Dans les royaumes des Eternels

Chapitre 3 : Comme un battement d'ailes

2048 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 29/08/2018 19:55

Assise dans sa cabine étroite sur la jonque chinoise, Elizabeth regardait par le minuscule hublot les lumières clignotantes des barques des morts passer à côté du navire avant de s'éloigner à jamais. Elle ne pleurait plus, elle n'avait plus de larmes.

À l'extérieur de la cabine, Will tambourina à la porte. Elizabeth ne réagit pas. C'était la cinquième fois de la soirée qu'elle entendait les suppliques de son fiancé pour qu'elle lui ouvre. Elle savait d'avance ce qu'il lui dirait si elle daignait se lever pour débloquer le verrou. Il tomberait à ses genoux ou la prendrait dans ses bras, lui caresserait les cheveux, lui murmurerait qu'il l'aimait, la supplierait de ne pas laisser la mort de son père la détruire.

Cela ne changerait rien. L'âme de son père voguait sur les océans, rejoignant... qui le savait seulement ? Après avoir affronté des pirates morts-vivants, le Kraken et contemplé l'horreur qu'était Davy Jones, il était difficile de croire encore en le paradis et l'enfer. Elizabeth croyait toujours en Dieu, mais elle n'était plus sûre de tout le reste. Des vers de la chanson pirate lui montèrent aux lèvres.

Les morts ne peuvent pas faire voile vers les mystères

Du funeste océan.

Elle avait fredonné cet air si souvent, la dernière fois sur une petite barque dans les canaux de Singapour. Jamais elle n'y avait vraiment réfléchi. Que voulaient dire ces vers ? Quelles réalités cachaient-ils ?

Sur la table à côté d'Elizabeth était posée une gourde remplie de l'alcool que fabriquaient les chinois. La jeune femme imaginait que cela ferait tout aussi bien effet que le rhum pour oublier, au moins pour quelques heures, que Beckett avait tué son père et qu'elle avait échoué à le sauver. La première gorgée lui brûla la gorge. La boisson avait un goût horrible, plus âpre encore que le rhum. Elizabeth ne parvenait pas à comprendre ce que les hommes trouvaient à ces alcools infects. Ils ne parvenaient qu'à les saouler au point d'en perdre toute raison et mémoire. Elle savait bien que c'était le but, mais tout de même, il lui semblait que le prix était trop cher à payer pour quelques heures sans douleur.

Malgré tout, la jeune femme avala une deuxième gorgée en grimaçant. Will lui chuchotait quelque chose à travers la porte et elle vida une partie de l'alcool dans sa bouche en quelques minutes. Quand elle atteignit la moitié de la gourde, la voix de Will s'était enfin tue. Le jeune homme avait du abandonner et remonter sur le pont voir où ils en étaient de leur quête. Elizabeth soupira. Visiblement, ce qu'elle avait bu n'avait pas suffit à détourner ses pensées de son père et de Jack. Elle porta une nouvelle fois la gourde à sa bouche. Au moment où celle-ci frôlait ses lèvres, une main d'un blanc de nacre s'en empara délicatement mais fermement et la reposa sur la table. Assise en vis à vis d'Elizabeth se tenait une jeune femme aux longs cheveux noirs descendants en boucles folles le long de son visage fin et blanc. Elle était vêtue d'une longue robe de velours noirs à la dernière mode, si ce n'était que le devant de la robe relevé dévoilait de longues jambes fines dans un pantalon et des bottes noires d'homme. Sur sa poitrine luisait un bijou d'argent.

Elizabeth sursauta et s'empara d'un pistolet qu'elle avait passé à sa ceinture. Elle n'avait pas vu cette femme entrer dans la pièce et elle savait pertinemment qu'elle était la seule femme à bord de la jonque.

« Qui êtes-vous et comment êtes-vous montée à bord ?, la questionna t-elle d'une voix dont la dureté était atténuée par le fait que l'alcool avait déjà rendue sa langue pâteuse.

-Tu me connais Elizabeth Turner, lui répondit la jeune femme en souriant affectueusement.

