Outrage et meurtrissures

Chapitre 4 : Forfaire

3015 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a environ 5 ans

Aizawa se tient appuyé contre la fenêtre de la salle des professeurs. Il contemple en contrebas les élèves qui vont et viennent dans le grand parc autour de l'école. Ils commencent à sortir manteaux et écharpes, l'automne ne tardera pas. Midnight, penchée sur un paquet de copies, mordille le bout de son stylo. Elle lui lance des regards en coin, qu'elle croit discrets. Aizawa se demande quand elle va enfin cracher le morceau. Cementos sort de la pièce, elle se décide enfin :


— Je t'ai trouvé un peu dur avec le gamin.


Et voilà.


— Je fais ça pour l'aider, figure-toi. C'est le seul langage qu'il comprend.


Il ne compte pas se justifier, et certainement pas auprès d'elle. Toute cette histoire lui passe au-dessus, elle ne se rend pas compte de l'impact que cet énième écart aura sur l'école. Ils n'arrivent pas à le contrôler, voilà ce que pensera le public. Ils se diront que Bakugou n'est rien qu'une bombe à retardement, que ce n'est qu'une question de temps avant qu'il passe du mauvais côté de la barrière. Aizawa ne peut leur en vouloir ; il l'a envisagé, lui aussi, l'espace d'un instant.


— C'est qu'un gosse.


— Il est assez grand pour comprendre le bien et le mal, réplique-t-il sur un ton qui ne souffrira aucune réponse. Et il est temps qu'il prenne conscience de ses responsabilités.

Midnight pousse un long soupir, retourne à ses corrections. Elle n'a pas tort, dans le fond, admet Aizawa. Ce n'est pas à Bakugou qu'il doit en vouloir, ce n'est pas lui qui commet la plus lourde faute.


Il frissonne en songeant aux images qu'il a vues dans le journal, aux détails qu'il a lus. « Ils dormaient dans les bras l'un de l'autre », y racontait une infirmière. « Ils s'embrassaient, se lisaient des poèmes d'amour. On trouvait toutes ça malsain, mais on n'avait aucune idée de comment réagir. C'est pas vraiment illégal, vous voyez, la police n'aurait rien pu faire ». Aizawa hésite encore entre la nausée et la fureur.


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Hakamata sort de l'hôpital en plein milieu du battage médiatique. Quand il franchit enfin le seuil, appuyé sur ses béquilles comme une poupée désarticulée, une armée de journalistes l'attend. Il monte tant bien que mal dans le taxi, n'accorde aucune importance aux flashs qui l'éblouissent ni aux questions prévisibles dont on l'assaille. Il se cloître dans son appartement. Katsuki ne répond plus à ses messages.


Il s'installe dans le salon, n'en bouge pas de la journée. Il évite la télévision, les journaux, Internet, qui n'ont de cesse de lui rappeler son erreur. Il voudrait s'en vouloir. Il n'y arrive pas.


Trois jours après sa sortie, son téléphone sonne. Il le laisse tomber sur le répondeur, mais cède face à son insistance.


— Habille-toi, je t'offre un thé en centre-ville, annonce Midnight sans prendre le temps de le saluer.

— J'aimerais autant éviter de sortir pour l'instant.

— Oui, excellente idée ! Comme ça, tout le monde se dira que tu es horrible criminel qui sait qu'il a quelque chose à se reprocher. Viens, je te dis, ça te fera du bien.


Il sait qu'elle n'a pas tort. Moins il se montre, plus il avoue sa culpabilité. Qu'est-ce qui pourrait bien lui arriver, de toute manière ?


Il passe une heure à choisir sa tenue, se rabat finalement sur ce qu'il trouve le plus facile à enfiler. Il essaie un chapeau. Renonce. Ce serait trop et il ne fait plus si beau maintenant.


Dans le miroir de la salle de bain, il se rend compte qu'il a pris des rides, surtout au front et au coin des yeux. Il a vieilli de dix ans en l'espace de deux mois. Avant toute cette histoire, il se serait empressé de les faire combler, mais désormais, elles ne le répugnent plus. Il passe le bout de ses doigts sur ses pommettes, jadis constellées de taches de son, qu'il a fait biffer d'un coup de laser dès la fin du lycée. Du bout d'un crayon pour les yeux à la mine ocre, il les redessine toutes.


