Outrage et meurtrissures
Chapitre 5 : Eclore
2994 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour il y a environ 5 ans
Aizawa lui a donné rendez-vous dans son bureau, à l'étage des professeurs de Yuei. Hakamata n'est pas dupe. Il sait qu'ainsi, Eraserhead se place en position de force, réaffirme l'autorité qu'il a sur les lieux. Il lui montre qu'il n'est rien et qu'il n'a aucun pouvoir en ces murs. Cependant, il ne peut s'empêcher d'y voir une forme de provocation. Son adversaire veut lui mettre sous le nez ce qu'il lui interdit de toucher.
Le bureau est froid, austère. Pas un tableau n'égaye la pièce, dont les murs nus vous observent et vous jugent en silence. Autour de l'ordinateur, une antiquité qui ronfle aussi fort qu'une chaudière, aucun bibelot, mais à côté d'une poignée de stylos rouges et d'un paquet de copies à corriger pour le lendemain, des élèves lui ont laissé des mots de remerciements et des petits dessins.
Aizawa le laisse mariner pendant dix bonnes minutes. Une vieille technique de flic, qui a fait son temps. Plus on laisse un suspect seul avec ses pensées, plus il y a de chances qu'il déballe tout à la première occasion, trop écrasé par le poids de ses crimes. Un truc tellement éculé que même les séries policières les plus ridicules ne l'osent plus.
La porte derrière lui grince, claque.
— Je vois que tu t'es installé.
— J'ai un peu de mal à rester debout, figure-toi.
— Oh, arrête, je vais pleurer.
Aizawa s'installe en face de lui, dans le fauteuil du professeur, maître des lieux. Il ne dit rien, se contente de l'observer en silence.
— J'avais beaucoup d'admiration pour toi, fut une époque. Tu me semblais être quelqu'un de réglo, de droit dans ses bottes. Contrairement à certains autres de nos collègues, tu n'avais jamais profité de ta notoriété à des fins égoïstes. Enfin, c'est ce que je croyais.
Hakamata se contente de hocher la tête, impassible. Si Aizawa pense que ce petit numéro paternaliste fonctionnera, il se trompe. Hakamata s'appuie sur sa canne, se lève. Il en a assez entendu.
— Bon, si la leçon de morale est terminée, déclare-t-il en se dirigeant vers la sortie, j'ai d'autres choses à faire.
Il a à peine posé la main sur la poignée de la porte que la voix d'Aizawa s'élève de nouveau.
— « Comment vas-tu ? Moi, ça va mieux quand tu es là ». Là, il te dit : « Demain, je n'ai pas cours de l'après-midi, je pourrais passer te voir » avec un smiley qui fait un clin d'œil, ce à quoi tu réponds : « Avec plaisir, il me tardait d'entendre de nouveau ta voix ».
Hakamata fait volte-face et voit Aizawa penché sur le téléphone de Bakugou. Du bout de son pouce, il fait défiler tous leurs messages.
— « C'est drôle, le bonheur, ça vient d'un seul coup, comme la colère ». Réponse : « On dirait une phrase d'un livre ». « C'est dans un livre ». « Oh. Ça parle de quoi ? ». « De nous ».
Tout sonne si sordide, si odieux quand il les lit de sa voix monocorde dans laquelle flotte une colère glaciale et un dégoût à peine dissimulé.
— Et enfin, ce fameux soir : « Tu m'embrasseras encore comme ça, dis ? », ce à quoi tu t'empresses de répondre : « Tout ce que tu voudras et plus encore ».
De nouveau, ils se regardent en chien de faïence. La main de Hakamata se crispe sur sa canne.
— Assieds-toi.
Il s'exécute. Aizawa pose le portable sur le bureau.
— Je n'ai pas besoin de te dire tout le bien que j'en pense, n'est-ce pas ?
— Tu devrais peut-être te mêler de ce qui te regarde.
— Quand on s'en prend à mes élèves, j'estime que ça me regarde.
Hakamata ne peut s'empêcher de ricaner. Quelle horrible situation est-il allé s'imaginer ?
— J'espère que tu as conscience qu'il faut que ça s'arrête. Ça n'aurait jamais dû commencer, de toute façon.
