Breakouedo, le bruissement des bois
Platypus s’avança au centre de l’arène formée par le petit peuple de l’IME. Cuisiniers, agents d’entretien, directeur, gestionnaire, éducateurs, psychologues et psychiatres, tous s’étaient rassemblés devant le portail, attirés comme des insectes nocturnes par des lumières artificielles. L’adolescent avoua :
-C’est moi qui ai demandé à voir les vieux bouquins.
Il avait choisi avec soin des mots peu respectueux pour ne pas qu’ils pensent qu’il y avait trouvé de l’intérêt.
Le maire le fixa, ses yeux semblaient vouloir le transpercer, vider son âme de toute sa substance. Mal à l’aise, il détourna le regard vers Stella pour se redonner du courage. Il trouva ce qu’il cherchait dans son visage fermé. Il balaya toute émotion et poursuivit :
-Je suis désolé, j’ai peut-être mis un peu le bordel mais je n'ai rien pris. Ils sont trop vieux ces livres ; je suis de l’avis de la bibliothécaire, il faudrait les bazarder pour faire un peu de place. En acheter d'autres...
Il retint juste à temps sa dernière tirade bravache ; il avait failli leur balancer qu’il n’y avait même pas un Lovercraft dans leurs rayon de romans fantastique et SF.
Le garde champêtre se donnant de l’importance réprimanda sans tarder l’insolence juvénile qui osait se dresser face à son maire :
-On baisse d’un ton jeune homme. On va vérifier tout de suite que tu n’as rien pris. ne s’adressant déjà plus aux adolescents, il se tourna vers le directeur. Où sont leurs chambres ?
La petite foule fut plantée là, pleine de frustration, tandis que le petit homme chauve qui dirigeait l’établissement ouvrait la marche après confirmation auprès de Monsieur Safeigne que les jeunes délinquants dont il avait la charge résidaient bien au bloc…
-10.
Baba termina la phrase pour ne pas embarrasser son supérieur mais l’affaire ne lui plaisait pas. Ce n’était pas tant le sort de ses protégés qui le préoccupait que le sien. Si vol il y avait eu, il serait tenu pour responsable. Dans sa tête valsaient les futurs indésirables lors qu’il fermait la procession.
Ils ne trouvèrent rien évidemment. La fouille se poursuivit dans différents bâtiments, même le hangar qu’ils voyaient comme leur batcave fut retourné. Cornélius, Stella et Folla avaient été assignés à la salle commune et Platypus sommé de suivre les enquêteurs à travers leurs recherches infructueuses. Le maire dû quitter les lieux bredouille mais même s’il n’avait pas réussi à recroiser le regard du jeune voleur, celui-ci avait senti le poids de ses accusations silencieuses sur sa nuque s’insinuer, insidieuses jusque dans son intimité. Il lui sembla même que l’homme chuchotait dans une langue étrangère à l’intérieur de sa tête. Il en ressentit la vibration dans ses mâchoires plusieurs minutes après son départ.
-Ça va mon grand ? lui avait demandé Baba quand il l’avait raccompagné jusqu’à l’entrée de leur bâtiment. Tu as l’air un peu secoué. Je suis désolé, les gens du village ne sont pas tendres avec vous. Je n’aime pas trop leurs méthodes. Je vais en parler à Monsieur Stoher. Il ne faut plus qu’ils reviennent jouer les cowboys à l’IME.
Platypus ne dit rien ; être considéré comme une victime lui convenait très bien. Il rejoint les autres sans fanfaronner, sachant qu’il ne devait son salut qu’à Dolorès.
Après un dîner sous surveillance, après la séance de questions sans réponses autour de la rémission de Folla, ils se retrouvèrent autour du jeu de tarot que Cornélius avait sorti de l’armoire à jeux de société. Les langues anesthésiées finirent par se délier. Folla est en veines, il sort atout sur atout. C’est Stella qui commença :
-Dans les champignonnières j’ai vu… la porte de féérie. J’avais tellement peur et puis il fallait que je te suive Platypus mais vraiment, il faut que j'y retourne.
-Qu’est-ce que tu appelles « la porte de féérie » ? interrogea Platypus.
-C’est un endroit que j’ai vu enfant. Une forêt… l’entrée d’une forêt.
-Hey vous avez gobé quoi les gars avant de descendre. Vous êtes tous chelous depuis qu’on a trouvé ce livre ! s’inquiéta Cornélius.
-C’est là que l’eau coule. C’est là que vit le maître des bois. Il veut qu’on le libère. annonce Folla comme si la conversation n’avait rien d’étrange.
-Mais, pourquoi tu es parti comme ça ? demanda Stella.
-J'ai entendu de l'eau. Elle chantait. C'était beau.
-Moi, c’est Dolorès qui m’a guidé. Elle est apparue en plein milieu du chemin. Elle secouait la tête quand je me trompais de chemin. Avant que je sorte des champignonnières, elle m'a retenu par le bras et m'a chuchoté des choses. Elle aussi veut qu’on libère le maître des bois. Elle a peur de quelque chose qu’elle ne veut pas nommer...