Le premier mouvement d'Elizabeth fut pour nier toute connaissance de cette femme, mais elle s'arrêta pour réfléchir. Il y avait quelque chose de familier dans ses traits et son sourire.

-Je vous ai déjà vue, murmura-t-elle en fronçant les sourcils. Mais où ?

Le sourire de la femme s'élargit et Elizabeth cru entendre comme un battement d'ailes.

-J'étais là le jour où ta mère est morte quand tu étais enfant. J'étais à côté de Will sur sa planche le jour où tu l'as trouvé, attendant avec lui des secours ou la fin. Je tenais compagnie à ton père hier tandis qu'il agonisait sur le rocher où Beckett l'avait laissé pour se débarrasser de lui. J'étais...

-Taisez-vous, souffla Elizabeth. Par pitié. »

Elle savait qui était cette femme désormais. C'était la Mort. La jeune femme n'avait même plus la force d'être effrayée ou en colère contre elle. Elle se laissa retomber sur sa chaise, la tête entre les mains. L'alcool commençait à lui cogner le crâne. Pourtant, elle avait l'impression de n'avoir pas bu assez pour faire fasse à l'angoisse et l'étrangeté de la situation.

La Mort se mit à rire doucement. C'était un rire à la foi joyeux et triste, très ancien et très jeune. Elizabeth releva sa tête et ses yeux croisèrent ceux, millénaires, de la jeune femme assise en face d'elle. Ils étaient emplis de compassion. La femme lui tendit un verre de cristal, rempli d'eau.

« Tu as assez bu d'alcool Lizzie, lui dit-elle à mi-voix. Ne te fais pas de mal.

-Vous n'êtes pas ma mère pour me dire ce que je dois faire, rétorqua Elizabeth tout en prenant le verre.

Elle le vida puis blêmit en réalisant qu'elle venait de rabrouer la Mort en personne. L'alcool lui avait donné une assurance pour faire ce que personne n'avait jamais dû oser faire. Mais Death ne sembla pas lui en tenir rigueur.

-Non, c'est vrai, lui répondit-elle. Mais je sais ce que c'est que de vouloir oublier et de regretter le prix à payer le lendemain.

-Comme si vous saviez. Vous êtes la Mort.

-Cela m'empêche-t-il d'avoir des êtres chers ?, demanda tristement Death. J'ai perdu une sœur, des amis. J'ai vu mourir des gens qui ne le méritaient pas et j'ai vu des gens qui méritaient la mort trouver un moyen de survivre presque éternellement. Je ne tue pas les gens Lizzie. Je les aide juste à passer de l'autre côté.

-Mon père... A-t-il souffert ?

-Oui. »

Elizabeth se mit à pleurer. Death ne fit pas mine de la consoler, la laissant pleurer jusqu'à ce qu'il ne lui reste plus aucune larme. La jeune femme resta un long moment tête basse, à ruminer ses pensées. Autour d'elles, Elizabeth sentait le bateau avancer sur un courant rapide, irrésistible. Elle doutait qu'ils puissent faire demi-tour maintenant, même s'ils essayaient de toutes leurs forces. Au-dessus de leurs têtes, sur le pont, elle entendait les voix étouffées de Barbossa et Will.

Quand elle redressa la tête, Death lui tendit une coupe de thé. Elizabeth l'accepta machinalement et porta le thé à ses lèvres. La sensation fut incroyable, et Elizabeth écarta la coupe de ses lèvres pour la regarder avec incrédulité. C'était le goût exact du thé que servait sa mère à ses invités à Londres. Enfant, Elizabeth avait eu le droit d'en goûter une fois quelques gouttes, peu avant la mort de sa mère. Jamais elle n'avait bu quelque chose d'aussi bon, et elle n'avait jamais retrouvé un thé aussi exquis. Death lui sourit.

« Comment avez-vous fait ?

-Les souvenirs ne meurent jamais vraiment. Pour quelqu'un comme moi c'est facile d'en convoquer un.

-Cela ne veut rien dire. Ceci est du vrai thé, pas quelque chose d'imaginaire.

-La réalité et l'imagination sont beaucoup plus proches que tu ne l'imagines. N'êtes vous pas en train de voguer au delà du monde, vers des royaumes auxquels vous ne devriez pas accéder, du moins, pas en étant vivant ?

