Speak of the Devil
Ce chapitre est la suite directe du précédent (A hard day's night). Chronologiquement, il se déroule toujours pendant l'épisode 2x14, mais entre les scènes présentées dans l'épisode. Il n'y a donc pas réellement de gros spoilers.
Nomad's land
Chloe
Fendant la cohue du bar bondé où ils avaient pris place à une table haute, Chloé avait fini par s'enfuir au bout d'une demi-heure de tête-à-tête. Cela n'avait rien de très glorieux, mais c'était la meilleure chose à faire pour ne pas... craquer. Rester là en face de lui, à le voir si semblable à lui-même, sourire à pleines dents et plaisanter comme si de rien n'était… Elle avait repoussé l'échéance de se retrouver sous son regard ardent et presque inquisiteur, parce que toute cette situation lui paraissait désormais tellement humiliante… Comptez sur Lucifer pour en ramener une à son bras, quand on lui conseillait de « planquer les strip-teaseuses »… Elle avait cru qu'il pourrait peut-être y avoir quelque chose entre eux depuis la plage et ce si tendre et inattendu baiser entre eux. Ce n'était finalement pas ce qu'il voulait et elle s'était trompée. Fin de l'histoire.
Comment aurait-elle pu lui dire quoi que ce soit ? Ou faire semblant ? Avouer qu'elle aurait voulu le serrer dans ses bras parce qu'elle était heureuse et soulagée de le revoir ? Avouer qu'elle crevait de jalousie indue ? Il n'attendait que cela ! Depuis le début, il pérorait sans arrêt qu'elle était « insensible à son charme ». Mais où était-il allé chercher un truc pareil ?! Elle se le demandait bien ! Elle avait juste marché dans cette combine par jeu, parce qu'elle avait eu un peu peur de lui, de son étrangeté, et pour le tenir un peu à distance. Elle aurait bien voulu être insensible, car elle ne se serait pas sentie alors si atrocement poignardée par sa légèreté, sa désinvolture – sa façon d'être tout court – quand elle aurait tant voulu qu'il soit… autrement. Pour elle, c'était l'aveu d'un échec, d'une incapacité à communiquer vraiment, lorsqu'on préférait le rêve qu'on avait d'un autre, à sa réalité...
Dernièrement, la confiance qu'elle plaçait en lui avait pourtant grandi, parce qu'il avait tant de fois répondu présent quand ça bardait. C'était ça, Lucifer. Il faisait la fine bouche sur les "meurtres ennuyeux" mais que les choses se gâtent et il rappliquait aussitôt... Lorsque son sang avait été empoisonné, il était là. Il l'avait tenue et réconfortée, emmenée à l'hôpital et il lui semblait qu'elle avait lu l'amour, l'inquiétude, la préoccupation sur son visage quand il l'avait découverte le nez en fontaine, tremblante et désemparée comme jamais…
Et tout cela n'avait été qu'un mirage… Do you feel the same or am I only dreaming ?... Les insidieuses paroles des Bangles qui tournaient en boucle sur son iPod, qu'elle ne pourrait plus réécouter de la même façon dorénavant, venaient tourner encore et encore dans sa tête. Is this burning...
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Ce qui était réel par contre, du moins elle voulait à toute force pouvoir le croire, c'était qu'ils formaient un tandem professionnel efficace. Extraordinairement efficace, il fallait le dire, depuis qu'il acceptait de mettre son don de faire parler les gens dans la balance pour obtenir des aveux "spontanés" des suspects. Leur taux de réussite à l'élucidation commençait à faire des envieux. Chloé savait bien que c'était entièrement dû au talent de son coéquipier et qu'elle même, quelque détermination qu'elle puisse montrer, ne faisait peur à personne dans cet univers de gros machos qui ne comprenaient souvent que la force, qu'il s'agisse des flics ou des voyous…
Cependant comme les mystères de Lucifer était loin d'être résolus, la part d'elle-même qui avait renoncé à chercher qui il était vraiment s'inquiétait toutefois que ses méthodes ne puissent être un jour rejetées par un tribunal si elles étaient passées au crible d'experts en psychologie... Amenadiel lui avait dit que son frère était un mentaliste doué. Et si c'était vrai ? Et si les aveux qu'il obtenait ne pouvaient pas vraiment être considérés comme "spontanés" ? Si quelqu'un s'avisait de poser qu'ils étaient plutôt extorqués sous une quelconque forme de contrainte habile, tous les criminels qu'ils avaient arrêtés bénéficieraient-ils automatiquement d'un non-lieu ? Ce serait une véritable catastrophe s'ils retournaient dans les rues et avec des excuses en plus !