L'air extérieur est frais, agréable. Le bout des feuilles commence déjà à brunir mais l'été est toujours là, il s'accroche. Hakamata rejoint Midnight à la terrasse d'un café dans Shinjuku. C'est le genre d'endroit où l'on sert des pâtisseries faussement occidentales et du thé trop sucré, où les jeunes filles font la queue pendant plusieurs heures juste pour une part de mille-feuille. Il s'en contentera.


En vêtements civils, Midnight ne se ressemble pas. Tellement pas qu'elle doit lui faire de grands signes pour qu'il la reconnaisse enfin. Il s'installe, elle lui donne des nouvelles du monde, lui montre le dernier sac de créateur qu'elle s'est offert, sa nouvelle paire de chaussures préférée. Ils se parlent de tout, sauf du sujet qui leur brûle les lèvres.


— Comment ça va, toi ? lui demande-t-elle enfin, après avoir commandé une deuxième part de tarte à la rhubarbe.

— J'ai connu mieux.


Il veut lui demander des nouvelles de Katsuki et elle le sait. Il sait qu'elle sait. Elle sait qu'il sait qu'elle sait. Mais elle ne lui dit rien et enchaîne sur une nouvelle tournée de banalités. Lui montre la dernière vidéo populaire sur son portable. Parle de l'émission de la veille sur une chaîne qu'il n'a jamais regardée.


Pour tuer le temps, Hakamata détaille les passants. Aucun d'entre eux ne lui semble réel, ils ressemblent à des figurants dont l'existence n'a plus aucune importance une fois qu'ils ont quitté le décor. Il croise le regard d'une femme, qui tient d'une main un sac de courses et se presse en direction de l'arrêt de bus. Il reporte son attention sur Midnight, en plein milieu d'une anecdote dont il se contrefiche. Rit juste pour être poli.


Il sent un objet dur et froid l'atteindre au visage.


L'information met de longues secondes à atteindre son cerveau. Quand il baisse les yeux, il voit une moitié de coquille d'œuf tombée au sol.


La femme au sac de courses lui lance un regard furieux. Elle tient de son autre main un bambin qui ne doit pas avoir plus de huit ans. Hakamata songe en le regardant qu'il n'a jamais de sa vie vu un enfant aussi laid. Outre sa face écrasée et ses dents de travers, il affiche un air crétin et ne semble même pas se rendre compte de ce qui se passe autour de lui.


— Gros porc ! hurle la femme tandis qu'elle prépare son prochain projectile.


Midnight se précipite sur elle. Elle gère la situation comme elle peut, vite rejointe par un policier en patrouille, qui laisse la mère partir après un avertissement. Hakamata, de son côté, essuie comme il peut le blanc gluant qui lui colle les cheveux et les sourcils. Le jaune de l'œuf dégouline le long de son visage, tache sa chemise et son pantalon. Un bout de coquille lui a entaillé la joue.


— De toute façon, je préfère les blonds ! hurle-t-il en direction de la mère tandis qu'elle s'éloigne.


Elle s'arrête, mais ne se retourne pas.


Il estime les dégâts sur son châle, finit par le retirer et le fourre dans sa besace. Il en sort dans le même temps un long paquet mauve et un briquet.


— Un Hermès à cent mille yens, putain… J'espère que le teinturier pourra le ravoir parce que sinon, je vais finir par tuer quelqu'un.


Il peste, attrape une cigarette entre ses dents, l'allume, inspire, souffle un long panache de fumée. La nicotine lui pique la gorge mais pas autant que la sonde d'intubation.


— Je ne suis pas sûre que tu devrais… tente Midnight, avec ton poumon, tout ça…

— Très honnêtement, j'en ai plus rien à foutre.


Il souffle un rond de fumée. Joue avec la bague qu'il porte au pouce. Scrute la foule. La plupart des gens ne font pas attention à lui mais ceux qui le reconnaissent lui lancent des regards effarés.


— Regarde-les, tous ces connards. Tu donnes toute ta vie pour eux et tout ça pour quoi, au final ? Je vais avoir trente-six piges et j'ai pas de famille, je passe toute ma vie au boulot, ça fait quatre ans que j'ai pas baisé parce qu'aucun mec dans ce foutu pays n'estime qu'une nuit avec moi vaut la peine qu'une armée de journalistes épluche sa vie et l'étale en une de leur magazine minable qui fait mouiller la ménagère pour une poignée de yens. Et maintenant, j'ai un trou à la place du poumon gauche et trois mètres de silicone dans l'intestin grêle. J'ai juste envie qu'on me foute la paix.


