Outrage et meurtrissures

Chapitre 1 : Choir

2828 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a environ 5 ans

Ce soir-là, son monde s'écroule. Il voit sur grand écran, en plein Tokyo, mourir son enfance. Bakugou comprend à ce moment précis que tout périt, que tout s'écroule et pas seulement les inconnus très loin, si loin qu'ils appartiennent à peine à sa réalité. Comme tous les hommes, All Might reste faillible, sa place tout en haut du classement ne le protège en rien des affres du temps. Il comprend que lui aussi, un jour, mourra.


Kirishima lui lance des regards inquiets mais sans rien lui demander, comme s'il craignait une de ses nombreuses explosions de colère. Midoriya se tient quelques mètres plus loin, collé à son téléphone. Bakugou, lui, reste fixé sur l'écran géant, où il voit en direct les conséquences de son erreur.


— Toujours en direct de Kamino, commente la speakerine d'une voix robotique, nous apprenons à l'instant que le nombre de victimes civiles serait heureusement de zéro. Nous vous rappelons qu'il est toujours interdit de pénétrer dans la zone circonscrite par les secours.


Les images défilent, tout comme les brancards. Entre les décombres et l'angle de la caméra, difficile de discerner quoi que ce soit de précis, mais Bakugou devine la silhouette de Gang Orca que l'on charge dans une ambulance. La tête commence à lui tourner et il ne sait pas si c'est à cause de toute la fumée qu'il vient d'inhaler, de son bref mais intense voyage dans les airs ou parce que tout ce chaos est entièrement sa faute.


La femme du journal télévisé détourne un instant son regard de poupée de cire du prompteur, il semble que quelqu'un lui parle hors-champ. Elle blêmit sous son épaisse couche de fond de teint mais professionnelle, se reprend tout de suite, hoche la tête pour indiquer qu'elle a compris et se tourne de nouveau vers la caméra.


— Nous apprenons à l'instant que Hakamata Tsunagu, le héros plus connu sous le nom de Best Jeanist viendrait de succomber à ses blessures. Il demeure la seule victime à cette heure.


Le sol se dérobe sous les pieds de Bakugou. Le monde s'obscurcit, il n'arrive plus à déterminer où est la terre, où est le ciel. Au loin, très très loin, il entend Kirishima hurler son nom. Il ouvre les yeux et voit des pieds, rien que des pieds à perte de vue. Le bitume lui a arraché un peu de peau sur l'avant-bras, la blessure palpite, brûlante, mais il ne la sent pas.


On le relève et le sort de la foule, c'est un miracle qu'il parvienne à mettre un pied devant l'autre. Un type dans une veste fluo lui colle un masque sur le visage et pompe un air agressif qui descend de force dans ses poumons. Il n'a pas envie de respirer.


— Qu'est-ce qui s'est passé ? demande le type.

— Je sais pas, répond Kirishima. Il s'est écroulé, comme ça, d'un coup.


Bakugou met du temps à comprendre qu'ils parlent de lui. On lui passe un brassard, qui le serre et appuie là où il s'est égratigné. On l'allonge, lui tire les jambes vers le haut. Il se laisse faire. Tous ses membres fourmillent, une colonie de termites a envahi ses veines. Il ne sent plus ses dents plantées dans ses gencives et a l'impression désagréable d'être décalé de son propre corps.


Au milieu du brouillard qui envahit son cerveau, la même série de mots tourne en boucle. Viendrait de succomber à ses blessures, succomber à ses blessures, succomber… Il l'entend tellement que cela perd tout son sens et ne devient qu'un assemblage de sons incohérents, un simple mugissement de bête blessée. Il essaie de tendre de bras mais ses membres refusent de lui obéir.


Petit à petit, les termites désertent son système vasculaire, la clarté revient dans son esprit. Et une conclusion s'impose.

Il vient de tuer un autre être humain.


Bakugou apprend vite que la journaliste a menti. Que profitant de l'urgence du moment, une fausse information a trouvé son chemin jusqu'aux écrans japonais. Quand Bakugou entend leurs excuses publiques, deux jours après les événements, il balance son poste par la fenêtre de sa chambre.