Peut-être pas pour lui, parce qu'il n'était qu'un consultant et qu'il pourrait toujours retourner à son nightclub lucratif et oublier tout ça. Mais pour elle, c'était autre chose. Elle savait que sa propre carrière ne s'en relèverait pas. Pas après Palmetto, pas après la mort définitive et très suspecte de Malcolm l'an passé...
Aussi faisait-elle tout son possible pour remplir ensuite les dossiers avec la plus extrême vigilance et minutie – ce qu'il ne comprenait bien sûr pas, et critiquait vertement en la traitant boudeusement d'infâme gratte-papier. Mais elle comptait bien rester aussi tard qu'il le faudrait sur cette foutue paperasse pour la rendre inattaquable, parce qu'elle avait de la gratitude pour la façon dont il avait donné vie à sa carrière, à ses espoirs d'être utile. En soi, c'était déjà énorme quand elle y pensait. C'était juste parce qu'il était facétieux, décalé, attirant et drôle qu'elle avait tendance à tout mélanger. Mais c'était une très mauvaise idée.
Résignée, elle secoua la tête et poussa la porte de la chambre de Trixie pour vérifier que l'enfant dormait bien. La petite pièce était silencieuse et elle distinguait la fine silhouette de sa fille qui formait une petite boule sous ses couvertures, respirant régulièrement au milieu des poupées. Elle allait refermer pour se retirer pour la nuit quand une petite voix la retint.
— Maman ?
— Ouistiti ?
— Tu étais où ?
— Avec Lucifer. Il voulait me voir car il reprend le travail au commissariat. Il voulait que je lui parle un peu des choses qu'il a manquées... D'ailleurs, maintenant qu'il est revenu, ça te plairait que je prenne quelques jours de congés pour les passer rien qu'avec toi ? J'ai bien conscience que n'étais pas beaucoup à la maison ces jours-ci…
Et comme ça, j'aurais une bonne excuse pour l'éviter encore un petit peu...
— Super ! Est-ce que Lucifer viendra nous voir ?
— Euh… non ma puce. L'idée, c'est qu'il y en ait au moins un de nous deux qui travaille…
— Le soir alors ?
— Et bien, c'est un jeune marié maintenant. Je pense qu'il préférera rentrer chez lui pour passer du temps avec la dame qu'il a épousée. C'est normal.
— Mais alors est-ce que… ça veut dire que Lucifer ne nous aime plus du tout ?
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Daniel
En ouvrant sa porte à trois heures du matin, Dan n'était pas de la meilleure humeur. Les coups répétés à sa porte depuis deux minutes, avaient achevé de l'inquiéter et de le tirer du lit. En débardeur de coton et caleçon à motifs petits cœurs rouges et roses offert par sa femme pour leur toute dernière Saint-Valentin, il se faufila pour aller déverrouiller à l'entrée, tandis qu'il affermissait sa prise sur la crosse de son arme de service...
Et la dernière chose qu'il s'attendait à trouver sur son palier, c'était l'endimanché perpétuel qui lui avait pourri tout espoir de pouvoir se remettre avec Chloé. Le poing en l'air, et manifestement prêt à réitérer autant qu'il le faudrait, le dandy brun détesté en complet bleu avait les yeux cernés et injectés et des cheveux en pleine rébellion contre l'absence de gel fixant...
Dès qu'il commença à parler, l'inspecteur Espinoza comprit mieux de quoi il retournait. Avec une élocution moins fluide et légèrement embarrassée butant sur certains mots et étirant les voyelles, Lucifer donnait des signes d'ébriété évidente. C'était d'ailleurs bizarre que ce type ne soit pas complètement alcoolique, car Dan avait déjà eu la nette impression qu'il avait la descente facile...
— Daniel ! Vous êtes là ! Je sais qu'il est un peu tard mais j'ai besoin d'un service… Ouh, joli pyjama ! commenta-t-il avec un rictus insistant qui le mit mal à l'aise.
Tachant de ne rien en montrer, Dan plissa ses yeux bleus et se croisa protectivement les bras sur le maillot qui couvrait son torse avantageux. C'était ridicule car Lucifer l'avait déjà vu encore moins habillé lorsqu'ils avaient dû rencontrer le mafieux russe dans son hammam favori, et qu'ils ne portaient tous qu'une serviette affreusement fine aux hanches… Encore un souvenir embarrassant dont il se serait bien passé !
