Dans les royaumes des Eternels

Chapitre 1 : Sur la plage, abandonné

2113 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 29/08/2018 19:53

L'homme avançait sur la plage déserte en moulinant des bras, se parlant tout seul. Il était vêtu d'un pantalon de lin assez fin, d'une chemise déchirée et trempée qui commençait à sécher sous la force du soleil des tropiques et d'un grand chapeau auquel étaient accrochés des colifichets clinquants. Il était pieds nus, mais ne semblait pas se soucier des brûlures que lui causait le sable brûlant et avançait, tantôt murmurant, tantôt hurlant des imprécations désespérées. Il ne cherchait pas à se protéger à l'ombre des quelques palmiers qui poussaient sur l'îlot désolé, mais contemplait le bateau qui disparaissait à l'horizon.

Ses yeux étaient hagards. Quand le navire disparut, une étincelle s'éteignit dans son regard. À cet instant, il aurait pu succomber au désespoir et se laisser aller au gré des flots ou s'écrouler sur la plage et attendre que le soleil le dessèche et le tue. C'était son bateau qui disparaissait à tout jamais de sa vue. Le bateau qu'il avait eu tant de mal à gagner, pour lequel il avait passé un marché avec Davy Jones en personne. Le Black Pearl, son âme, son amour. La seule vie dont il avait jamais voulu.

Quand il ne resta même plus un point noir à l'horizon, il tomba face la première dans le sable, comme foudroyé par une attaque. Le soleil atteignit et dépassa son zénith sans qu'il ne bouge. Enfin, après des heures d'immobilité, il parvint à redresser une main tremblante et un visage hagard. La bouche crevassée et pleine de sable, il poussa un gémissement pitoyable, presque un râle, avant de retomber, vaincu. Finalement, l'ardeur du soleil sur sa nuque le fit rouler sur lui même et il commença à fixer le sommet des palmiers d'un regard vide. Il passa sa langue sur ses lèvres déséchées, sans se soucier du sable qu'il avalait et de ses lèvres s'échappa un nouveau râle désabusé et hystérique à la fois. Il finit par lever un bras fatiguer pour protéger ses yeux de l'éclat du soleil.

 

Pris dans ses angoisses, il n'entendit pas qu'on s’approchait. Trois, peut être quatre femmes se tenaient pourtant là sur l'îlot censé être désert. La plus petite, vêtue de nippes écarlates et aux cheveux multicolores qui flottaient au gré d'un vent invisible désigna le naufragé du doigt.

-C'est lui. C'est lui.

-Jack Sparrow, l'identifia la seconde, mince silhouette de noir vêtue.

La troisième, une petite femme obèse à la nudité partiellement recouverte de tatouages vaudous, gémit de douleur et s'écorcha jusqu'au sang.

-Il souffre, oh, comme il souffre il ne lui reste rien.

-Et ses désirs... frissonna la dernière personne avec un rire de gorge. Oh, voilà qui est intéressant.

Il ou elle se pencha pour frôler sa joue de deux de ses doigts nus. Jack Sparrow resta aussi immobile qu'un cadavre. Il était inconscient d'avoir attiré sur lui le regard de quatre des Éternels.

Il y a des hommes qui tueraient pour attirer l'attention de l'un des sept Éternels et devenir son favori. Des hommes et des femmes utilisent le vaudou ou le satanisme pour s'adresser aux puissances de ce monde, d'autres tuent pour appeler Death à eux et la supplier de la laisser la servir contre une vie plus longue. Death ne répond jamais, bien sûr. Elle estime trop la vie pour aimer ceux qui la gaspillent. D'autres supplient le seigneur Morphée de leur donner de doux rêves, et Desire est sans cesse sollicité(e) par des humains guidés par leurs envies. Mais la plupart des élus des Éternels n'ont rien demandé et la plupart aimeraient qu'une telle attention ne leur ait jamais été accordée, car c'est un don cruel que leur attention. Combien préféreraient se tuer plutôt que de vivre sous leur joug ? Qui protesterait contre la sagesse de cette décision ?