Cornélius jeta son jeu au milieu de la table -de toute façon, il sentait la partie prendre une mauvaise tournure pour lui- :
-Hey stop ! On fait un film. Un film. Arrêtez avec vos délires !
Stella rassembla les cartes en réfléchissant à ce qu’elle allait dire :
-C’est réel. On a vu tous les trois des trucs et le maire qui débarque ce n’est pas un hasard. Il y a vraiment quelque chose sous nos pieds, à Breakouedo, et il n'y a que nous pour faire ce qui doit être fait.
-Quoi mais qu’est-ce que vous racontez !
Il se leva et quitta la salle en balayant d’un revers de main le tas de cartes qu’avait rassemblé Stella. Ils regardèrent les figures colorées éparpillées par terre sans velléité de les ramasser :
-Il va se calmer… philosopha Platypus. J’ai l’impression de me voir quand personne ne me croit. C’est tellement compliqué d’être seul dans sa réalité. Tu nous en dis plus sur cette « porte » ?
Stella leur raconta ce souvenir d’enfance qu’elle avait évoqué la veille sur le fauteuil du psy, son rêve et puis ce qu’elle avait vu. C’était un peu après qu’ils aient commencé à marcher dans l’eau. Ça avait été fugace mais au fond d’une galeries qui s’était présentée sur leur droite, elle avait été attirée par une source de lumière. Elle avait nettement distingué l’herbe, les arbres, les papillons. Cette vision si paisible, si pure dans cet endroit incongru l’avait terrorisée. Il avait fallu continuer à marcher, elle avait préféré ignorer l’appel, une fois encore.
Platypus l’entoura de son bras. Elle se lova dans le creux qu’il lui offrait. Folla ramasse les cartes et les classe. Le temps passa silencieusement, doux comme une brume. Cette nuit, ils s’endormirent en meute, enchâssés dans le canapé.
Baba les réveilla le lendemain matin en claironnant son bonjour dans la salle :
- Salut la compagnie ! Et bien il faut absolument venir vous border pour que vous alliez dans vos dortoirs à ce que je vois. J’avais tout un tas de paperasse à faire avec cette histoire, je n’ai pas eu le temps de repasser.
Les petites têtes chiffonnées, les cheveux en bataille, leurs de têtes de gamins à peine ado, désorientés ils peinaient à réaliser que le matin n’attendrait pas.
-Filez sous la douche. Je vais m’occuper du réfectoire avec Cornélius. Il a été plus sage que vous cette nuit. On vous attend tous les deux là bas dans quinze minutes. Vous avez un atelier organisé par l’ASCB ce matin. Allez on se bouge !
Aussi raides que des zombies, ils s'exécutèrent. Stella laissa longtemps l’eau chaude couler sur son visage. Elle se demandait pourquoi Dolorès ne se laissait plus voir par elle. Il fallait qu’ils filment tout le temps maintenant pour voir si elle apparaîtrait encore sur la bande. Elle avait toujours pressenti que le monde n’était pas si lisse que les adultes voulaient qu’il soit. Elle avait eu peur mais elle ne flancherait plus désormais. Et puis, quelque chose qui était né entre Platypus et elle cette nuit. Elle avait envie de lui demander si c’était réciproque mais pour ça, elle ne se promit rien.
Dans le bus, Cornélius s’assit à côté de Marlène. Elle en était toute rouge. Platypus glissa sa main dans celle de Stella. Électrisée, elle oublia tout le reste. L’air de rien elle l’a serra doucement et puis, plus téméraire qu’elle ne l’aurait cru, posa sa tête sur son épaule. Le paysage lumineux se déroulait le long de leur trajet. Elle n’aurait pas besoin de mots ; elle en fut soulagée. Marlène et Cornélius non plus n’auraient pas besoin de mots. Ils s’embrassaient encore lorsque tout le monde descendit. Baba les ramena à la réalité d’un : « Oh ! Les amoureux, c’est le terminus. » Stella n’en fut même pas étonnée ; Cornélius avait toujours parlé des formes de Marlène avec des mots qui lui heurtaient les oreilles mais c’était sa manière à lui de se protéger de ses sentiments. Visiblement ne plus avoir envie de faire attention à eux l’avait libéré. Elle était chagrinée qu’il soit distant mais ça n’était même pas un minuscule stratus dans son ciel bleu intérieur.
Le minibus s’était garé sur le parking en face de l’épicerie qui occupait le rez-de-chaussée d’une maison à deux étages. Elle jouxtait la parcelle de l’immense salle des fêtes, un bâtiment massif et sans fioriture. Au sous-sol, il y avait un parking pour les véhicules de la municipalité et au-dessus, cette vaste salle avec une petite cuisine et des toilettes. On y accédait par un grand escalier. Ils traversèrent la route en troupeau, les jeunes du village étaient rassemblés autour d’un abribus un peu plus bas. Il n’y passait qu’un car le matin et un car le soir, tout le reste du temps c’était leur fief. Elle les connaissait presque tous de l’école primaire. Elle avait même été à la piscine chez Virginie quelques fois. Elle n’était devenue « ingérable » pour ses parents qu’à l’adolescence. Depuis qu’elle était à l’IME, elle n’avait plus aucun contact avec eux. Les normaux toisèrent leur groupe mais seule Stella leur prêta attention, son amie d’enfance sourit vaguement mais elle ne sut pas si c’était à son attention alors elle détourna le regard.