— Je suis pas idiot, bien sûr que je le sais. Si c'était si simple…
Il baisse les yeux, des images de Katsuki plein la tête. Son rire, ses petites manies, ses moues boudeuses, ses ongles rongés, sa canine gauche légèrement de travers, le grain de beauté à l'angle de sa mâchoire qu'il pourrait passer des heures à embrasser. Il sait depuis la première seconde où il l'a regardé de cette façon qu'ils n'auraient pas de fin heureuse. Qu'il lui faudrait partir, se résigner, reprendre le chemin qu'il s'était tracé jusqu'alors, redevenir le héros que tout le monde connaissait, ou du moins croyait connaître. Il a réappris à marcher, il doit réapprendre à avancer seul. L'idée lui est si insupportable qu'elle le déchire en deux. Il ne laisse rien paraître.
— Mitsuki Bakugou est passée me voir. Elle envisage de porter plainte contre toi.
— Qu'elle fasse…
— Je l'en ai dissuadée.
Voilà qui est inattendu, même si Hakamata se doute que le « mais » ne va pas tarder.
— Par contre, je lui ai assuré que si tu t'approchais de nouveau de son fils, je m'occuperais personnellement de ton cas.
— Est-ce que c'est une menace ?
Le regard perçant d'Aizawa répond à sa place.
— Tu vas finir par le détruire, si ce n'est pas déjà fait. Et de deux choses l'une : soit tu l'ignores, ce qui ferait de toi le pire crétin que la Terre ait jamais porté, soit tu le sais, et donc tu t'en fiches. Ce ferait de toi, et je pèse mes mots, une immonde enflure.
Aizawa prend une grande inspiration, attend une réaction qui ne vient pas.
— Va-t-en. Pars loin, et vite. C'est le mieux que tu puisses faire.
Quand il sort du bâtiment, Hakamata aperçoit Katsuki au loin. Leurs regards se croisent. Hakamata voudrait courir vers lui, le prendre dans ses bras, le serrer tout contre lui et oublier qu'ils sont condamnés. Il ne le fait pas. A la place, il détourne les yeux et claudique vers la sortie.
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Sortir de l'enceinte de Yuei est bien plus simple que Bakugou ne le pensait. Tout a été conçu pour empêcher les intrusions, mais qui se soucie des évasions ? Il ne sait toujours pas comment il rentrera – ni même s'il rentrera.
Il connaît l'adresse par cœur, a retracé le chemin plusieurs fois en esprit. Voilà deux jours qu'il a vu Tsunagu pour la dernière fois, sans savoir ce qu'il faisait à Yuei. L'expression qu'il a lue dans ses yeux lui glace encore le sang.
Trop agité pour prendre le bus, il marche, marche, marche dans les rues de Tokyo, rumine, angoisse, enrage. Il arrive à destination. C'est un immeuble de haut standing qui doit valoir à lui tout seul dix fois plus cher que toutes les maisons de son quartier. Bakugou se faufile à l'intérieur, derrière une vieille bourgeoise au chignon impeccable qui regarde ce drôle de môme dans son uniforme de lycée comme on regarde les singes au zoo. Il la suit dans l'ascenseur et appuie sur le bouton du trente-sixième. Les miroirs de la cabine lui renvoient une image de lui-même qu'il ne reconnaît pas. La bourgeoise sort au quatorzième.
Arrivé devant la porte, il hésite un instant. Il se revoit devant la chambre d'hôpital, la même terreur au ventre, la même envie de se jeter à l'intérieur ou de s'enfuir à toutes jambes, toutes deux mêlées mais de force égale.
Il toque.
Tsunagu lui ouvre tout de suite. Il porte un pull noir à col roulé et les cheveux tirés en arrière. Bakugou se jette contre lui et le serre aussi fort qu'il peut. Tsunagu enroule ses bras autour de ses épaules et dépose un baiser au sommet de son front.
— Viens vite, rentre.
Il le tire à l'intérieur et claque la porte derrière eux.
— Je sais, je devrais pas être ici.
Tsunagu fait un geste pour signifier que ça ne fait rien. L'appartement est à l'image du reste de l'immeuble, tout y respire l'argent et la réussite sociale. Pourtant, Bakugou ne voit au milieu des décorations hors de prix aucune photo de famille, aucun mot doux sur la porte du frigo. Il note mentalement d'y remédier dès qu'il le pourra. Sur l'îlot en marbre qui trône au centre de la cuisine ouverte, est posée une bouteille de sherry à moitié vide – Bakugou comprend qu'elle n'est pas ouverte depuis très longtemps. Tsunagu remplit son verre et sort un autre du placard.
— Tu en veux ? demande-t-il avec un geste en direction de la bouteille.
— Je suis mineur.
— Je sais.
Il hausse les épaules. Après tout, au point où ils en sont…
— Oui, je veux bien. S'il te plaît.
