Breakouedo, le bruissement des bois
Dès leur entrée dans les Hauts de Brecuedo, des cris perçants leur vrillèrent les nerfs d’un coup sec : « Faut l’nourrir ce gosse ! Il hurle à réveiller les morts. s’exclama Cornélius qui cherchait à se rassurer. » L’étrangeté de ces vagissements n’échappaient à personne et sûrement pas aux habitants du quartier qui étaient sortis sur leurs pas de porte. Ils n’osaient pas aller plus loin pour découvrir la source du raffut. Les Chaîneux interrogèrent Stella d'un regard inquiet, comme si elle devait savoir. Les trois mômes de la maisonnée étaient figés entre les jambes de leurs parents. Le plus jeune, seulement vêtu de sa couche, campé sur ses petites jambes arquées, se bouchait les oreilles des deux mains. Le couple Morucci n'était représenté que par la femme, Denise, l’événement l’avait surprise avec une patate à moitié épluchée dans les mains, elle la tenait serrée contre son tablier à fleurs bleues comme si sa vie en dépendait. Le Papé avait monté le son de la télé, un feuilleton policier ou un film de guerre ; une fusillade faisait rage à l’intérieur. On devinait sa silhouette tassée sur une chaise dans la cuisine.
Le vacarme provenait de chez Stella ça ne faisait plus aucun doute. Dédé et Marcel rentrèrent quand elle croisa leur regard éteint et la porte des Rebuffa claqua après qu’ils aient entendu le mari invectiver sa radasse chérie d’un charmant : « Mais tu vas la fermer cette putain de porte ! ». Le rideau de Mme Lovera était tiré, signe qu’elle avait sûrement tout vu mais ne dirait rien.
Le père de Stella s’activait sur l’épais volet de leur porte d’entrée, un marteau à la main. Une pie se débattait alors qu’il essayait d’arracher les clous qui maintenaient ses ailes. Stella se précipita pour l’aider. Sa mère sortit à ce moment là avec du coton et un flacon d’eau oxygénée. Sam la congédia d’un : « Mais c’est pas le moment enfin, va faire de la place sur l’établi plutôt. J’ai bientôt fini de la décrocher. » Platypus la suivit à l’intérieur. Cornélius filmait le sauvetage.
Stella maintenait le corps chaud et doux de l’oiseau. Ses doigts ne serraient pas trop fort. Elle sentait sa fragilité, sous ses mains ; le petit être ne semblait plus qu’un cœur battant. Les fines pattes noires s’agitaient tentaient d’agripper ses poignets. Un sang sombre poissait le blanc du poitrail. Quand le deuxième clou fût arraché, elle replia ses ailes trop longtemps écartelées, comme un geste de pudeur et ses mouvements de fuite se firent moins énergiques, plus par séries de soubresauts. Elle cessa d’alerter le voisinage avec des cris stridents et puis ses derniers petits gazouillis craintifs s'éteignirent complètement. Stella la transporta à l’intérieur, son père ouvrant la marche. Il lui céda le passage pour qu'elle descende l’escalier vers le sous-sol et s’assit dans le salon. Platypus qui l’attendait à l’entrée du couloir actionna l'interrupteur et ils la suivirent en file indienne. Sa mère était dans le réduit qui servait d’atelier à son père, elle avait tout installé. Stella déposa la petite victime dans une boîte à chaussures que sa mère avait préparée au fond d’une grande cage à oiseaux que son père avait récupérée et entreposée pour un au cas où comme aujourd’hui. Épuisée la pie ne bougeait plus. Elle cligna des yeux comme gênée de leur fausser compagnie et puis elle les ferma pour s’endormir espéraient-ils : « Je la soignerai tout à l’heure. conclut sa mère. Je vais la laisser se reposer. » Elle posa son matériel à côté de la cage. Cornélius s’éloigna d’un pas pour qu’elle se glisse entre eux et reparte vers le rez-de-chaussée. Platypus et Stella regardaient l’oiseau, comme hypnotisés. Cornélius laissa retomber son bras prolongé du caméscope : «Ils sont zens tes parents…Y a un putain de volatile cloué sur leur volet et que je te le décroche, plaf dans une cage et c’est plié !
-Qu’est-ce que tu aurais voulu qu’ils fassent ?
-Je ne sais pas moi… Ils ne s’affolent pas plus que ça quoi.