Dans la salle des fêtes, une femme replète d’une cinquantaine d’années, fleurie de ses chaussures à ses barrettes les accueillit pleine de sourires. Volubile à l’extrême comme si elle voulait contrebalancer leur atonie, Denise -, ainsi qu'elle se présenta,- les installa autour de tables disposées en U au beau milieu de la grande pièce. Les larges ouvertures ne donnaient sur aucun paysage. On voyait le ciel et quelques cimes de cyprès.
Elle avait disposé des pyrograveurs et de minces disques en pin devant chaque chaise. Elle leur montra ce qu’elle produisait : tout un fourbi d’objets et de bois flotté enlacés de volutes florales, d’oiseaux et de soleils stylisés. Le thème était libre mais elle leur proposa d’aller choisir des livres disposés sur une table près de l’entrée s’ils avait besoin de modèles.
Platypus et Folla inspirés commencèrent avant même qu’elle ait eu fini son explication du fonctionnement des stylos. Ça sentait bon le bois brûlé. Stella compris rapidement la teneur de leur projet. Ils reproduisaient l’un et l’autre sans s’être concertés l’amulette de protection nécessaire au rituel d'invocation de Shub-Niggurath. Elle l’avait à peine entrevue mais eux l’avaient visiblement mémorisée dans ses moindres détails. Ils n’avaient pas commencé par les mêmes symboles mais c’était bien elle. Folla était plus précis dans ses gestes, on aurait presque cru qu’il suivait des lignes prédessinées. Stella créa ses propres symboles : des lunes, des pyramides, des étoiles et des yeux enflammés qqpeuplaient son imaginaire graphique.
Sur le trajet du retour, Cornélius et Marlène s’assirent au fond du bus mais il fit un clin d’œil à Platypus en passant à côté d’eux pour lui signifier qu’il enterrait la hache de guerre.
Au bloc X, il monta directement dans le dortoir, prit son caméscope puis, le corps à demi coincé dans les battants de l’entrée de leur salle commune, il leur adressa un :
-On se retrouve au hangar dans une demie heure ! Je vais faire quelques plans avec Marlène. Elle viendra avec moi. Ce sera la bombasse du film. À tout’ les gars.
Stella leva les yeux au ciel ; Saint Cornélius avait parlé. Ses disciples furent ponctuels, lui un peu moins. Il leur montra les prises qu’il venait de faire : il tournait autour de Marlène qui feuilletait les pages d’un magazine. Ça commençait par ses longs cheveux blonds et ça finissait sur un gros plan de ses yeux verts de chaton. Ensuite il l’avait prise en train de marcher. On entendait les graviers rouler sous ses bottines. Elle était vraiment jolie Marlène avec sa bouille de gamine éternelle. Ses yeux se plissaient de plaisir quand Cornélius commentait. Quand tout le monde eut mis son œil dans le viseur, le metteur en scène expliqua :
-Marlène aurait rendez-vous avec les héros à la champignonnière du pull-over rouge ; celle dont on est sorti du coup. Ce serait une journaliste qu’ils auraient appelée après avoir trouvé le livre. Elle serait spécialiste des histoires paranormales.
-Ce weekend, on pourrait tourner des scènes dans le village. On pourrait te filmer à l’épicerie et au bar comme si tu faisais des interviews. Tu voudrais pas venir chez-moi pour le 15 août ? C’était déjà prévu que j’invite les garçons. Comme c’est férié, la plupart des pensionnaires rentrent chez-eux. proposa Stella.
-Je vais téléphoner à mes parents pour leur demander. répondit Marlène enthousiaste.
Assis en cercle sur le béton poussiéreux, ils tournèrent une scène ou chacun faisait face à la caméra. Ils devaient raconter une histoire incroyable qui leur était arrivée. Entre chaque histoire, Marlène posait la question :
-Est-ce que vous croyez au paranormal ?
Cornélius espérait qu’ils inventent chacun quelque chose de drôle mais ils furent sincères à l’en désespérer. Folla expliqua qu’il devenait un arbre, Stella qu’elle pensait avoir été remplacée par un changelin étant enfant, qu’elle était donc une fée et Platypus, pire, ne joua pas le jeu expliquant que le paranormal n’existait pas et qu’il ne lui était jamais arrivé quoi que ce soit. Il avait vu les haussements de sourcils agacés de Cornélius quand les deux premiers étaient passés et il n’avait pas envie de se livrer dans ces conditions.
L’heure du déjeuner arriva et Marlène dut les quitter. Elle promis de venir leur donner sa réponse dès qu’elle aurait eu ses parents au téléphone.