Il remue le liquide sombre dans le verre avant de le porter à sa bouche. A la première gorgée, il ne peut réprimer une grimace face à la puissance d'arômes amers dont il n'a pas l'habitude, lui qui n'a jamais encore trempé les lèvres dans une bière. Mais petit à petit, il s'y habitue, apprécie plus que le goût la douce chaleur qui lui fait tourner la tête.
Il rejoint Tsunagu dans le canapé, se coule contre lui comme au temps de l'hôpital. Ce soir, personne ne surgira pour les séparer. Tsunagu glisse sa main sous la chemise de Bakugou, qui parsème son cou de bécot qui se transforment vite en suçons. Ils s'embrassent. Leur salive a le goût âcre du vin.
— Je t'ai vu à Yuei l'autre jour.
La question est implicite.
— Aizawa voulait me parler.
— Et alors ?
— Alors on a parlé.
Bakugou se fiche pas mal de connaître la teneur de leur conversation. Si Tsunagu ne l'a pas encore fichu à la porte, ça n'a pas pu être si terrible que ça.
Entre deux caresses, il remarque sur la table basse en verre une pile de magazines dont les pages ont été marquées. Leurs couvertures montrent toutes des villas somptueuses ou des immeubles comparables à celui dans lequel il se trouve.
— Qu'est-ce que c'est que ça ?
Tsunagu esquisse un geste pour l'arrêter, mais c'est trop tard. Bakugou se jette sur une des revues et l'ouvre en plein milieu. Des annonces immobilières. Dans la région d'Osaka. Certaines sont entourées en rouge, d'autres barrées. D'autres encore portent des mentions comme « rappeler demain » ou « à voir ».
— Tu pars ? Tu allais t'enfuir sans me le dire ?
— Je… C'est pas si simple…
Bakugou se lève, sans savoir où aller. Il se dirige d'abord vers la porte d'entrée, mais l'idée de partir le révulse. Il retourne vers le salon, longe le carrelage de la cuisine. L'angoisse qui le tenaillait un peu plus tôt refait surface et, en même temps qu'elle, sa colère.
— Ça y est, c'est bon, tu en as eu marre ? Tu veux plus me voir ?
— Bien sûr que si. Regarde-moi.
D'un geste de la main, Tsunagu entortille les fibres de la chemise de Bakugou autour de ses poignets, avant de s'approcher de lui d'un pas incertain. Dès qu'il le sent plus calme, il le relâche et l'embrasse de nouveau. Plonge ses yeux dans les siens.
— Si ça ne tenait qu'à moi, je resterais auprès de toi pour toujours.
— Reste, alors. Ou pars, mais emmène-moi avec toi.
Tsunagu soupire. Bakugou ne comprend pas pourquoi rien ne peut jamais être simple.
— Katsuki, sois raisonnable.
— J'ai pas envie d'être raisonnable.
— Sois patient, alors.
Tsunagu le tire par la main, l'assoit dans le canapé. S'accroupit devant lui. Il l'enlace doucement, comme s'il craignait de le briser — ou de se briser, peut-être.
— Disons qu'on fait comme ça. Je vais retourner à Osaka, me mettre un peu au calme, le temps de récupérer. Toi, tu vas terminer le lycée et devenir le meilleur super-héros professionnel que ce pays ait connu. Et dans trois ans, jour pour jour, je reviendrai, si tu veux encore de moi.
Bakugou hoche la tête, moins parce qu'il est d'accord que parce qu'il sait qu'il n'a pas le choix. Il se rend compte qu'ils n'ont plus beaucoup de temps, qu'ils seront bientôt séparés pendant trois ans alors qu'il devient fou de ne pas le voir trois jours.
— C'est maintenant que je veux de toi.
Il rougit à cette pensée, au désir qui monte en lui, qui le consume et qui déborde. Il a envie — non, besoin — de lui, tout de suite, sans concessions. Il repense aux rêves fiévreux qui agitent ses nuits, à ses réveils dans des draps collants, à ses doigts baladeurs englués de fantasme. Il veut les vivre, maintenant. Les vivre avant de ne plus pouvoir.
— Chaton…
Un à un, tandis que sa langue rencontre celle de Tsunagu, il retire les boutons de sa chemise. S'en débarrasse en la jetant derrière lui. Le pull noir la rejoint vite. Ils sont tous les deux au sol, bouche contre bouche.
— Je t'en supplie, ne me demande pas ça…
Il le dit mais ne se recule pas pour autant, ne fait rien pour empêcher ce qui est sur le point de se produire. Tremblant, incertain, Bakugou s'attaque à la boucle de la ceinture.