Il sait qu'il demande plus que ce qu'il peut obtenir. Il y a vingt ans, l'adolescent qu'il était a fait le choix de se livrer à la foule, tant pis s'il change d'avis maintenant.


— Je te comprends, tu sais.

— Tu dois bien être la seule.


Le silence s'installe entre eux. Midnight remet une cuillerée de sucre dans sa tasse – c'est déjà la troisième –, elle fait semblant de lire de nouveau le menu. Elle le connaît sans doute par cœur.


— Il est très… calme, ces derniers jours.


Hakamata ne répond pas. Il sait que c'est le meilleur moyen pour qu'elle poursuive.


— Pendant mes cours, il passe toute l'heure à regarder par la fenêtre, les yeux dans le vide. Il n'a pas l'air mal, mais il est un peu éteint.


Hakamata hoche la tête, mais il a du mal à imaginer Katsuki autrement que comme il le connaît. Plus que jamais, il a envie de le revoir, de se serrer contre lui, de sentir le parfum fruité de son shampooing. Il songe à lui envoyer un message, mais ce serait du temps perdu. Il ne répondra pas.


Les yeux de Midnight sont pleins de questions. Il n'en connaît lui-même pas toutes les réponses. Elle a dit qu'elle le comprenait. Il sait que c'est faux. Elle ne comprend pas. Pas à cent pour cent, en tout cas.


— Je deviens dingue, dit-il, plus comme une révélation à lui-même. Je suis complètement fou de ce gamin.


Ce qu'il ne dit pas, c'est que ce n'est pas une folie de chanson pop ou de roman à l'eau de rose, mais une folie de forcené, une folie d'asile. Un jour, il le sait, un jour, il faudra qu'il le possède, qu'il prenne ce qu'il ne lui appartient pas de prendre. S'il ne le fait pas, il en mourra.


— Et le pire là-dedans, ajoute-t-il dans un panache de goudron, c'est que j'adore ça.


Son portable vibre sa poche. Il manque de s'étouffer quand il voit le nom qui s'affiche sur son écran.


— Katsuki ! s'exclame-t-il en portant l'appareil à son oreille encore collante.

— Pas Katsuki, non.


Aizawa laisse traîner un long silence dramatique.


— Il va falloir qu'on ait une petite discussion, toi et moi.


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Très vite, Bakugou renonce à rester seul dans sa chambre. Les premiers jours, il s'isole, ne parle plus à personne. Tant mieux parce que personne ne veut lui parler non plus. Kirishima fait quelques tentatives désespérées, mais s'il y a quelqu'un à qui Bakugou ne veut plus adresser la parole, c'est bien lui.


Il passe quatre jours dans le noir, à court de révisions, sans aucune envie de bouger ni de pleurer – ni rien, en fait. Alors il finit par sortir et la lumière du couloir lui brûle les yeux. Dans le grand salon, personne ne fait de commentaires quant à son soudain retour. On se contente de faire comme si tout était normal. Bakugou s'installe devant la console, on lui passe une manette. Il crie, rit, provoque les perdants. Parfois, il tâte sa poche puis se souvient qu'elle est vide.


Il emprunte Lolita à la bibliothèque, pendant la sortie du week-end avec toute sa bande. Trouve que Dolores Haze est une imbécile. À sa place, il n'aurait jamais quitté Humbert. Jamais.


Vivre sans son portable se révèle plus compliqué que prévu et pas seulement parce qu'il ne peut plus parler à Tsunagu. Il doit toujours trouver à s'occuper quand personne ne veut lui tenir compagnie. Quand l'ennui devient trop pesant, il feuillette les magazines bidons qui traînent sur la table basse.


Un soir, il est en train de parcourir un article quand Mina, qui passait derrière lui, lui jette un drôle de regard. C'est à ce moment qu'il se rend compte qu'il lit – ou plutôt fixe sans rien absorber – un dossier intitulé : « Double suicide amoureux : recrudescence d'un terrifiant phénomène social ».


— Tire pas cette tronche, je vais pas me foutre en l'air.


Il souffle et balance le journal là où il l'a trouvé. Mina hausse les épaules et abandonne, mais Kirishima, assis sur le canapé d'à-côté, l'observe du coin de l'œil. De tous ceux qui le méprisent depuis que cette histoire a éclaté au grand jour, Kirishima est celui que Bakugou regrette le plus. Il croyait qu'au moins lui, en tant qu'ami, le soutiendrait.


— Quoi ? crache Bakugou. Qu'est-ce que t'as ?

