Outrage et meurtrissures

Chapitre 3 : Faillir

2526 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a environ 5 ans

Les jours passent et, avec septembre, vient l'accalmie. Une cascade de nuages sombres amène des pluies froides, les premières de la saison. Enfin, on n'étouffe plus et, venu le soir, les ventilateurs ne bourdonnent plus dans les chambres. Voilà deux semaines qu'ils ne se sont pas vus.


Hakamata recommence à marcher. Ce n'était pas comme s'il avait autre chose à faire. Hiroto, celui qu'il pressentait le plus pour prendre sa place à la tête de l'agence, fait la grimace quand, lors d'une visite, Hakamata laisse échapper un yarou1 au détour de leur conversation. Le jeune héros ne fait même pas semblant d'être amusé et le fixe, médusé, comme s'il venait de cracher au sol. Il décide que dès qu'il sera de nouveau sur pied, il demandera à Hiroto de prendre ses affaires, puis la porte, pour faire bonne mesure.


Chaque pas est une torture. Il sent sur chaque centimètre carré de sa peau, de sa voûte plantaire jusqu'en haut de sa colonne vertébrale, s'enfoncer des aiguilles brûlantes. Il trébuche, tombe, se relève. Trébuche, tombe, se relève. Encore. Et encore. Et encore. Il envoie à Bakugou des photos du bleu qui lui dévore la cheville et reçoit en échange l'image d'une paume brûlée, détruite par la rigueur de l'entraînement. « Même pas mal », lui écrit-il en guise de légende. « Ce qui me fait mal, c'est de ne pas te voir », rajoute-t-il, quelques heures plus tard.


Les jours passent, inarrêtables, toujours les mêmes. Il arrive enfin à trouver le courage de s'habiller, de se coiffer. Ce n'est rien, dans le fond, mais il sent revivre. Il relit Soseki, qui est au programme de seconde. Envoie à Bakugou : « Ainsi, puisque le monde dans lequel nous vivons est difficile à vivre et que nous ne pouvons pas pour autant le quitter, la question est de savoir dans quelle mesure nous pouvons le rendre habitable, ne fût-ce que la brève durée de notre vie éphémère ». Reçoit en réponse : « Artiste toi-même ».


Le médecin est optimiste. « Vous faites des progrès », lui dit-il. « Nous pourrons discuter de votre sortie après votre opération de la semaine prochaine ». Il avait presque l'impression qu'il ne rentrerait jamais chez lui.


Les nuits ressemblent aux jours. Il se contente de rester allongé, dans le noir, et écoute par sa porte entrebâillée les conversations étouffées des infirmières. Il repense à Bakugou, lové au creux de ses bras et songe qu'il sera sa perte, si ce n'est pas déjà le cas.


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Tout le monde au dortoir fait semblant d'ignorer que Baugou et Kirishima ne s'adressent plus la parole. Une règle tacite interdit formellement à ceux qui en connaissent la raison de le révéler et à ceux qui l'ignorent de la demander.


Bakugou renonce à passer plus de quelques secondes dans le grand salon. Il y règne un silence tendu ou pire, une nappe de messes basses qui se taisent sur son passage. Il s'enferme dans sa chambre, prend de l'avance sur le programme de l'année, enchaîne pompes et tractions jusqu'à l'étourdissement, dans l'espoir d'un sommeil lourd et sans rêves.


Une nuit, Bakugou ouvre les yeux et se rend compte qu'il est couvert de sang. Il est assis dans son lit. Au loin, retentit un bip rapide, strident. Bakugou tient dans ses mains un poumon gorgé d'une eau noire et sale qu'il se dépêche de boire, mais qui n'étanche pas sa soif. Elle a un goût de terre et l'odeur du goudron fondu sur les routes en été. Il boit et boit et boit, mais il n'avale plus que de l'air, l'air vicié de l'hôpital. Il inspire de toutes ses forces mais sa trachée ne débouche sur rien. Sans bien savoir comment, il parvient à hurler.


Se réveille.


Seul dans sa chambre. Trempé de sueur.


Il met plusieurs longues secondes à pouvoir esquisser un mouvement. Du bout des doigts, il allume le ventilateur. L'air frais arrache un frisson sur sa peau poisseuse de transpiration. Il regarde à droite, à gauche, se rend compte qu'il est seul et fond en larmes. Il vomirait s'il avait ingurgité quoi que ce soit de consistant ces deux derniers jours. Les yeux fermés, il se concentre sur des images positives, rassurantes. La seule qui lui vient est le visage de Hakamata, ses yeux qui sourient en même temps que sa bouche, ses mains sur les siennes, son envie d'être à lui, son impression de tomber, tomber sans pouvoir s'arrêter, sans vouloir s'arrêter. Il songe à son contact, qui sait si bien triompher de sa colère, à ce pouls qui lui dit : « Regarde, je suis en vie et tu n'es pas un monstre ». Il voudrait ne faire qu'un avec cette sensation, la laisser prendre sa vie toute entière pour ne jamais mourir.


