférent. Pourquoi devrais-je aujourd'hui répondre à ton appel ?

-Tu l'as dit toi même Seigneur des Rêves. Par curiosité.

-Que me veut-tu ?

-J'implore de toi une faveur. Mon exil est long et ma peine est grande. J'implore de toi un rêve. Je veux rêver d'autrefois, de quand j'étais la mer. Je veux être moi-même, même un instant, même dans un rêve.

-Et que m'offrirais-tu en échange ? »

Tia Dalma sourit. Le Seigneur des Rêves est le plus malléable des Éternels. Il est courant qu'il réponde aux souhaits des rêveurs, mais son prix est cher. Heureusement, l'ancienne déesse connaît ses faiblesses. Elle porte ses mains à ses épaules, et d'un geste lent ôte sa robe, dévoilant sa nudité. Seuls ses cheveux et ses bijoux la couvrent désormais. Le Roi du Rêve la caresse du regard, mais aucune flamme ne s'allume dans la cavité de ses yeux.

« Crois-tu donc qu'il soit aussi aisé de s'attirer mes faveurs ?, demande-t-il d'un ton glacial.

-Certainement pas, répond Tia Dalma en frôlant la joue de l'Éternel d'une main tatouée. Ne peux-tu pas simplement me plaire ?

-Je ne goûte pas à tes jeux.

-Je suis la mer ! Quel autre comportement attends-tu de moi, Seigneur ?

Il ne réponds pas, trop occupé à contempler sa nudité. Tia Dalma se sait belle et désirable. Mais sa véritable séduction repose dans sa voix.

-Je n'ai rien à t'offrir d'autre que mon corps si tu le désire Morphée, susurre-t-elle à son oreille. Ce n'est qu'un avant-goût de ma reconnaissance, mais je ne me donne à personne pour implorer des faveurs. Tu peux m'en croire. Mon corps et ma magie sont tout ce que j'ai aujourd'hui, et je ne les offre qu'à qui je veux. Mais un jour... Un jour je redeviendrai moi-même, je serais à nouveau l'océan et chacune de ses vagues. Quelle sera ma reconnaissance alors pour celui qui m'aura offert un moment de répit dans ma souffrance ?

-Un service. Tu m'offres un service, comprend enfin Morphée, et Tia Dalma cache son amusement devant la lenteur d'esprit du Roi du Rêve.

-Une faveur, remboursable à tout moment, quelle qu'elle soit, sauf l'abandon de mon royaume marin. Qu'en dis-tu Seigneur de la Nuit ?

Le regard de Morphée quitte les courbes de Tia Dalma pour se plonger dans ses yeux, mortellement sérieux.

-Ne crois pas que j'oublierais la faveur que tu me dois, déclare-t-il. Je te la réclamerais tôt ou tard.

-J'y compte bien.

-Peut-être accepterais-je aussi ta proposition de partager ta couche. Mais je suis appelé ailleurs ce soir. Profite de ce rêve aussi souvent que tu le désire. »

La main du Roi du Rêve disparaît dans sa cape et en tire une fiole de verre. Il ouvre la bourse à sa ceinture et laisse quelques grains de sables couler dans la fiole qu'il referme aussitôt. Il salue Tia Dalma et disparaît dans l'ombre de l'escalier.

L'ancienne déesse lève la fiole à hauteur de ses yeux et contemple les grains de sable voler dans celle-ci. Toujours nue, elle rejoint sa chambre et s'allonge dans son lit. Elle ouvre une seconde la fiole et la porte à son nez, reniflant une odeur de sable, d'eau salée et de banane fermentée. Elle n'a que le temps de refermer le présent de Morphée avant de s'endormir.

Dans son rêve, elle est une vague qui s'abat en rouleaux continus et violents sur des rochers de Normandie. Elle est un doux clapotis sur une plage de sable doré à Singapour. Elle est la pluie s'abattant sur une pirogue des mers du sud. Tia Dalma est partout en même temps et son pouls bat au rythme de celui de l'astre d'argent au-dessus d'elle. Mami Wata rit, et son rire résonne comme le tonnerre dans l'immensité de la plaine océane.

Calypso rêve d'elle-même, en attendant que les Seigneurs des Sept Mers ne la libèrent de son maléfice.

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