Outrage et meurtrissures
Le premier jour, il ne sent pas du tout ses jambes. Elles ne sont qu'un poids sans vie sous son corps, qu'un fardeau qui le cloue au sol. Sa gorge le brûle, et quand il parle, sa voix est celle d'un corbeau. Il ne peut rien faire seul, aucun des gestes élémentaires. Chaque mouvement est une torture, chacune de ses cellules pèse une tonne.
On lui apprend qu'il a perdu un poumon. « On vit très bien comme ça », lui répète-t-on à longueur de journée, que ce soit les médecins, les infirmières ou les aides-soignantes. Il comprend vite que si c'est sans doute vrai pour les gens ordinaires, cela le sera moins pour lui. Il pose sa main sur son côté gauche et sent le creux sous les côtes. On lui a fait un trou dans le ventre pour y accrocher un sac. « C'est temporaire », assure le médecin. « Il faut que l'on puisse reconstruire votre système digestif ».
Les journées seraient longues si ce n'était pas pour Bakugou. Personne d'autre ne vient le voir, enfin, pas vraiment. Ses acolytes passent les uns après les autres, restent quelques minutes, donnent des nouvelles du monde extérieur. Même leur dévotion quasi-religieuse n'arrive pas à dissimuler leur malaise. Gang Orca et Mount Lady lui font l'honneur d'une petite visite, il faut dire qu'il leur a sauvé la vie, face à All for One. C'est bien la moindre des choses.
Pourtant, le gamin, lui, reste. Hakamata se souvient l'avoir entendu, dans son état d'inconscience. Les mots précis lui échappent, mais le son de sa voix accompagne ses moments de repos. Il sent encore sa main dans la sienne, une caresse de fantôme qui ne le quitte plus jamais. Il voudrait tendre le bras pour la saisir de nouveau mais Bakugou se tient à l'écart, il n'ose plus l'approcher maintenant qu'il est conscient.
Il lui lit Le Comte de Monte Cristo, bute sur les noms français, surtout celui d'Edmond. Hakamata songe qu'il n'a pas pris le temps de lire un roman depuis des années. En fait, il a bientôt trente-six ans et n'a pas pris le temps de grand-chose, jamais. Trop de travail, trop de gens à sauver, trop d'employés à gérer, trop de tendances à suivre ou à créer. La souffrance qu'il endure vaut bien ces instants de repos.
— Et si tu me parlais de toi, un petit peu ? demande-t-il quand il se lasse de la littérature occidentale.
— Seulement si tu me parles de toi aussi.
Bakugou a une façon bien à lui de s'exprimer. Il ne donne pas dans le « monsieur », ni même dans la politesse la plus élémentaire. Quelques semaines plus tôt, Hakamata en aurait grincé des dents et tenté de le corriger de gré ou de force. Désormais, il s'en fiche, il arrive même à l'apprécier. Quelle importance que tout cela quand on est plus qu'un cadavre en sursis ? Il aura tout le temps de s'en soucier quand il ira mieux.
Ils se racontent des choses et d'autres, les films qu'ils aiment, leurs plats préférés, des souvenirs d'enfance. Hakamata parle de l'endroit où il a grandi, une petite ville triste dans le district de Hyogo, où les gens sont aussi gris qu'un jour d'automne. Pendant toute son enfance, il voulait être une femme pour jouer à Takarazuka et enfiler tous leurs beaux costumes.
— Tu es d'Osaka, alors ? s'exclame Bakugou. Tu parles le Kansaiben ?
— Oui, un peu.
Hakamata a toujours haï cet accent de bouseux. Quand, à quinze ans, il est arrivé à Tokyo, il s'est efforcé de le contraindre, de l'écraser, de le cacher derrière les inflexions typiques de la capitale, si bien qu'aujourd'hui, personne ne pourrait le deviner. Il baragouine quand même quelques phrases, rendues incertaines par vingt ans sans pratique. Il n'y a jamais qu'à sa mère qu'il parle ainsi, qu'il donne du bochi-bochi1 et du shaanai2 à chaque détour de phrase, laisse ses voyelles traîner plus que de raison. Il lui apprend une poignée de phrases et d'expressions typiques, ce qui suffit à faire rire Bakugou.
Tout dans ce gamin l'enchante. Son sourire si sincère, ses longs cils noirs qui font de l'ombre à ses iris, ses muscles qui roulent sous sa large chemise. Il éveille en lui un désir qui d'abord le dérange, mais qu'il laisse finalement suivre son cours. Parfois, il remercie le ciel de l'avoir cloué dans ce lit d'hôpital parce qu'il ne sait pas ce qu'il ferait en pleine possession de ses moyens.