— Lucifer, c'est le milieu de la nuit ! protesta-t-il. Si vous venez pour vous payer ma tête, on verra ça demain ! Rentrez chez vous et fichez-moi la paix !
Lucifer sursauta en tanguant légèrement quand la porte manqua de lui cogner le nez en claquant. Il resta quelques secondes perplexe avant de refaire une tentative, à voix plus haute qui résonna en portant loin dans le couloir.
— Daaaan ! Allons… Vous ne voudriez pas que j'aille me présenter chez l'adorable miss Lopez dans l'état de désolation vestimentaire et personnelle où je me trouve actuellement, n'est-ce pas ?… dit-il de sa voix traînante en y mettant à dessein beaucoup trop d'insinuations.
L'inspecteur rouvrit la porte, le visage fermé et la bouche froncée de contrariété. L'indésirable visiteur affectait une posture nonchalante, une main sur le chambranle mais Dan n'était pas sûr que ça ne soit pas plutôt pour sécuriser sa station debout.
— Baissez d'un ton, siffla-t-il, vous allez réveiller tout l'immeuble ! Mais qu'est ce qui ne va pas chez vous de débarquer chez les gens comme ça ! Et si je n'avais pas été seul ?
Lucifer ouvrit la bouche, inclina la tête à droite et retint sa grande gueule à temps. Non, la vie sexuelle terne et ennuyeuse du déplaisant ex de service ne devait pas le faire mettre à la porte ! Il posa un pied sur le seuil dans l'intention d'entrer.
— Considérez que je vous serai redevable d'une faveur. Et je vous ferai dire qu'elles se monnayent assez cher sur le marché.
— C'est ça, marmonna Dan en se frottant la figure, et bien vous voulez un scoop ? Si vous étiez sympa, vous auriez des vrais amis à squatter et ils vous aideraient pour rien...
— S'il vous plaît, pria-t-il alors qu'il lui en coûtait. J'ai juste besoin que vous me laissiez votre canapé pour quelques heures. Je serai parti avant même que vous vous leviez…
Dan cligna des yeux plusieurs fois et fronça les sourcils. Qu'est-ce que c'était que ça ? Il rêvait ou Lucifer essayait de l'amadouer avec ce ton hésitant entre la séduction et la supplique ? Il avait l'alcool bizarre mais allait vite comprendre qu'il était mal tombé...
— Mais pourquoi vous n'allez pas chez vous ?!... Ne me dites pas que vous vous êtes déjà embrouillé avec votre femme ?…
Le grand emmerdeur eut un regard un peu perdu et presque coupable, bien loin de son arrogance habituelle, que Dan ne put s'empêcher de trouver désopilant. Jamais il ne se résoudrait à l'apprécier totalement mais en de rares occasions, quand il y mettait un peu du sien, l'inspecteur avait l'impression que Lucifer et lui pouvaient se comprendre.
— Ah si, c'est ça ? Eh bien, il ne vous aura pas fallu longtemps ! Moins d'un mois de corde au cou et vous regrettez déjà ? Vous êtes pas différent des autres finalement… Allez venez, vous me faites de la peine à me supplier comme ça...
Lucifer donna l'impression de s'être coincé une vertèbre en l'entendant faire ce commentaire mais ne pipa mot. Il devait vraiment être désespéré… Bon à savoir.
D'un pas mal assuré, il le suivit dans la pièce principale en marchant avec précaution. Dan lui désigna le canapé trois places où le mètre quatre-vingt-dix du Diable ne rentrerait pas sans déborder et lui demanda s'il voulait un oreiller, ce qu'il déclina en disant que ça irait bien comme ça. Il se posa sur le bord, puis il s'enquit encore avec un inconfort visible d'une chose qui n'avait aucun rapport avec rien :
— Charlotte Richards n'est pas dans votre chambre en ce moment, n'est-ce pas ?
L'inspecteur Espinoza eut un petit rire de gorge et s'en alla en secouant la tête en pensant que ce mec avait vraiment des problèmes sérieux et qu'il fallait espérer que ses séances de psy finissent par porter leurs fruits un jour.
— Non parce que si elle était là, je préfèrerais encore aller chez Ella ! prévint-il.
— Hey Einstein, je sais pas ce que vous avez à me casser les pieds avec Maître Richards mais va falloir vous calmer un peu. Elle s'est juste servi de moi une fois pour parvenir à ses fins, et vous êtes le seul qui se fait des films à notre sujet ici...