Tous les jours, il se rend à l'hôpital. On lui a conseillé de rester chez lui pendant le reste des vacances, mais il y tourne sans s'arrêter, sa mère lui porte sur les nerfs et l'ennui le consume petit à petit.


On l'a enterré un peu trop vite, mais Best Jeanist n'est pas au meilleur de sa forme pour autant. Après plusieurs passages au bloc, il reste plongé dans le coma et Bakugou attend qu'il se réveille. Le premier jour, il fait croire à l'infirmière qu'il est un cousin, parce que seule la famille est autorisée à lui rendre visite. Il voit bien qu'elle ne le croit pas du tout, pourtant elle le laisse passer. Encore et encore et encore. Au début, il ne sait pas comment se comporter donc il s'assoit sur la chaise pliante abandonnée dans un coin et attend. Il ne dit rien et ne sait pas quoi ressentir alors il ne ressent rien non plus. Son éternelle colère est toujours là, aussi forte qu'avant, plus forte même. Mais elle n'explose plus. Elle se contente de remuer, de couver à l'intérieur et de lui pourrir les entrailles.


Une machine pousse l'air dans les poumons de Best Jeanist, un modèle plus cher et plus sophistiqué que celui qu'on a utilisé sur lui ce soir-là. Elle fait un boucan du diable. Chaque expiration lui évoque la décompression des portes d'un train, chaque inspiration s'accompagne d'un sifflement aigu, maladif. Si la mort était un bruit, ce serait celui-là.


Jour après jour, Bakugou s'approche un peu plus du lit. Les infirmières ont arrêté de lui demander s'il voulait quoi que ce soit, elles les laissent dans leur drôle de tête-à-tête. Il les voit parfois chuchoter de l'autre côté de la vitre, elles le pointent du doigt et s'échangent des signes de tête entendus. Il n'y prête aucune attention.


Le sixième jour, Bakugou ne peut plus approcher sa chaise plus près. Alors il s'agenouille au sol et pose sa tête juste à côté de l'épaule de Hakamata. Depuis la veille, il ne l'appelle plus Best Jeanist, quand il pense à lui. Il trouve idiot de désigner par un nom de héros une carcasse inerte.


Quand il est sûr que personne ne le regarde, il glisse sa main dans la sienne, en prenant bien garde à ne pas déplacer le capteur qu'il porte au bout de l'index. Une fois, il l'arrache sans faire exprès et une alarme stridente fait accourir toutes les infirmières à la ronde.


Il s'endort souvent dans cette position, qu'il trouve si rassurante. Il y sent une peau tiède et vivante, sous laquelle palpite un pouls. Le rythme lent, à peine perceptible, le berce et il ne se réveille qu'à l'heure de la toilette, quand l'aide-soignante fait irruption dans son cocon. La nuit, il ne ferme pas l'œil, le bip incessant de l'électrocardiogramme lui vrille les oreilles. Il se tourne et se retourne dans son lit, se couche, se lève, descend l'escalier, le remonte, le redescend, ouvre le frigo et le referme sans rien y prendre, fait les cent pas dans sa chambre, jusqu'à ce que sa mère accoure et lui hurle d'arrêter ce boucan.


Le matin du septième jour, on lui dit qu'il ne pourra pas voir Hakamata.


— Il a recommencé à saigner, on l'a emmené au bloc, explique l'infirmière.


Elle ne lui dit pas que ce n'est pas grave ou que tout ira bien. La prochaine fois qu'il le voit, de nouveau bardé de tubes et autres tuyaux, couvert de bandages de la gorge aux chevilles, il jette un œil discret à son dossier médical. Il n'y comprend pas grand-chose à part qu'à l'intérieur, tout n'est plus que de la purée.


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— Tu devrais lui faire la lecture, lui propose l'aide-soignante.

— Pourquoi je ferais un truc pareil ? aboie-t-il. Il est dans le coma, qu'est-ce que ça peut lui foutre ?


Elle le regarde d'un air attendri, en aucun cas blessée par son ton acerbe. Avant de répondre, elle réajuste son calot au-dessus de sa tête.