Heureusement pour lui, Jack Sparrow ignorait totalement leur présence. D'ailleurs, s'il les avait vu, peut être y aurait-il accordé la même indifférence qu'à tout ce qui n'était pas le Pearl.

-Non tempêta Delirium en voyant faire son frère/soeur.

Pour toute réponse, Desire griffa la joue du pirate en riant à nouveau. Seul un regard de sa sœur aînée l'empêcha de continuer son manège. Il/elle se redressa avec une indolence étudiée.

-Viens-en au fait ma sœur, intervient Death. Pourquoi nous as-tu fait venir ?L'heure de cet homme n'est pas encore venue. Il a de nombreuses années devant lui, peut-être même une infinité d'années s'il obtient ce qu'il espère le plus.

En entendant sa sœur lui parler, Delirium, qui flottait à côté d'elle effectua un tonneau et la regarda, la tête en bas. La langue entre les dents, elle réfléchit intensément. Desire retint un rire moqueur.

-Je voulais... J'ai pensé... Vous ne trouvez pas que smilodon est un mot joli ?

-Oui.

-Cette nuit, j'ai rêvé que les poissons pêchaient les humains et les changeaient en arc-en-ciel, dit-elle d'un air rêveur. Sauf que les arc-en-ciel étaient en miel et en pain d'épice et pas en chair et en ce truc solide et blanc que les hommes ont à l'intérieur d'eux.

-Des os.

-Non, pas des os. Ce n'est pas un beau mot. Syringe c'est un beau mot, et camomille. Moineau aussi. Il s'appelle Moineau. Sparrow. J'aime les oiseaux. Ils volent, sauf quand on arrache leurs ailes. J'ai été un oiseau une fois, et on m'a arraché les ailes, et je suis tombée, tombée, tombée dans le ciel. Ceux qui m'ont fait ça, je leur ai fait croire qu'ils avaient un hanneton qui leur poussait dans leur tête. Mais ce n'était pas vrai. Ou alors si ?

-Ca l'était en quelque sorte. Voulais-tu nous dire autre chose ?

-Oui. Je l'ai vu, insista Delirium d'une voix sérieuse avant de créer des bulles multicolores en formes de crabes. Jack est à moi. Le moineau. Je veux qu'il soit à moi et rien qu'à moi. Parce qu'il est comme moi et qu'il se cache d'un mot.

-Un mot ?, répéta Desire avec ironie.

-Je l'ai au bout de la langue. Un mot tout grand qui laisse un mauvais goût en bouche.

-Je ne sais pas ce que tu cherches. Maintenant, si tu permet, j'ai mieux à faire. N'as tu pas toi même un domaine à gérer ?

Delirium fronce les sourcils.

-Oui, voilà. C'est ce mot. Responsabilité. Il n'en veut pas, et moi je veux le garder pour moi.Je veux jouer avec lui, et le faire penser à des choses agréables. Je ne veux pas que tu le touche, ni Dream ni Desire, personne. Je veux qu'il soit à moi. Alors j'ai décidé qu'il fallait faire les choses bien et j'ai été me baigner dans du chocolat sacré et j'y ai pensé et j'ai décidé qu'il fallait vous le dire puis j'ai oublié, puis je me suis souvenue à nouveau et je vous ai appelées.

Despair soupira et s'approcha de plus près du pirate effondré.

-Il n'est pas à moi, déclara-t-elle d'une voix ébahie. Il aurait pu l'être, il devrait l'être, il a tout perdu, mais il n'est pas désespéré. Dommage.

Elle le regarda encore quelques instant puis soupira à nouveau.

-Je dois vous laisser mes sœurs. Il y a une prostituée dans les rues de Londres qui m'appelle. Un homme lui a craché dessus et elle sait désormais qu'elle n'en a plus pour longtemps avant que les clients se détournent d'elle. Il y a une épidémie de malaria et de famine au Soudan. Les gens pleurent, hurlent et s’entretuent pour manger. Ma place est là-bas.

La petite femme obèse disparut, et l'atmosphère sembla se réchauffer. Desire haussa les épaules.

-Il désire beaucoup de choses, cet homme. L'immortalité, le rhum, la chaleur des cuisses des putains de Tortuga. La reconnaissance. Je pourrais jouer de lui comme Orphée de sa lyre.