-Venez, on va dans le jardin. »
Ils suivirent Stella dans le couloir souterrain. Les trois verrous résonnèrent dans le silence. La minuterie étant arrivée à son terme la lumière s’éteignit : « Il est passé où Folla ?
-Je ne sais pas, il a dû paniquer. Je n’ai pas fait attention. » Le soleil les éblouit. Le couloir que le père de Stella avait creusé dans la roche sous leur maison aboutissait directement dans le jardin. Folla est perché dans l’amandier. Les branches étaient basses et robustes, Stella y grimpait facilement depuis ses six ans. Il semble calme. Ils virent le rejoindre ; l’impression de se lancer à l’abordage d’un radeau au milieu de la pelouse ondulante : « Ça va mon pote ? lança Cornélius en passant son bras autour des épaules de Folla.» Il se dégage d’un mouvement d’épaule agacé sans quitter le ciel des yeux. « Qui a pu faire un truc aussi glauque ? s’interrogea Platypus à haute voix.
-Mme Lovera a sûrement tout vu mais elle ne dira rien la vieille bique !
-Je serais d’avis de tenter le coup. Je sais y faire avec le troisième âge. J’ai toujours eu plus d’étrennes qu'Hervé alors que c’est le plus âgé.
-Je ne vois pas le rapport. bougonna Stella.
-T’inquiète, je me comprends. » Ils se laissèrent tomber de l’arbre comme des fruits blets et tandis que Folla contemple le bleu infini, ils quittèrent le jardin.
« Tototo ! Mme Lovera ? Je viens voir si tout va bien pour vous. » À l’intérieur, les pieds d’une chaise grincèrent et des clapotis de savates se rapprochèrent. Le museau méfiant de la vieille dame apparut dans l’entrebâillement de la porte. Elle scruta le visage avenant de Cornélius derrière ses lunettes : « Tout va bien merci.
-Ah, très bien, je voulais m’en assurer parce que ce qui s’est passé est assez inhabituel dans le quartier.
-En effet…
-Vous n’auriez pas un peu de lait ? Les parents de Stella n’en ont plus et j’ai lu qu’on pouvait nourrir les pies avec un mélange d’œuf et de pain additionné de lait.
-Ah ? Je vais voir. » Elle s’éloigna de sa porte aussi Cornélius en profita pour entrer et il leur fit signe de le suivre. Lorsqu’elle revint avec une bouteille de lait à la main, ils étaient tous les trois assis sur le banc de sa véranda. Elle posa la bouteille sur la petite table recouverte d’une nappe en lino : « Quelle histoire ! Le père de Stella a réussi à décrocher la pie mais il est un peu énervé par tout ça alors on a préféré aller faire un tour pour ne pas rester dans ses pattes, vous comprenez. Vous auriez quelques chose à boire ? d’abord étonnée, un réflexe de courtoisie conditionnée sembla surgir du tréfonds de sa mémoire.
-Bien-sûr, bien-sûr. et elle répartit vers la cuisine ; il leur fit un clin d’œil et poursuivit.
-Dans un si petit village, faire une chose aussi atroce. La mère de Stella pense savoir qui c’est parce qu’elle a vu la personne s’enfuir mais même de dos quand tout le monde ce connaît… » Stella agite sa main à côté de sa tête pour lui signifier qu’il est complètement fou, sa mère n’a rien vu du tout mais Mme Lovera est déjà de retour avec un pichet de grenadine fraîche et une assiette de gâteaux secs que Stella aurait plutôt réservés à Arthur. Sur le ton de la confidence, tout en leur servant leur verre, elle renchérit : « Je l’ai vu aussi ! C’est le petit John qui est venu clouer la pie. C’est un voyou ce gamin là. Pensez avec une mère qui les élève toute seule ! Je les entends avec leur musique de sauvage jusqu’à des trois heures du matin elle et sa copine quand elle est là. Je ferme toujours tout à clef avant d’aller dormir on ne faisait pas comme ça il y a encore dix ans. On pouvait laisser les portes ouvertes. Prenez des biscuits ! » Elle leur agita l’assiette sous le nez et Cornélius en prit quatre ou cinq qu’il ingurgita avec engouement. Quelques gorgées de sirop, sourires complaisants, trois biscuits, merci madame et ils en furent libérés prêts à en découdre avec John.