Breakouedo, le bruissement des bois
Stella ouvrit les yeux, il faisait noir. Contrairement aux garçons, elle fermait les volets et même les nuits les plus étouffantes, sa fenêtre restait close. Elle ne distinguait même pas les lignes du mobilier. Elle aurait pu être au fond d’un gouffre sans fond. Elle était perdue au milieu de l’espace infini, là où même la lumière des étoiles n’avait jamais souillé le grand Rien. Suspendue dans le temps et l’espace, la matérialité de sa couette l’encrait dans le réel, dernière perception encore valide là où tout le reste s’était éteint. Enveloppée dans son cocon elle aurait pu se rendormir mais ce qu’elle avait dit face caméra tournait en boucle dans sa tête : « Je suis un changelin. » Pourquoi avoir dit ça ? C’était sorti de nulle part comme un coming out. Elle n’avait jamais osé s’avouer qu’elle se considérait comme une malédiction pour ses parents et pour elle-même. Elle ne voulait et ne pourrait jamais assumer ce dont elle s’accusait depuis toujours. Oui, elle avait brûlé le vestiaire des filles au collège, oui, elle avait grillé le labo de sciences du nouveau collège où on l’avait réaffectée, oui, elle avait failli enflammer le local des poubelles du troisième. Si cette fille dont le prénom s’était évanoui en fumée dans ses souvenirs ne s’était pas pointé ! Avec ses yeux exorbités, elle lui avait crié : « Mais t’es malade ! ». Tout ça c’était elle, la malade, la dingue, la chelou, la changelin, mais c’est parce que l’autre, la vraie, elle était partie. Elle s’était enfuie dans la forêt et elle, elle avait pris sa place depuis. Les larmes coulaient. Ce qu’elle elle avait fait, ce n’était pas sa faute. Si ça se trouve c’était l’homme noir qui avait mis le feu, celui qui l’a poursuivait jusque dans ses cauchemars. Celui que toutes leurs thérapies n’avaient pas réussi à effacer. Celui à cause de qui elle préférait mourir de chaud plutôt que de rester exposée pendant son sommeil. Tout devait être fermé. Elle devait être seule pour dormir. Elle n’avait jamais été de ces enfants qui ont besoin d’un parent pour l’accompagner doucement vers le pays des songes. Elle préférait descendre seule dans l’Enfer de ses nuits, ne blesser personne d’autre… Une grosse goutte salée s’insinua dans son oreille comme une langue froide. Elle se réfugia en boule au fond de son lit pour fuir le réel, mais il n’y avait nulle part où aller. Jamais elle ne reviendrait, c’était trop tard depuis toujours.
Elle glissa dans le sommeil.
« Quoi ? Des souris tu dis ? » Stella regarda partout dans le salon du loft lumineux où elle se trouvait. Son interlocuteur anonyme avait sollicité son aide, elle devait le connaître. Iel lui signala la présence de deux intruses qu'il fallait chasser. Elle se pencha pour regarder derrière le pot d'un gigantesque alocasia. Le parquet brun était ciré. Elle trouva un petit animal qu’elle identifia immédiatement : « Ce n’est pas une souris regarde, c’est une taupe ! » Elle fit un écrin de ses deux mains pour recueillir l’être frêle. Son corps couvert de poil duveteux, des yeux clos, une bouche tentaculeuse ; c’était visiblement une « taupe » juvénile. Stella déclara qu’il fallait la remettre dans la nature. Iels sortirent dans le jardinet. Il n’y avait que du gazon synthétique, du sol stabilisé, goudronné, bétonné, partout… nulle part où s’enfouir. Stella sortit de la propriété. Il y avait un terrain vague, un espace en construction, de la terre sableuse était visible là où on avait excavé, autour d’un tuyau de béton dont un fort débit s’écoulait dans un large fossé de fondations. Stella présenta une motte de terre argileuse à la « taupe » qui s’y enfonça et ressortie de l’autre côté, sans doute déçue. Elle eut du mal à ne pas la faire tomber tant elle s'agitait. Elle ne pouvait se résoudre à la relâcher dans un tel environnement même si elle n’avait qu’une envie : creuser. Elle ne savait pas quoi faire…
Le problème resta en suspend quand elle ouvrit les yeux. Elle avait envie de zapper cette journée ! Rien ne lui faisait envie ou plutôt elle ne pensait qu’à une chose : son weekend loin de l’IME avec ses meilleurs potes.