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Vingt minutes plus tard, lassé d'avoir tourné dans un sens et dans l'autre pour tenter vainement de trouver une position confortable, après avoir pesté intérieurement contre le toucher rêche du tissu du canapé prêté (qui ne valait pas la douceur habituelle de ses draps de soie) Lucifer décida qu'il allait enlever sa chemise pour l'étendre là où il reposait sa tête. C'est le moment où Dan revint pour prendre un verre d'eau dans le coin cuisine ouvert sur le séjour. Du coin de l'oeil, il le surprit en train de trafiquer on ne savait quoi.
— Qu'est-ce que vous fichez encore ? Vous ne dormez toujours pas ?
— Si, si… c'est juste que je voulais… euh… protéger votre canapé, mentit-il.
— Vous n'allez pas rester torse nu ! Vous voulez que je vous prête un truc ?
— Sans façon, non, répondit-il en anticipant un chiffon informe. En plus, ce n'est pas comme si vous ne l'aviez jamais vu… dit-il avec un sourire en coin.
Dan encaissa l'œillade intéressée qu'il lui envoyait et leva les yeux au ciel. Plus narcissique tu meurs ! Il allait rétorquer un peu sèchement quand il se souvint de l'alignement des dizaines de témoins d'immoralité dans le commissariat, qui disaient tous en substance qu'il était le meilleur coup de la ville mais qu'ils n'en avaient rien à faire de lui. Cela l'avait choqué à l'époque, même s'il n'aimait pas beaucoup Morningstar. Il devait forcément se sentir franchement seul à des moments. Il avertit d'un ton bourru :
— Hey, vous ! N'y pensez même pas !
— Penser à quoi ? Oh… Dan ! Soyez rassuré ! Rien que l'idée de ma mère et vous en train de faire le bête à deux dos suffit à me couper tous mes effets...
— Votre mère ? Mais qu'est-ce que vous racontez encore ? Vous êtes sauvagement torché, ma parole !
Lucifer eut l'air d'opiner un peu. Le faible éclat de la lampe de la hotte éclaira un bref instant les deux grandes cicatrices qu'il avait dans le dos et qui firent grimacer l'inspecteur tandis que son hôte se rallongeait tranquillement, un bras derrière la tête.
— C'est vrai, admit-il tranquillement. Normalement, je ne devrais pas être ivre. Est-ce que votre ex' est dans les parages ?
— Non, il y a juste moi, déclara-t-il en reposant son verre dans l'évier et s'émerveillant de voir comme il passait du coq à l'âne. Par curiosité, on peut savoir ce que vous essayez d'oublier en buvant autant ? Je dois m'attendre à ce que des collègues viennent vous coffrer demain ou quoi ?
— Je ne suis pas si saoul, répondit Lucifer d'un ton zézayant indigné qui contredisait totalement le propos.
— Ouais, c'est ça... Dites, vous deviez pas voir Chloé ce soir ? Elle vous a envoyé balader, c'est ça ? Elle ne veut vraiment plus travailler avec vous ? J'ai pourtant essayé de la convaincre...
— Elle n'a rien dit d'aussi catégorique mais quand j'ai essayé de lui parler, elle refusé d'écouter et elle est partie au bout de quelques minutes… Je ne me suis pas senti aussi abattu depuis le jour où mon cher Père m'a viré de chez lui...
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Lucifer
Lucifer essaya vraiment de dormir mais d'anciens souvenirs indésirables lui revinrent avec une vivacité et une intensité absolument incompréhensible durant les brèves heures où il put fermer les yeux. C'était la faute du Dr Linda, tout ça. Elle l'avait forcé à repenser à l'Éden. Et maintenant, ils affluaient comme si une digue avait rompu quelque part en se précipitant à gros bouillons derrière ses yeux fatigués qui le piquaient.
Le Dr Linda se trompait en imaginant une relation sérieuse entre Eve et lui. Cela ne voulait pas dire qu'il ne l'appréciait pas, bien au contraire. C'était une fille tout à fait gentille. Peut-être même qu'on pouvait dire selon des critères actuels qu'elle avait été sa toute première amie…
Il l'avait rencontrée quelques temps après qu'il ait été recueilli par Lilith après sa fugue de la Cité d'Argent. Sa sombre et orageuse beauté ne le traitait pourtant pas toujours bien. Il arrivait souvent qu'elle se mure dans un étrange silence ou qu'elle s'en aille brusquement plusieurs jours sans lui dire où elle allait. Le jeune ange qu'il était en restait désemparé. Il lui demandait s'il avait fait quelque chose de mal et elle s'impatientait de cela en le sommant d'arrêter de dire n'importe quoi, avant de le serrer avec force contre elle.