— Il peut quand même entendre ce qui se passe. Enfin, ce n'est pas certain à cent pour cent, mais les patients nous disent souvent qu'ils ont conscience de ce qui s'est dit.


Elle lui parle d'ondes cérébrales et de conscience profonde, mais il se fiche des détails. Il demande où il peut trouver un livre et elle lui indique la bibliothèque de l'hôpital, au troisième étage. La jeune femme qui l'accueille porte un badge où est indiqué « Bénévole », elle ne doit pas être beaucoup plus âgée que lui. Elle évite son regard mais le suit quand même dans les rayonnages.


— Je peux vous aider ? demande-t-elle d'une voix si basse que Bakugou l'entend à peine.

— Je cherche de quoi faire la lecture à quelqu'un. Il est dans le coma.


La fille fronce les sourcils et penche la tête sur le côté comme un chiot confus. Un instant, Bakugou se dit qu'elle va lui rire au nez, mais elle n'en fait rien.


— D'accord. Est-ce que vous savez ce qu'il aime ?

— Nan, crache Bakugou, que tout ce cirque commence à irriter.

— Ça ne fait rien, répond-elle d'une voix doucereuse. On va trouver quelque chose qui lui plaira.


A chaque seconde qui passe, il se sent d'autant plus ridicule. Il avait pensé entrer, prendre le premier bouquin venu et repartir.


— Quel âge a-t-il ?

— J'en ai aucune foutue idée. Quarante ans, par là.


Il a parlé plus fort qu'il ne devrait et une série de têtes se tourne vers lui. Un vieillard malingre, agrippé à sa bonbonne d'oxygène lui adresse un signe sévère, auquel il répond en levant les yeux au ciel.


La bénévole fait encore des simagrées et lui pose un million de questions inutiles avant de lui proposer un recueil de poésie française, d'un certain Baudelaire dont Bakugou a déjà entendu parler en cours mais sur lequel il ne s'est jamais penché. Cela fera très bien l'affaire.


— Vous laisserez le livre sur la table de chevet et vous pourrez nous le rendre quand vous voudrez, dit la fille tandis qu'elle rejoint le bureau. Je vais juste avoir besoin du nom et du numéro de chambre du patient, s'il vous plaît.

— Chambre 107, Hakamata Tsunagu.


La bénévole, en train de tapoter sur son clavier, s'interrompt, reste en pause les doigts en lévitation au-dessus des touches pendant une poignée de secondes, puis reprend.


— D'accord…


Bakugou s'installe contre le lit, dos à Hakamata. Il se sent un peu stupide au début mais il lit, jusqu'à en avoir la gorge qui démange. Il ne s'arrête que le soir venu, presque arrivé à la fin du livre, qu'il pose sur la table de chevet.


Avant de partir, Bakugou reste un instant debout devant le lit et observe Hakamata. Il a fait ça. Il est l'unique responsable de ce désastre. Les infirmières chuchotent dans les couloirs, quand elles pensent qu'il ne les entend pas. Qu'elles parlent, elles ne comprennent pas ce qui les lie désormais. Comment le pourraient-elles ?


Une mèche blonde tombe sur les yeux du héros déchu. Bakugou la replace, frissonne quand sa main effleure un tuyau dont il ignore l'utilité.


— C'est vrai que vous entendez tout ce que je dis ?


Évidemment, il ne reçoit aucune réponse et ricane d'en avoir espéré une.


— Je suis désolé. Je me suis fait avoir comme un débutant et c'est vous qui en payez les conséquences. Je suis désolé d'avoir été aussi nul pendant le stage. Si vous vous réveillez, je vous promets de me coiffer et je porterai toutes les fringues ridicules que vous voudrez.


Il renifle.


— Juste… mourez pas. S'il vous plaît.


Les deux jours qui suivent, Bakugou n'arrive pas à se rendre à l'hôpital. Les soupçons de sa mère grandissent jour après jour, il prétexte des sessions de révision avec Kirishima mais voit bien qu'elle ne le croit pas. Peu importe, tant qu'elle ne l'empêche pas de sortir.