Il voudrait appeler à l'aide, que quelqu'un vienne, qu'il le prenne dans ses bras, qu'il trouve les mots pour le réconforter. Mais personne de tel n'existe à moins de trois kilomètres à la ronde. Alors il s'enroule dans ses draps et tente en vain de se laisser bercer par le ronronnement du radiateur.


A la place du sommeil, les mots de Kirishima lui tournent en boucle dans la tête. « On dirait un pervers ! ». Il repousse cette idée, si saugrenue, mais ne peut s'empêcher de l'imaginer. Ses mains courent sur son corps, il se figure les siennes, ses mains de pervers qui prennent sans rendre, le prennent lui, sa rage, sa trouille de ce qui se passe au-delà de son contrôle, ce qui lui reste d'innocence. Il s'empêtre dans ses draps, emporté par la fièvre. Plaque sa main contre sa bouche quand un gémissement lui échappe et qu'il craint que Kirishima l'entende dans la chambre voisine.


Les cheveux englués sur le front, il s'apaise enfin. Son cœur bat sous ses côtés, il tambourine un rythme militaire. Bakugou prie pour qu'il ne s'arrête jamais.


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Il craque au bout de deux semaines et cinq jours. Les messages, aussi nombreux soient-ils, ne lui suffisent pas. Il veut le voir, s'assurer que tout va bien, qu'il est en vie et pour longtemps. Hakamata s'apprête à subir une dernière opération avant sa sortie. Bakugou connaît par cœur les heures où il s'aère dans le parc de l'hôpital. Il sèche le cours de Midnight et se dirige droit vers lui, ne serait-ce qu'une dernière fois. Personne ne peut l'en empêcher si personne ne le voit.


Durant le trajet, son portable s'affole dans sa poche. Il n'a pas besoin de consulter l'écran pour savoir que c'est Kirishima. Quand ses soupçons se confirment, il éteint l'appareil.


Il fait chaud cet après-midi-là. Un peu de sueur perle au-dessus de ses lèvres, où ne pousse encore aucun duvet. Il règne dans le bus une ambiance de sauna.


Bakugou se glisse dans les jardins de l'hôpital. Personne ne fait attention à lui. Il a tout de même retiré sa veste d'uniforme pour ne pas qu'on le reconnaisse. Hakamata est assis sur un banc, seul, à l'écart, il lit Chansons populaires de l'ère Showa. Il porte un pull à col en v qui laisse apparaître les cicatrices sur son torse. L'érable au-dessus de lui projette une ombre douce, que le vent agite. Une paire de béquilles est posée contre le tronc.


— Bonjour.


Hakamata se tourne vers lui, et ses yeux prennent de nouveau cette teinte étrange, qui donne envie à Bakugou de s'enfuir à toutes jambes autant que de ne faire plus qu'un avec lui.


— Tu ne devrais pas être ici, répond Hakamata.


Il lui tend tout de même la main. Bakugou la prend quand il vient s'asseoir près de lui. Pendant de longues minutes, ils ne disent rien. Bakugou pose sa tête sur l'épaule de Hakamata. Ils lisent quelques pages. Hakamata pose ses lèvres contre le front de Bakugou, qui lève la tête, cherche à coller sa bouche contre la sienne.


— Arrête… souffle Hakamata sans pour autant le repousser.


Ils se frôlent, leurs souffles se mêlent. Soudain, Bakugou se lève. Il prend le visage de Hakamata entre ses doigts, appuie son front sur le sien. Il sourit quand Hakamata glisse ses mains autour de sa taille.


— Vous jouez à un petit jeu dangereux, jeune homme…


Bakugou rit, embrasse son nez, ses tempes, le sommet de ses pommettes.


— On va nous voir.

— Il n'y a personne.


Ils ne savent pas lequel a commencé, mais cela n'a plus aucune importance. Au début, ce n'est qu'un contact bref, timide, comme s'ils risquaient de s'y brûler. Mais bien vite, toute retenue disparaît, ils ne sont plus que deux au monde. Bakugou sent la langue de Hakamata sur la sienne, ses mains qui se crispent dans son dos. Il pousse un long gémissement, à peine audible. Il a l'impression de hurler.


— Monsieur Hakamata ? appelle une voix fluette.


Une infirmière surgit sur le chemin, y trouve Hakamata seul. Son roman est tombé au sol, elle le ramasse.


— Vous vous êtes endormi ?


Il passe son doigt le long de sa lèvre inférieure. Du coin de l'œil, il vérifie que Bakugou a bien eu le temps de disparaître.


— J'ai fait un très beau rêve.


Elle lui sourit, le regard qu'elle lui lance trahit plus qu'un intérêt professionnel à son égard. Elle lui tend ses béquilles, l'aide à se mettre debout.


— Dépêchons-nous de rentrer, je crois que vous avez pris un coup de chaud. Vous avez le visage tout rouge.