Ce qu'il aime surtout chez lui, c'est que Bakugou se fiche des remparts que Hakamata a passé des années à ériger autour de lui, il les enjambe comme un vulgaire muret. Cette soudaine proximité ne le dérange pas autant qu'il l'aurait cru.
Les cours reprennent. Les journées deviennent bien plus longues, bien trop longues. Hakamata regarde dans le vide en attendant que passe le temps. Il relit Les Fleurs du Mal.
On lui permet de sortir, même si c'est un bien grand mot. Une infirmière le pousse dans les jardins de l'hôpital, comme une mère pousse son marmot. Le grand avantage, c'est qu'il peut se servir de son portable. Il donne son numéro à Bakugou, qui l'inonde de messages. Il lui envoie une photo de sa chambre dans le dortoir. Hakamata repousse l'image que cela fait germer dans son esprit, mais en vain.
Il lui envoie aussi la définition de hannari3, qu'il a trouvée dans un dictionnaire. « Ça parle de toi », en guise de légende. Cela fait sourire Hakamata, même s'il se dit que dans son cas, eekakkoshii4 conviendrait mieux.
Il passe son temps à attendre des visites, qui ne viennent pas. All Might, en piètre état lui aussi, passe en coup de vent, lui parle de Yuei et des répercussions de l'incident de Kamino. Il lui dit qu'en tant que professeur principal de la classe 1-A, Aizawa tenait à le remercier chaleureusement d'avoir participé au sauvetage de Bakugou mais que ses obligations l'empêchent de venir le faire en face. Hakamata sait que c'est faux. Eraserhead n'a jamais pu le saquer ; et c'est réciproque.
Bakugou se faufile dans sa chambre le week-end et certains soirs de semaine, quand il en a le temps. Un jour, vers dix-sept heures, Hakamata se réveille et le trouve assoupi près de son lit, la tête posée sur le matelas. Il se laisse aller à passer les doigts dans ses cheveux, cette tignasse ébouriffée qui ne lui fait plus tant horreur désormais. Dans un demi-sommeil, Bakugou lève le bras, entortille ses phalanges dans les siennes.
— Tu as des mains gigantesques, marmonne-t-il.
— C'est pour mieux t'enlacer, mon enfant.
Bakugou tourne son regard vers lui, le sonde.
— Enlace-moi, alors.
L'ancien Hakamata aurait sans doute ri d'une idée aussi ridicule. C'est une chose d'y penser, mais le faire relève de la folie. Voilà pourquoi d'un geste, il l'invite s'asseoir à côté de lui et le serre dans ses bras, aussi fort qu'il peut. Deux mains se referment sur la peau de son dos, laissée nue par sa chemise d'hôpital. Il voudrait attraper son visage et l'embrasser, alors à la place, il enfouit son nez dans le cou de Bakugou et inspire. L'odeur âcre de la sueur s'y mêle à celle de la nitroglycérine que l'été fait perler à la surface de son épiderme. Il y pose ses lèvres, un frisson lui répond.
« La prochaine fois, embrasse-moi pour de vrai », lit-il le lendemain après-midi, quand il peut enfin profiter de l'air extérieur.
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Le dortoir de Yuei se révèle être moins un calvaire que ne le pensait Bakugou. Le principal inconvénient réside dans le manque d'intimité total que vivre au milieu de dix-neuf autres adolescents sous-entend. Les autres savent qu'il s'éclipse après les cours et se permettent de lui demander où il va. Quand il quitte le lycée, il s'assure d'abord qu'aucun n'a eu l'idée brillante de le suivre.
Petit à petit, il s'habitue à cette nouvelle façon de vivre, ce n'est de toute façon pas pire que de subir les colères de sa mère. Dès qu'on aura appris à le laisser en paix, tout ira bien. C'était sans compter sur la brochette d'idiots qui lui sert d'amis.
Un après-midi, Bakugou profite que la moitié de la classe soit partie en stage ou en activité extra-scolaires pour investir le salon. Il s'assoit dans un des canapés, les pieds sur la table basse et sort son portable de sa poche.
— Je t'emprunte ça ! s'exclame Kaminari en surgissant derrière lui.
Avant que Bakugou ait eu le temps de réagir, cet imbécile court à l'autre bout de la pièce. Quand il veut se lancer à sa poursuite, une large bande adhésive s'enroule autour de son poignet. Il se tourne ; Sero lui adresse un petit coucou depuis l'autre canapé. Bakugou ne renonce à lui casser la gueule que parce que Kaminari élève la voix.