Il y eut d’abord l’épreuve de l’entretien bihebdomadaire avec Mme Morale.
« J’ai beaucoup repensé à mon passé de pyromane hier.
-Tu as envie de m’en parler ?
-Ouais… La première fois, on avait course d’orientation. J’étais en 5 ème.
-Ce n'était pas ta première fois.
La remarque fit entrer Stella en éruption intérieure mais elle préféra foudroyer du regard le sablier posé sur le bureau. Un sable charbonneux s'écoulait sans fin. Elle avait tout le temps envie de le retourner mais c'était la prérogative de la psychiatre. Elle poursuivit comme si elle n'avait rien entendu.
-La prof était vraiment une planquée, elle nous envoyait crapahuter tout seuls autour de l’Arc alors qu’il y avait des exhibitionnistes et qu’on était que des gosses quoi. Elle restait au vestiaire à attendre qu’on lui rapporte ses fichues cartes. On devait écrire des nombres dessus quand on trouvait un truc de sa liste. Moi j’avais envie de me venger et de faire quelque chose de cool en même temps.
-C’est cool de déclencher un incendie ?
-Non, c’est pas l’incendie que j’avais prémédité… Ce jour là j’avais emporté des grands sacs poubelles, des 100 litres. J’en ai rempli deux avec du coton de peuplier. J’en voulais plus mais je ne pouvais pas en traîner plus. Je les ai caché derrière les vestiaires en préfabriqué et puis j’ai attendu que tout le monde soit rentré. Comme elle ne me voyais pas revenir et que j’avais laissé ma binôme toute seule, elle a enfin bougé son popotin pour venir me chercher. Quand toutes les filles avaient fini de se changer j’ai vidé les sacs dans notre vestiaire. C’était magique ! On aurait dit de la neige. J’étais tellement euphorique à regarder les flocons s’envoler de partout qu’elle m’a surprise avant que j’ai eu le temps de tout répandre en belle couche homogène. Elle m’a promis des colles jusqu’à la fin de l’année et puis elle est partie chercher un balai. Elle m’avait tellement énervée. Je l’attendais et puis j’ai sorti le briquet que j’avais piqué à une fumeuse de la classe et juste pour voir, j’ai enflammé une poignée de bourre. Ça flambait tellement rapidement ; je me suis dit que tout pourrait disparaître avant qu’elle soit revenue. Ça a fait comme un tapis de braises qui refluait et puis ça a dérapé…
-Je n’ai pas l’impression que tu regrettes ton acte. N’est-ce pas ?
Stella sentit l’amorce de bombe sous la question :
-Je regrette amèrement, si, si ! C’était un accident mais, jamais je ne reprendrai ce genre de risque. Ah ça non.
-Bien, tu as fait du chemin depuis. repris la professionnelle avec un sourire feint. »
Après le repas, il y eut l’après-midi jeux de société inter-bâtiments. Marlène leur annonça que ses parents avaient refusé l’invitation car ils avaient prévu d’aller au pèlerinage de la Sainte Baume avec elle. Si ce n’est cette ombre au tableau, ils passèrent un très bon moment. Baba fit même une partie de Labyrinthe avec eux. C’était vraiment le seul adulte qu’elle appréciait. Cornélius était différent depuis que Marlène était avec eux. Elle le découvrait gentil et attentionné. Antoine ne pointa pas le bout de son nez. Son père devait l’avoir cloîtré chez eux. Il ne viendrait sans doute pas non plus à leur super weekend.
Le père de Stella vint les chercher à 18h00. Tout son corps bouillonnait et pourtant elle grelotait par 30° celsius. Elle jeta son sac dans le coffre et pour la première fois depuis des mois accueillit son père par une accolade sincère. Il y répondit par un :
-En route mauvaises troupes ! complice.
Les quatre adolescents grimpèrent dans l’auto. Lorsqu’ils passèrent le portail, Stella nota que la R5 du maire était garée devant chez Antoine…