Breakouedo, le bruissement des bois
Ils avaient beaucoup tergiversé à cause de la voiture du maire. Fallait-il ou non tourner dans le village. Ils ne voulaient pas attirer l’attention. Platypus avait calmé tout le monde en proposant de ne tout simplement pas aborder de thèmes lovercraftiens lors des interviews.
Vers dix heures et demie le lendemain matin, tout le monde était prêt. La petite placette du hameau était encore dans l’ombre lorsqu’ils sortirent. En face, Mme Lovera les épiait, elle tira le voilage sur la vitre de sa véranda lorsque Stella croisa son regard.
« Putain de con de toi !
-Mais t’avais qu’à les prendre toi-même les câpres, merde.
-61 ans que tu m'escagaces avec tes jérémiades ! Mais quand est-ce que le bon dieu va me libérer de toi ?
-Ma mère elle ne t’aimais pas de… »
La porte des Rebufas claqua, ils avaient fini de monter l’escalier avec leurs courses.
«On aurait dû les filmer ces deux là. se moqua Cornélius.
-Oh, tu auras d’autres occasions, c’est comme ça du matin au soir avec eux. répondit Stella en prenant le petit escalier qui descendait vers une placette en contre-bas de leur parking. Mais par contre c’est une bonne idée, commence à filmer. Au pire on n’effacera si tu n’as plus de cassettes.»
Cornélius installa donc son œil derrière l’objectif alors qu’ils longeaient la véranda des Morucci. Il fit un travelling sur les cafoutches en face et le portillon qui donnait sur leur jardin. Il semblait sauvage. Un néflier imposant lançait ses branches à l’assaut des petits bâtiments alentours. On entendait glousser des poules. Dans le lointain, des volets claquaient, quelques chiens leurs répondaient. Cornélius se sentit obligé de commenter le vide qui l’envahit : « Dans ce petit matin d’août 1992, nos héros marchent vers le tristement célèbre village de Brecuedo. » Une fois le petit amas de maisons de ville passé, ils débouchèrent sur la départementale. Elle desservait toutes les perpendiculaires amenant aux divers lotissements qui formaient ce village peu touristique. Il n’y avait pas réellement de noyau villageois ; les différents éléments traditionnels étaient éclatés dans l’espace sans cohérence ni liant. Rapidement lassé, Cornélius arrêta de filmer : il n’y avait sur la droite qu’une suite de haies de maisons individuelles et sur la gauche un paysage ouvert sur une langue de plaine valonneuse avec le Garlaban pour horizon. Devant l’épicerie, Platypus demanda la parole. Cornélius cadra son buste avec en fond le bâtiment d'un étage dont le rez-de-chaussée était occupé par l’épicerie -; les gérants devaient habiter au-dessus-. Avec un débit journalistique lugubre, Platypus débita : « Le village de Brecuedo est situé sur un point élevé. À la fin du XIXème siècle, l’abbé Bargès décrivait la commune en termes peu amènes : « Le Plateau se trouvant à une altitude de 500 mètres au-dessus du niveau de la mer, la température est excessivement froide pendant l’hiver la neige la glace et les frimas y rendent cette saison fort incommode ». En quelques mots l'ecclésiaste en brossait l’ambiance chaleureuse : « cette localité est obscure et solitaire »… Nous sommes ici au cœur battant de cette jolie petite localité : l’épicerie ! » Il la désigna d’un geste emphatique et ils s’y dirigèrent sans couper l’enregistrement. Cornélius était en tête, Stella lui ouvrit la porte. Il balaya la pièce où l’éclairage naturel peinait à faire entrer un peu de clarté sur les étalages chiches. Au fond derrière leur comptoir, le couple qui tenaient l’établissement avaient le regard morne. Ils semblaient figés dans une attente éternelle. Après quelques pas le caméraman amateur se tourna lentement pour filmer ses camarades qui entraient. Leurs teeshirts griffé Iron Maiden, Testament et Bob Marley juraient dans l’atmosphère tout en formica du lieu.
Stella, l’autochtone, sentit que c’est elle qui devait entrer en contact avec les indigènes. Elle s’adressa donc à l’épicier qui a l’énoncé de sa question se renfrogna un peu plus -si c'était possible- : « Bonjour, nous faisons une enquête sur le paranormal. Avez-vous eu des expériences de ce type ?
-Vous voulez acheter quelque chose ? »
Cornélius balayait consciencieusement chaque étagère cherchant un semblant de logique dans les alignements de boîtes de conserves, pâtes, lessive et autres articles de survie que proposait l’établissement. Comprenant que la conversation n'aurait pas lieu Stella enchaîna :
« Je vais vous prendre six tranches de jambon. Vous les mettrez sur le compte de Papa.»
Il se détourna d'elle sans courtoisie pour se diriger vers l’arrière boutique et, s'adressant à sa femme, il ordonna : «Jeannine, six tranches de jambon pour ces messieurs dame. »
Sans hâte, la susnommée attrapa un jambon dans la vitrine réfrigérée à droite de la caisse et mit en marche la trancheuse circulaire. Cornélius fit quelques gros plans de la lame décollant délicatement d’épaisse tranches de viande rose.