— Alors, qui est la fille qui te fait sourire comme ça quand tu lis tes messages ? Tu veux pas nous le dire, alors il faut bien qu'on prenne les devants.
Bakugou peste. Il se rappelle leurs questions à l'heure du déjeuner, mais cela ne regarde aucun d'entre eux. Ce qui se passe entre lui et Hakamata n'appartient qu'à eux.
Kirishima, gloire à lui, vient à sa défense.
— Rends-le-lui, Kaminari, gronde-t-il. C'est privé.
— Ça va, je jette juste un coup d'œil. Voyons ça… « Un rossignol s'est posé près de ma fenêtre ce matin. Il était minuscule mais chantait à tue-tête. Ça m'a fait penser à toi ». Oh, c'est trop mignon, t'es son petit rossignol ! Et tout de suite après, elle te dit : « Tes bras me manquent ». C'est que c'est du sérieux ! Et avant, c'est Bakugou qui lui disait : « La prochaine fois, embrasse-moi pour de vrai » ! Est-ce que ce sont les cloches du mariage que j'entends au loin ?
— Kaminari, ça suffit maintenant ! hurle Kirishima.
A présent, tout le monde les regarde. Même Deku adresse un sourire attendri à Bakugou, ce qui achève de le mettre en rage.
— T'es pas drôle, souffle Kaminari. Je regarde juste son nom avant. Pff, ça me dit rien, c'est nul. Eh les gars, il y a une Hakamata dans la classe B ?
Le silence tombe dans le grand salon. Certains se tournent vers lui et le dévisagent, effarés, d'autres détournent les yeux pour éviter de croiser son regard. Le ruban de Sero se desserre autour de son poignet, Bakugou fonce sur Kaminari, lui arrache son portable des mains. Il n'a même pas envie de le frapper, il veut juste s'échapper au plus vite. Kirishima tente de le retenir, mais peine perdue, il est déjà sorti.
Même s'il sait que c'est une mauvaise idée, il monte dans le premier bus et va tout droit vers l'hôpital. Le soleil frappe fort, la chaleur dans le véhicule devient vite intolérable. Il a l'impression d'étouffer. Ils savent, ils savent tous maintenant. Ils vont tout faire foirer.
Ils échangent à peine deux phrases. Hakamata comprend qu'il se passe quelque chose de sérieux et laisse tout de suite Bakugou grimper sur le lit et se couler contre lui. Il lui caresse le haut de la tête jusqu'à ce que l'angoisse disparaisse, dépose des baisers sur le creux de ses tempes. Bakugou, lui, se laisse bercer par le rythme étouffé des battements de cœur qui se réverbèrent dans le trou où devrait se trouver un poumon. Le stress lui fait sécréter trop de nitroglycérine, il sent la migraine arriver. Il arrive tout de même à s'assoupir.
Il est réveillé par la porte de la chambre qui s'ouvre dans un fracas. Ce n'est pas une infirmière ; elles sont bien plus délicates. Mais il reconnaît le pas qui claque sur le lino, ce pas décidé que rien ne peut arrêter et qui remplit son estomac de terreur. Sa mère.
— Tu sais vraiment plus quoi inventer pour me faire chier, hein ?!
Bakugou se redresse mais c'est trop tard, elle les a vus et leur position ne laissait aucune place à l'ambiguïté. Elle l'attrape par le bras et l'arrache du lit.
— Remets tes pompes, et en vitesse !
Il a à peine le temps d'attraper ses chaussures qu'elle le traîne hors de la chambre. Avant de sortir, elle se tourne une dernière fois vers Hakamata.
— Et vous, espèce de vieux dégueulasse, si vous vous approchez encore de mon fils, si vous touchez le moindre de ses cheveux, je vous envoie en taule !
Il ne proteste pas, ne se défend pas.
Ils descendent les étages, Mitsuki insulte et menace de procès chaque infirmière qu'elle croise. Elle jette son fils dans la voiture et démarre, direction Yuei.
— T'as perdu l'esprit, Katsuki ?!
Bakugou ne répond pas. Il se contente d'appuyer la tête contre la vitre du côté passager et observe les passants. L'horloge dans l'habitacle indique dix-neuf heures trente. Les rues de Tokyo s'encombrent de plus en plus à mesure qu'ils s'enfoncent dans le centre-ville. Bakugou écoute sa mère s'énerver toute seule et se dit qu'il ferait mieux d'ouvrir la portière et de se jeter dans la circulation, ne serait-ce que pour ne plus avoir à subir ça.