C'est exactement ce qu'elle fait. D'abord, elle le traîne à une réunion de famille qui n'en finit pas. Personne ne lui adresse la parole, on ne sait que lui dire sans évoquer toute cette fumeuse affaire. Il échange quelques mots creux avec des cousins qu'il n'a pas vu depuis une éternité. Il n'écoute pas ce qu'ils racontent, trois vers lui tournent en boucle dans la tête et lui coupent l'appétit :


« Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres,

Et son crâne, de fleurs artistement coiffé,

Oscille mollement sur ses maigres vertèbres »


C'est le dernier poème qu'il a lu la veille, la voix assez forte pour couvrir le ronronnement des machines. Quand il rentre chez lui, l'heure de fin des visites est passé depuis longtemps.

Le lendemain, alors qu'il s'apprête à quitter la maison, Mitsuki l'attrape par le col et le traîne jusqu'au salon.


— Toi, tu vas rester là aujourd'hui. Le professeur Aizawa a appelé, il voudrait nous parler.


Un dortoir. Juste un foutu dortoir. On le cloue à la maison toute la journée juste pour une histoire d'internat dont il se fiche complètement. Sa mère le jette dans les bras d'Aizawa, trop contente de se débarrasser de lui et ce n'est pas comme si son père avait le cran de le défendre face à cette harpie. Comme trop souvent, la dispute dégénère en un échange de cris et Bakugou n'a qu'une hâte : sortir de cette maison au plus vite.


Il y parvient bien trop tard à son goût, mais garde assez de temps pour une visite. L'infirmière qui lui ouvre la porte du service d'habitude n'est pas là, c'est une petite nouvelle à l'air pas très dégourdi qui l'accueille. Elle le guide dans le couloir jusqu'à la porte 107, grande ouverte. Le matelas est nu, la chambre vide, une femme en tenue verte passe la serpillière sur le lino. Quand elle les voit tous les deux, elle leur adresse un drôle de signe de la main et l'infirmière tourne les talons, embarrassée.


Elle tourne la tête d'un côté puis de l'autre, jusqu'à apercevoir une collègue plus expérimentée. Elle fait signe à Bakugou de ne pas bouger et trotte d'un pas mal assuré jusqu'à l'autre femme. Elles chuchotent quelques mots, que Bakugou n'entend pas. Il ferme les yeux, réprime une envie de vomir. Ça y est, c'est arrivé. Hakamata est mort et c'est lui qui l'a tué. Bakugou entend son cœur cogner dans sa poitrine, mais c'est comme si le sang n'arrivait plus jusqu'à ses membres. Il cherche un siège des yeux. Il a désespérément besoin de s'asseoir mais il ne veut pas rentrer dans la chambre, cette maudite chambre qui sent la mort.


C'est alors que la jeune femme revient vers lui et baisse la tête dans une courbette polie.


— Je vous prie de m'excuser. Monsieur Hakamata a été changé de service ce matin.


Elle lui indique le chemin à prendre et c'est seul qu'il parcourt une autre bardée de couloirs, sas et cages d'escalier. Il arrive enfin à destination, croise de nouvelles infirmières, qui le guident à leur tour. Il se rend compte qu'il se sent plus chez lui dans cet hôpital que chez ses propres parents et qu'il y a passé bien plus de temps ces dernières semaines que dans toute une vie.


Il reste longtemps devant la porte entrebâillée sans oser entrer. Qui sait ce qu'il risque de trouver derrière ? Ses jambes tremblent comme elles n'ont jamais tremblé devant un combat, il doit prendre plusieurs longues inspirations avant de se décider.


À l'intérieur, plus de ronronnement mécanique, plus de bip entêtant. Hakamata repose immobile, couché sur le dos. Bakugou s'avance, toussote pour signaler sa présence.


Les paupières de Hakamata papillonnent et Bakugou sent un poids immense quitter ses épaules. Il ne peut retenir un rire nerveux qui meurt au fond de sa gorge quand son regard croise les iris turquoise et confuses de l'homme couché devant lui. Il n'a jamais rien vu d'aussi terrifiant, ni d'aussi magnifique.


— Merci de m'avoir écouté.


Hakamata répond par un sourire.



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