— Rien, rien… J'espère juste qu'il embrasse bien pour que ça vaille tout ce cirque.


Bakugou fait claquer sa langue contre son palais. Il sent dans son dos les regards brûlants des autres élèves, qui n'attendent qu'une chose : qu'il craque.


— Je te dirais bien que oui, réplique-t-il mais c'est pas comme si j'avais de quoi comparer…


Il s'attend à une remarque cinglante de la part de Kirishima ou peut-être à une moquerie subtile sur son flagrant manque d'expérience, mais son ami ne répond pas tout de suite. À la place, il le dévisage, effaré, ouvre et ferme la bouche dans le vide comme une carpe en train d'asphyxier.


— Attends, tu veux dire… que c'était ton premier baiser ?

— Et alors, qu'est-ce que ça peut te foutre ? J'avais autre chose à faire que de rouler des pelles à tout le monde au collège.


Son portable lui manque plus que jamais. Il n'a pas de bouclier entre lui et le monde derrière lequel se retrancher. Il doit tout prendre de front. A son grand soulagement, Kirishima ne répond pas. Il se lève et pars en grandes enjambées vers les salles de bains.


— Tu vas où comme ça ?

— Je me casse, je vais vomir.


C'est quoi son problème, à la fin ? songe Bakugou en le regardant s'en aller. Qu'est-ce que ça peut bien lui faire que ce soit le premier ou le quarante-deuxième ?


Mina s'élance à la poursuite de Kirishima, catastrophée. Elle fusille Bakugou des yeux comme s'il venait de tuer un chaton.


— Mais t'es le pire des abrutis, c'est pas possible, ça !


Dès qu'elle a disparu, une chape de plomb tombe dans le salon. La jambe de Bakugou tressaute, incontrôlable. Il finit par les suivre, lui aussi et ignore les curieux qui ne ratent pas une miette du spectacle.


Il les trouve enlacés dans le couloir sombre. Kirishima a beau faire une tête de plus que Mina, il semble minuscule dans ses bras. Bakugou perçoit un sanglot, se rend compte qu'il pleure. Quand il relève la tête et lui fait enfin face, Kirishima a le visage écarlate et bouffi de larmes. Ce type a beau être une plaie qui s'occupe bien trop de ce qui ne le regarde pas, Bakugou ne supporte pas de le voir triste.


Kirishima renifle, s'essuie le nez du revers de sa manche.


— S'il te plaît… souffle-t-il. Juste… dis-moi ce que tu lui trouves, à la fin, que j'arrête de me torturer l'esprit.

— Tu pourrais pas comprendre.


Bakugou n'est pas certain de bien comprendre, lui non plus. Ou du moins, pas assez pour y mettre des mots. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il a besoin de Tsunagu comme il a besoin d'oxygène, qu'il se sent vivant auprès de lui et seulement auprès de lui, qu'il n'y a qu'en le touchant qu'il allège le spectre de la mort qui pèse sur ses épaules. Qu'il n'y a que dans ses bras qu'il oublie qu'il est l'unique responsable de la chute de son idole.


— Me prend pas pour un idiot !


Ce soudain élan de colère fait reculer Bakugou d'un pas. Kirishima passe ses mains dans ses cheveux, dans une vaine tentative pour se calmer.


— Je veux… veux pas qu'il pose ses mains sur toi, je veux pas qu'il te fasse du mal ! crie-t-il, sa voix tremblante comme celle d'un dément. Ça me donne envie de gerber rien que de penser qu'il t'a touché comme ça. Je veux te sauver de lui comme je t'ai sauvé d'All for One !


Kirishima prend une grande inspiration. Il se mord la lèvre pour s'empêcher de continuer. Continue quand même.


— Je veux te protéger parce que je t'aime.


L'information passe sur l'esprit de Bakugou, qui n'en tire qu'une conclusion : il les a séparés pour une bête histoire de jalousie. S'il avait encore la force de se mettre en colère, il réduirait en cendres le bâtiment tout entier.


— Il t'a tout pris et ça me débecte… Même ton premier baiser, alors que j'aurais pu…

— T'aurais pu rien du tout, arrête.


Mina répond à sa réplique par un froncement de sourcils, que Bakugou choisit d'ignorer. Il s'avance, les bouscule et part en direction des escaliers. Il doit s'allonger.

Avant de disparaître dans la pénombre, il se tourne une dernière fois vers Kirishima.


— Tu crois pas que si j'avais eu le choix, je serais pas plutôt tombé amoureux de toi ?



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