-Vraiment ?, questionna Death et l'assurance de Delirium se délita.

-Il désire tout cela et plus encore. Pourtant... Il n'est pas à moi. Je ne comprend pas.

Death lui sourit et son regard proclamait qu'elle connaissait la vérité, tant de vérités inaccessibles à son frère/sœur.

-C'est qu'ils sont plus complexes que tu ne veut l'admettre.

Desire ricana, et disparut. Delirium se tourna vers la dernière de ses sœurs.

-Tu peux me le laisser ? Et demander aux autres de me le laisser ? Comme ça il sera pas seul et moi non plus parce que quand je suis seule. Enfin. Voilà.

Death contempla sa petite sœur aux yeux vert et bleu avec compassion.

-Il est à toi Delirium, répondit-elle d'une voix douce. Personne ne te le prendra, jusqu'à sa mort s'il meurt un jour. Tu sais que je ne peux rien te promettre de plus. »

Son regard se voila tandis qu'elle sentait mourir l'équipage d'un vaisseau négrier sous les coups du « bois d'ébène » qu'il transportait. Les esclaves se battaient avec l'énergie de ceux qui savaient qu'ils mourraient quoi qu'il advienne. Le devoir l'appelait. À son tour, elle s'estompa dans le paysage.

Delirium resta seule auprès de Jack Sparrow. Il s'était redressé pendant leur conversation et demeurait à nouveau figé, le regard fixé sur l'horizon. Elle posa un pied sur le sable et s'accrocha à son bras sans qu'il ne la remarque.

« Tu est à moi, dit-elle tendrement au pirate. C'est ma sœur qui l'a dit, et les autres l'écouteront. On ne va plus jamais se quitter. Sauf quand je serais ailleurs ou que je penserais que je suis un poisson volant avec une maison sur le dos qui vole dans la terre. Ça m'est déjà arrivé, et ce n'était pas. Triste. Ou amusant ? Je ne sais plus. Est-ce que tu m'aime un peu ? »

Elle se dressa sur la pointe des pieds et posa un petit baiser mouillé sur la joue du pirate, y laissant la trace mauve de son rouge à lèvres. Jack Sparrow sursauta et porta la main à sa joue. Il baissa le regard vers Delirium et lui sourit, s'apercevant brièvement de son existence, avant de reporter son regard vers l'horizon. Mais désormais, une étincelle nouvelle habitait son regard, une étincelle de folie légère et furieuse. Il détourna enfin son regard, et Delirium lui tendit le pistolet muni d'une balle que Jack avait laissé tombé en atteignant le rivage. Jack le saisit et eut un petit rire désenchanté.

« Cette balle est pour toi Barbossa, murmura-t-il. Et maintenant, je vais partir d'ici, même si pour ça je dois m'enchaîner à des tortues de mer avec les poils de mon dos.

Il fit un demi-tour sur lui-même et contempla l'île déserte.

-Bien moussaillon ! Faisons l'inventaire des ressources avant de déclarer qu'il est temps d'abandonner le navire. C'est moi ou ça sent le rhum ? »

 

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Quelques années plus tard, sur le pont d'un navire volé à la marine britannique de Port-Royal, Will et Mr Gibbs regardaient Jack faire les cent pas sur le pont en regardant un compas qui n'indiquait pas le nord.

« Il est un peu... fou, non ?, finit par déclarer Will, gêné de voir le pirate se comporter comme s'il était ivre.

-Oh ça oui, répondit Mr Gibbs d'une voix emphatique et empreinte de respect. Mais il ne faut pas le dire trop fort. Ça pourrait attirer Son attention. Et tu n'as pas envie qu'Elle s'intéresse à toi.

-Qui ça ?

-Celle qui lui a tourné la tête. Mais chut ! »

Will ne comprenait pas. Qui était cette femme dont le vieux marin parlait avec de la peur et du respect ? Il se retourna pour observer Jack. Celui-ci envoyait un baiser vers le grand mât du vaisseau, tout en continuant à tourner sur lui-même. En suivant son regard, Will cru voir une chevelure verte et blonde briller au soleil avant de disparaître dans un rire joyeux.


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