— Je devrais te dire « non ».
— Tu as envie de me dire « non » ?
— Absolument pas.
— Alors ne dis rien.
Bakugou saisit le poignet de Tsunagu et guide sa main vers l'évidence de son désir. Il feule à ce contact qu'il a pourtant initié.
— Suis-moi.
Tsunagu le guide à travers un couloir et ils arrivent dans une chambre plongée dans la pénombre. Aucun des deux n'ose appuyer sur l'interrupteur. Seules les lumières de la ville, qui se déversent par la fenêtre, découpent leurs silhouettes sur les murs blancs.
Ils s'allongent sur le lit aux draps frais. Caressent, frottent, poussent des cris de bêtes en rut.
Une soudaine terreur envahit Bakugou. Ils ne peuvent pas faire ça, pas ici, pas maintenant. C'est trop puissant, trop rapide, trop, trop. Il n'est pas prêt. Ne le sera pas avant longtemps. Une part de lui voudrait hurler, repousser s'enfuir loin, le plus loin possible et ne plus jamais songer à cette soirée. L'autre sait tout ce qui peut se passer en trois ans. Elle sait qu'il pourrait changer d'avis et se donner à un autre que lui. Elle sait qu'il ne le supporterait pas. Elle crie plus fort.
La ceinture est vaincue, enfin. Bakugou lève les yeux vers Tsunagu, couché au-dessus de lui.
Sans plus hésiter, il lui jette en pâture les derniers lambeaux de son enfance.
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Quand il se réveille, l'horloge au mur affiche cinq heures dix.
A côté de lui, Tsunagu dort profondément. Ses expirations sifflent. Bakugou se dit qu'il ne peut pas le quitter si c'est lui qui part le premier. Que s'il ne s'en va pas maintenant, il ne le pourra jamais.
Il se coule hors de la chambre dans le plus grand des silences. Le triple vitrage les coupe du vacarme de Tokyo, on n'entend dans l'appartement que le vrombissement discret du réfrigérateur.
Bakugou ramasse sa chemise dans le salon, son pantalon et son caleçon au pied du lit. Se faufile dans la salle de bains.
Au passage du jet d'eau, il balaie ces derniers mois. Lave la salive sur son cou, ses clavicules, au pli de son aine. Chasse le fantôme de ces mains qui lui ont labouré le corps, gomme la chair de poule dont son haleine lui a parsemé les bras et le torse, rince le sperme qui a séché sur son ventre, celui qui coule le long de sa cuisse, apaise la douleur cuisante qu'il voudrait faire durer toujours, efface de sa mémoire les rires essoufflés, les louanges erratiques et les injures, les mots doux qui sonnaient bien trop comme des promesses.
Jamais il n'a eu envie d'être une fille, pas une seule seconde dans sa vie. Pourtant, il ferme les yeux, assez fort pour voir des couleurs et se prend à souhaiter qu'en les ouvrant, il se découvre les courbes douces d'un corps de femme. Si seulement il était une fille, se dit-il, il tomberait enceinte et les mettrait tous devant le fait accompli. Ils n'auraient rien à dire. Ne pourraient rien y faire. Ils jetteraient dans les bras de son bourreau cette idiote engrossée, déshonorée, ruinée pour toujours, dans l'espoir qu'il trouve quoi en faire. Mais il n'est pas une fille, il ne peut que partir.
Avant de quitter les lieux pour de bon, il arrache un coin à peu près uni de la couverture d'un magazine, un feutre dont la pointe dégage une forte odeur de solvant et inscrit :
« Pour ceux qui sont partis
Pour ceux qui sont restés
Les oies reviennent »
Il retourne à Yuei par une porte de service providentielle que le personnel d'entretien a laissée ouverte le temps de sortir les poubelles. Remonte dans sa chambre. Jette son uniforme dans la corbeille et enfile celui de secours. Il dira à sa mère qu'il a déchiré l'autre. Même s'il fait de nouveau plus chaud, il passe une écharpe autour de son cou pour dissimuler les dernières preuves.
Il a toujours pensé qu'après ça, le monde serait différent, radicalement transformé. Pourtant, rien n'a changé et il se sent toujours le même. Kirishima lui lance un drôle de regard quand il le croise dans le salon. Il se demande s'il a compris.
Il sort dans le parc, prend la direction des classes. Le soleil est déjà haut dans le ciel.
Dans les cimes, un oiseau s'égosille mais ce n'est rien qu'un merle.