— A partir de maintenant, tu ne mettras pas un pied en dehors de l'école sans que j'en sois informée, c'est compris ?
Elle renifle et quand Bakugou tourne la tête vers elle, il se rend compte qu'elle a les larmes aux yeux. C'est la première fois qu'il voit sa mère pleurer. Ça n'émousse en rien sa colère. Si elle a su où le trouver, ça ne peut être que parce qu'on lui a dit. Bakugou a sa petite idée quant au coupable.
Elle le laisse devant la grande porte de Yuei et ne repart que lorsqu'il est entré. Au dortoir, personne, les autres n'ont pas encore terminé de manger. Bakugou s'installe dans un canapé et attend qu'ils reviennent. Il passe ses doigts dans son cou, là où Hakamata l'a embrassé pour la première fois. Il ferme les yeux, se remémore le tremblement que cela a provoqué en lui, la délicieuse chaleur qui a déferlé et l'a écrasé de sa puissance. Puis il se souvient qu'il ne pourra plus jamais revivre un tel moment et se met à gratter pour faire disparaître cette sensation. Gratter, gratter, gratter jusqu'à ce que la peau rompe. Comme il le craignait, la migraine le saisit et il ploie, la tête entre les genoux.
Peu après vingt heures, une marée d'adolescents débarque dans le grand salon. Kirishima fait partie des derniers, Bakugou fend la foule pour fondre sur lui. Il l'agrippe par le col.
— C'est toi qui as prévenu la vieille, hein ?!
Question rhétorique. Il est le seul de tous les témoins à avoir le numéro de Mitsuki. Kirishima n'essaie même pas de démentir.
— Oui, c'est moi, déclare-t-il dans le plus grand des calmes. Je me doutais que tu allais là-bas.
Ils se séparent. Le reste des élèves vaquent à leurs occupations. Ils commencent leurs devoirs, ouvrent un livre, sortent un jeu de cartes, feignent l'indifférence mais en réalité, ne manquent pas une virgule de la scène.
— Écoute, je m'inquiète pour toi, j'ai fait ce qui me semblait être juste. Ces messages qu'il t'envoie… je trouve ça super glauque.
Il le regarde de son air de petit chien triste, qui donne à Bakugou des fourmis dans les doigts tant il voudrait lui en coller une. A-t-il la moindre idée de ce qu'il vient de provoquer ?
— Glauque ? Midoriya arrête pas d'envoyer des messages à All Might, est-ce que tu lui dis qu'il est glauque, à lui ?
L'intéressé se tourne vers eux et leur lance un regard gêné. De toute évidence, il n'a aucune envie d'être mêlé à cette histoire.
— C'est pas la même chose et tu le sais très bien ! Midoriya et All Might, ils sont mignons, on dirait un père et son fils. Toi et lui, tu peux tourner ça comme tu veux, mais on dirait… on dirait pas ça, quoi !
— Vas-y crache-le, on dirait quoi ?
Les élèves qui n'ont pas encore fui le salon les fixent sans savoir quoi faire. Iida et Shouji s'échangent un regard, prêts à intervenir au moindre problème.
— On dirait un pervers, voilà ! hurle Kirishima. Tu as lu ce qu'il t'envoie ? Je veux dire, vraiment lu ? Tu crois qu'un adulte devrait dire des choses comme ça à des gens de notre âge ?
— On s'en fout de ça ! C'est juste que ça te regardait pas et maintenant que tu es venu foutre ta merde, ma mère a menacé d'appeler les flics !
Kirishima ne répond pas tout de suite. Autour d'eux, plus personne ne fait semblant d'être occupé à autre chose, ils les regardent de leurs yeux avides, attendant la prochaine réplique.
— Je voulais juste te protéger…
La voix de Kirishima meurt au fond de sa gorge et un instant, Bakugou pense que son ami va se mettre à pleurer. Génial, rien de mieux pour le faire passer pour le méchant de l'histoire.
— La prochaine fois, abstiens-toi.
Il tourne les talons et part s'enfermer dans sa chambre. Il a besoin d'être seul.
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1 – Bochi-bochi : pas mal, moyen
2 – Shaanai : c'est comme ça, c'est la vie
3 – Hannari : charmant, élégant, discrètement magnifique
4 – Eekakkoshii : prétentieux, qui prétend être autre chose que ce qu'il est vraiment