Ils quittèrent l’établissement sur un fondu, le jambon disparaissant doucement grignoté par un flou laissant l’écran noir.
Une fois sortis, Cornélius balança : « Pas folichon l’épicerie !
-Attends de voir le bar… Tu ne vas pas être déçu. » Stella s’y dirigeait déjà, Cornélius ne savait pas à quoi s’attendre, il suivit le mouvement. L’établissement n’était qu’à une cinquantaine de mètres. Il fut le dernier à entrer cette fois. Il aurait fallu pouvoir mettre de l’éclairage, il faisait sombre et derrière l’objectif il n’y voyait rien. Il s’arrêta sur le pas de la porte pour faire quelques réglages ne remarquant pas les yeux des habitués rivés sur lui. Ils le regardaient se débattre avec les touches comme ils auraient maté le journal télévisé, sans passion. L’atmosphère était saturée de fumée de gitane. Ses trois amis s’étaient installés au bar. Une fois au point, il fit mine de n’avoir pas remarqué l’attention dont il était l’objet et fit son traditionnel travelling de début de scène. Il s’imaginait déjà être en train de se forger un style. La salle était relativement peuplée pour un village aussi minuscule. Il y avait deux tablée de joueurs de cartes et trois solitaire en rendez-vous avec sainte Bibine. Tout le monde semblait marcher au pastis. Il rejoignit le trio alors qu’ils commandaient : « Un indien.
-Un diabolo menthe.
-Un lait fraise.
-Pour moi ce sera un jus de tomate. » Il posa la caméra sur le comptoir sans arrêter le film espérant que l’angle soit optimal.
Le patron, imperturbable, était assis sur un haut tabouret derrière sa caisse ; c’était sa femme qui s’occupait des clients. Le regard pénétrant de l’homme était d’un bleu glacial. Silencieux, il les dévisageait sans gêne provoquant un malaise poissant la peur. Le type était énorme, ses avant bras tatoué d’ancres et de croix baveuses affichaient fièrement son passé carcéral. Les verres se retrouvèrent face à eux sans que la serveuse ait dit mot.
Stella lorgnait les présentoirs de bonbons sans envie. Quand elle était entrée en maternelle, la fille du bar était en CM2 ; elle était aussi obèse que ses parents. Elle l’imagina en train de piocher de grosses poignées de fraises tagada et de bouteilles de coca. Elle sirotait son Orangina-grenadine à la paille sans oser prendre la parole. Dans le bar les joueurs avaient repris leurs conversations bruyantes. Cornélius se dirigea vers le jukebox mais préféra s’abstenir après avoir consulté le choix de disques. Quand il se rassit, Platypus s’adressa aux deux adultes ne semblant pas réellement poser la question à quelqu’un en particulier : « Nous enquêtons sur les phénomènes paranormaux : les fantômes, les extraterrestres, les trucs comme ça… Vous auriez eu des expériences de ce type ? »
Contre toute attente l’ancien taulard gloussa et se rapprocha guilleret. Il s’accouda face à Platypus, presque nez à nez avec lui et commença à chuchoter. Cornélius était aux anges, le caméscope semblait parfaitement dans l’axe : « Figurez-vous que Michel a vu des OVNI. Il a photographié des cercles bizarres dans un champ de blé du côté du chemin des Albinos. et puis soudainement il se releva les faisant sursauter.
-Michel ! T’as des clients pour tes histoires de p’tits hommes verts ! » Il se détourna d’eux aussi instantanément qu'il s’était intéressé à leur cas pour se diriger vers le téléphone fixe accroché au mur à côté de l’entrée. Michel, dans une combinaison orange fluo les héla de la main : « Hé Pitchounette, viens par là. Lorsqu’ils se furent approchés, il les invita à faire une partie de baby-foot dans l’arrière salle.
Cornélius avait remis son caméscope à l’épaule et filma la partie. Alors que Folla et Platypus venaient d’encaisser un troisième but d’affilé, l’ivrogne se pencha sur l’oreille de sa partenaire et lui glissa sans une once de la joie de vivre dont il faisait ostentation depuis le début de leur entrevue : « J’aime beaucoup ton père tu sais. Faut que tu raisonnes tes amis ; vous allez avoir des problèmes si vous continuez comme ça. » Et puis, comme s’il n’avait rien dit il jeta le mini ballon au milieu des jambes figés des joueurs et marqua un but supplémentaire sans que les moulinets de leurs adversaires aient un quelconque effet.
Alors qu’ils remontaient vers la maison de Stella, Cornélius traînait en arrière. Stella était rongée par les mots de Michel qu’elle avait du mal à interpréter. Platypus s’alarma lorsqu’elle s’en ouvrit à eux tandis que Cornélius était aux anges, trop heureux de comprendre qu’ils foutaient visiblement un bordel monstre dans la petite vie tranquille des pecnots du coin. Stella était entre les deux. Folla observe les ramures qui dépassent des propriétés. La conclusion de leurs conversation fut qu’ils n’arrêtaient rien du tout par contre plus question de tourner dans le village !