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Ce soir-là, au dortoir, Bakugou se sent invincible. Il a réussi, il est passé entre les mailles du filet et personne ne se doute de rien. Il reste dans le salon, se laisse même aller à une partie du dernier jeu de combat à la mode avec Sero et Kaminari. Kirishima les rejoint, tout revient à la normale. Bakugou se dit qu'ils ont juste besoin de temps, qu'ils finiront par se faire à l'idée. Oui, ils se feront à l'idée quand ils verront à quel point il est heureux ainsi.


La nuit venue, il s'endort en une poignée de minutes. La pluie qui a commencé à tomber en début de soirée martèle ses carreaux. Elle amène dans son sillage un air frais, reposant.


— Ça y est, vous allez nous quitter, alors ?

— Si tout se passe bien, en tout cas.


Le badge de l'infirmière indique le nom Shiori. C'est une femme bouboule à l'air joyeux, qui amène du soleil dans chaque pièce où elle se trouve.


— Ce serait super ! Même si vous allez nous manquer.


Il lui adresse un sourire poli. Avant l'arrivée du brancardier, elle lui permet une petite entorse au règlement et fait semblant de regarder ailleurs pendant qu'il envoie un message à Bakugou. Il ne doit pas encore être debout, les cours ne commencent que dans trois heures.


Une pointe d'angoisse le saisit quand l'anesthésiste pose le masque sur son visage. Une voix dans sa tête lui chuchote qu'il pourrait ne plus jamais se réveiller. Il la repousse. Il n'a aucune raison de s'inquiéter.


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Bakugou ouvre les yeux une minute avant le réveil. D'habitude, il traîne dans sa chambre, attend le dernier moment pour descendre petit-déjeuner avec tout le monde. Mais ce matin, il se sent saisi d'un entrain comme jamais il n'en a connu. Dans l'escalier, il consulte ses messages. A cinq heures trente-sept, il a reçu : « Dernière ligne droite. Souhaite-moi bonne chance et passe une merveilleuse journée ».


Dehors, dans le ciel, le soleil monte. La météo annonce un beau temps, juste assez chaud pour rester agréable. Comme tous les matins, Iida fait la chasse au gaspillage, Mineta lorgne les seins des filles que l'on devine sous leur haut de pyjama, une grappe de couche-tard finissent leur nuit affalés dans les canapés. C'est un spectacle qu'il trouvait des plus agaçants, avant. Aujourd'hui, plus rien ne peut l'atteindre.


— Tu viendras me voir dans mon bureau après le cours, ordonne Aizawa quand Bakugou entre dans la classe.


Le ton de sa voix n'augure rien de bon. Bakugou tente de faire taire l'appréhension qui lui tort les entrailles. Rien ne peut lui arriver. Rien.


— Je… On a anglais juste après.


Un seul regard suffit à lui faire comprendre que cela n'a aucune importance.


Il ne se défile pas. Dès que la sonnerie retentit, il suit Aizawa jusqu'à l'étage réservé aux professeurs. Tout va bien, tout va bien, se répète-t-il alors qu'il monte les escaliers comme on monte à l'échafaud. Il rationalise, se souvient qu'il y a peu de temps encore, il était retenu captif de l'Alliance. Il ne peut s'agir que de ça.


Aizawa s'installe à son bureau et fait signe à Bakugou de prendre place face à lui. Il l'observe sans un mot. Cela ne dure sans doute qu'une dizaine de secondes, mais elles s'étirent jusqu'à devenir des heures. Enfin, il bouge, plonge la main dans le tiroir de son bureau. Il en sort un de ses torchons qu'on peut acheter pour quelques yens dans n'importe quel kiosque miteux de la ville et dont les contributeurs n'ont de journalistes que le nom.


— Tu m'expliques ce que c'est que ça ?

— Un journal, répond Bakugou qui s'efforce en vain de masquer la terreur qui l'assaille. Je pensais qu'à votre âge, c'était du domaine de l'acquis.


Il tente un sourire narquois mais comprend vite que ce n'est pas le moment. Aizawa jette le tabloïd sur le bureau. Bakugou n'a même pas besoin de regarder la première page pour comprendre ce qui s'y trouve. La photo à la une date de la veille, prise en plongée, sans doute depuis le haut d'un arbre. De grosses lettres blanches cernées de noir titrent : « Un nouveau scandale pour Yuei ». Dessous, en plus petit : « Le témoignage exclusif d'une infirmière ! »


Bakugou ne parle pas. Il ne trouve rien à répliquer. Il n'arrive plus à bouger un muscle.


— Je vais être clair et ne pas y aller par quatre chemins. Tu viens de franchir une limite et c'est la réputation de l'école toute entière que tu mets à mal. Encore une fois.


Il marque une pause.


— La prochaine fois, c'est l'exclusion.


Bakugou détache son regard de la une quand il entend ce dernier mot. Non, ils ne peuvent pas, ils n'ont pas le droit… Toute sa vie, il a rêvé d'entrer à Yuei.


— A partir de maintenant, tu ne quittes plus l'enceinte de l'école sans une autorisation écrite de ma part et une personne pour t'accompagner. Tu vas aussi me donner ton portable, et le code pour le déverrouiller.


Aizawa tend la main.


Bakugou s'exécute.


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1 – Yarou : sans doute, je suppose


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