-Vous voulez dire que nous voguons vers... l'enfer ? L'Hadès ?

-.Ce sont mes royaumes, mais tu peux les appelez ainsi. Il est normal que je vous accompagne pour que vous passiez les portes. Même les connaissances et l'expérience du capitaine Barbossa ne suffiraient point à vous faire parvenir de l'autre côté.

-Et pour en revenir ? Nous aiderez-vous aussi ?

-Non, répondit fermement la Mort. Les mortels doivent retrouver seuls leur chemin, et ce doit être leur choix de revenir. C'est là quelque chose que même moi je ne peux pas changer.

-Comme Orphée avec Eurydice ? »

La Mort opina de la tête. Elizabeth se tue et recommença à siroter sa tasse de thé. À ses côtés, sa compagne regardait droit devant elle, les yeux vagues. Elizabeth sentit la vitesse du bateau s'accélérer de manière presque imperceptible. À la petite fenêtre de la cabine, le gel commença à dessiner des formes étranges. Les falaises de glace passaient à toute allure, comme de gigantesques ombres blanches ou des fantômes. Au bout de ce chemin effrayant, Jack les attendait.

« Jack, murmura Elizabeth. Papa. Combien d'hommes doivent mourir à cause de moi ?

Death ramena son regard vers la jeune femme. Elle fronça légèrement les sourcils.

-Les humains disent parfois que certaines personnes sèment la mort sur leur chemin. Des femmes surtout.

-Est-ce vrai ? Est-ce que je sème la mort ?

-Non. Mais... les morts sont nombreux dans ton sillage. Le seront encore.

Le visage d'Elizabeth se décomposa.

-Will ?, souffla-t-elle en une demande empreinte de supplication.

Death secoua la tête.

-Peut-être. Je ne sais pas, et le saurai-je que je ne le dirais pas. Ce genre de connaissance n'est pas faite pour les mortels.

Le regard de Death se fixa sur le mur comme si elle voyait à travers. Son sourire qui s'était fait tantôt amusé, tantôt moquer, parfois aimant au cours de la conversation avait disparu. Seule la tristesse habitait désormais son visage.

-Jack, Will et toi... Vous vous êtes mêlés à quelque chose de dangereux. Et vous en payerez tous le prix. Je ne suis pas Destiny mais même moi je sais qu'aucun de vous n'obtiendra ce qu'il désire, du moins pas de la façon dont il l'aurait voulu.

-Que voulez-vous dire ?

-Le Hollandais doit avoir un capitaine, répondit énigmatiquement la Mort. Ce n'est pas toi qui sème la mort sur ton passage c'est le destin qui s'efforce de combler un vide prochain. Tu n'as fait qu’accélérer les choses sans le savoir, mais ce sont d''autres que toi qui en paieront le prix. Et je serais là pour les accueillir dans mes royaumes.

Le souffle coupé, Elizabeth regarda la femme se lever et ouvrir la porte. Sans un mot, elle l'invita à la suivre. Elizabeth posa sa tasse de thé sur la table et la regarda s'évaporer en fumée. Sans doute aurait-elle dû s'inquiéter de cette vision, mais elle se contenta de reprendre le manteau qu'elle portait et suivi Death sur le pont gelé du bateau qui négociait son chemin entre les icebergs. La Mort passa entre les matelots pour rejoindre la proue de la jonque. Elle y resta immobile.

Autour d'elle, l'équipage agissait comme si elle n'était pas là. Elizabeth frissonna, moins de froid que de peur et se rapprocha de Will. Il ne l'enlaça pas, se contentant de la regarder avec tristesse comme à chaque fois depuis la mort de Jack. Pourtant, pour la première fois depuis lors, sa seule présence la rasséréna. Elle lui sourit faiblement pour le rassurer puis tourna à nouveau son regard vers la proue.

La Mort avait disparue. Une aurore boréale se mit à briller, et Elizabeth cru voir une porte s'ouvrir et se refermer derrière eux dans un bruit de battement d'ailes.

Ils plongèrent dans l'inconnu.


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