Il avait appris à faire avec ses retraites inopinées parce qu'elle en revenait toujours plus câline, chose dont il ne se plaignait évidemment jamais… Avec l'expérience qu'il en avait maintenant, il aurait pu formuler des hypothèses bien différentes sur les raisons de son comportement d'alors… Mais le très jeune Samael n'en imaginait aucune. Quand elle le repoussait presque méchamment, il croyait souvent qu'elle allait le chasser de chez elle, ou l'emmener à l'autre bout de l'Éden pour l'abandonner.
Puis le remords semblait avoir raison d'elle, et pendant un petit moment merveilleux après son retour, elle l'autorisait à dormir tout contre elle, caressait ses joues lisses et ses cheveux longs et bouclés en murmurant des choses incohérentes. Il était si innocent alors. Il ne faisait que partager généreusement sa chaleur corporelle, pelotonné contre elle, car elle avait vite découvert qu'il ne mentait pas en disant qu'il était le maître du feu et qu'il ne gelait jamais dans la caverne quand il y dormait...
Avec le temps, il avait réalisé que le comportement de Lilith était d'une régularité extraordinaire et en était venu de lui-même à garder ses distances lorsqu'il le fallait. Il en profitait pour faire de longues promenades, souvent seul, parfois accompagné d'animaux volontaires pour l'escapade.
C'est à l'occasion d'une de ces étapes solitaires qu'il s'était arrêté un jour près du bord d'un ruisseau serpentant dans un bosquet, assez en amont du bras principal de l'Euphrate, et qu'il avait entrepris de cueillir un roseau creux pour fabriquer une flûte sommaire. L'opération lui avait pris un certain temps mais il en avait à revendre. Lorsqu'il l'avait essayée pour jouer une mélodie très simple, toute la nature s'était arrêtée tout autour pour l'écouter.
Relativement satisfait de cette découverte enivrante, il avait décidé de garder précieusement son roseau chantant dans le but de le montrer à Lilith plus tard et c'est alors qu'il pensait à aller se chercher un coin où dormir à l'abri, qu'il était tombé sur une créature craintive, d'apparence angélique, qui se cachait maladroitement derrière un tronc d'hévéa en croyant qu'il ne la verrait pas. La musique avait dû l'attirer.
Elle était plutôt grande, blonde, mais sa peau exposée était bien plus brunie que la sienne qui restait pâle comme celle de sa sœur ombrageuse. Les membres longs et gracieux de la nouvelle venue, sa taille peu marquée et les globes de sa poitrine à peine dessinés avaient intrigué Samael presque autant que le fait qu'elle portât, comme Lilith, cette étrange minuscule chevelure bouclée à la pointe basse de son ventre plat. Ce petit détail lui indiqua qu'elle pouvait être une nouvelle sœur de Lilith ou peut-être... une puinée de celui qu'elle appelait "Adama" ! Lilith ne parlait presque jamais de lui sauf pour avoir des mots durs. Comme la petite timide ne disait rien et restait à moitié cachée derrière son arbre, Samael lui sourit pour l'encourager à venir au-devant de lui. Et juste comme il se demandait si elle pouvait parler, elle avait sorti d'un coup :
— Es-tu un homme ou un oiseau ?
L'ange avait ri de la question naïve mais pas complètement insensée. Quelque chose lui disait qu'elle semblait être comme lui, "pas complètement finie" comme disait Lilith.
— A ton avis ?
— Les deux ! avait-elle répondu sans hésiter.
Comment ne pas montrer de certitude devant une telle évidence ?
Par jeu, Samael avait alors soudain désocculté et déployé largement ses grandes ailes blanches d'un seul mouvement ample qui surprit son admiratrice en la faisant reculer d'un pas.
— Tu veux dire à cause... de ça ? demanda-t-il en bombant fièrement le torse, déjà conscient de son effet.
Elle était restée bouche bée, et comme hypnotisée par l'éclat luminescent qui en émanait. Ce flot capturait peu à peu sa jeune conscience, en la saisissant d'une incontrôlable révérence. Elle eut du mal à détourner le regard.
— Non… avait-elle dit d'une voix nouée, je voulais dire parce que tu sais chanter… Mais là, c'est bien plus vrai !
Elle porta une main tremblante à son propre visage et de l'eau se mit à couler de ses yeux ce qui désarçonna le jeune ange.
— Tu es le premier homoiseau que je rencontre, expliqua-t-elle. Tes ailes sont si belles ! Et tu parles ! Les autres créatures parlent aussi, mais je ne comprends pas ce qu'elles disent… Est-ce qu'il y en a d'autres comme toi ou bien est-tu tout seul comme Adam et moi ?
Samael avait réfléchi. Était-il tout seul ? Oui d'un certain point de vue. Non, s'il ne voulait pas offenser Lilith… Aussi avait-il répondu la vérité, à savoir qu'il y en avait beaucoup d'autres comme lui mais qu'ils sortaient rarement de la Cité d'Argent qui était très loin d'ici. Puis l'humaine avait hoché la tête et s'était tournée en annonçant qu'elle devait rentrer pour la nuit. Il avait dûment noté son dos lisse et dépourvu d'ailes.
Sur le point de partir, elle demanda :
— Peux-tu revenir demain ?
L'ange savait qu'il ne pourrait pas rentrer à la caverne pendant plusieurs jours. Avec le recul, il aurait mieux valu pour elle qu'il l'ignore et refuse l'invitation, mais il ne savait pas comment les choses tourneraient ensuite, et il détestait être seul, alors il accepta.
Et c'était ainsi qu'il avait rencontré Eve. De la façon la plus anodine qui soit. Rien de mauvais ou de dépravé dans tout cela. Juste un peu de curiosité pour un être différent qui le jugeait positivement au premier abord. Cela le changeait de ses frères et de ce côté agressif et piquant que pouvait avoir Lilith. Pourquoi n'aurait-il pas eu envie de la revoir ? Le pouvoir d'Uriel qui aurait pu prévoir de funestes conséquences n'était pas encore en vigueur à ce moment-là car son cadet n'était pas encore au monde.
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Comme d'habitude, il rouvrit les yeux sur le coup des six heures six du matin, et inspira profondément.
Lucifer discernait vaguement que les choses dont il avait parlé avant de s'endormir pouvaient peut-être expliquer qu'il revoie ces images, mais pas du tout comment il se faisait qu'au cœur de son rêve, ses souvenirs se trouvassent soudain altérés. Et qu'au lieu de voir les véritables traits d'Adam et Eve, certes un peu brouillés par les millénaires, ils s'étaient mis à lui apparaître graduellement sous ceux de... Daniel et d'Ella !
C'était parfaitement inepte. Normalement le Dr Linda aurait été toute indiquée pour démêler cette "erreur d'avatar" issue d'un possible gâtisme accéléré de son cerveau depuis qu'il était parmi les humains, mais avec son comportement de la veille, il préférait attendre un peu avant de reparaître devant elle pour faire amende honorable.
Renonçant pour le bien du canapé de Daniel, à rêvasser un peu trop précisément aux épisodes ultérieurs de sa relation avec Lilith, et particulièrement à ceux où il avait jeté cette ridicule et inutile "innocence" aux orties avec elle, il se leva et se rhabilla rapidement. Il ne prit pas la peine de remettre sommairement les coussins en ordre, mais il saisit son téléphone pour faire une demande spéciale via l'appli de son service de conciergerie privée haut de gamme. La commande serait livrée dans l'heure au commissariat, soigneusement libellée dans une boîte luxueuse à l'intention exclusive de l'inspecteur Espinoza.
Rassemblant le peu d'informations qu'il avait retenues de son hôte improbable, il avait trouvé la parfaite idée de cadeau dans le trait commun que Dan partageait avec sa progéniture : la gourmandise. Beatrice était prête à tout pour du gâteau au chocolat ; son père se plaignait constamment que "quelqu'un" lui volait ses délicieux flans aux œufs dans le frigo de la Police… Lucifer devait reconnaître qu'ils n'étaient pas mauvais du tout… mais qu'il était temps de lui ouvrir d'autres horizons sur son péché capital préféré. Avec un sourire plein de malice, le Diable appuya sur le bouton d'envoi du petit message qu'il comptait faire glisser dans la boîte contenant une somptueuse crème brûlée maison exécutée personnellement par un grand pâtissier et qui disait : "Merci infiniment pour cette nuit mémorable, Daniel".
Il avait hâte de le voir s'échauffer au sous-entendu que ses collègues ne manqueraient pas d'y voir, mais aussi hâte de voir son regard quand il goûterait à la première cuiller...
Sans bruit, il quitta les lieux pour rentrer au Lux.
(probablement à suivre)