Speak of the Devil
A hard day's night
Linda
C'est enveloppée d'un peignoir blanc moelleux et le visage recouvert d'un masque vert au concombre que Linda retomba inopinément sur une personne qu'elle ne s'attendait pas du tout à rencontrer « hors contexte » : Candy. S'il y avait bien une chose qui la déstabilisait, c'était que sa vie privée se retrouve mélangée à son travail. Oui, ce problème avait commencé dès qu'elle avait rencontré Lucifer et apparemment, il n'allait pas en s'arrangeant… Mais tomber sur Madame entre les traîtres murs de son spa favori, en plein centre-ville et en dehors des heures de bureau, n'avait rien pour la réjouir et tout pour la rendre extrêmement soupçonneuse.
Aussi pendant une bonne grosse minute, avait-t-elle avait fait mine de penser à autre chose et de ne pas la reconnaître. Mais sitôt qu'elle avait été débarrassée de ce qu'elle avait sur la figure, Mrs Morningstar lui avait souri en demandant avec un petit sourire incertain :
— Est-ce que c'est vous ? La doctoresse que mon mari adore ?
Là, le Dr Martin dut bien reconnaître que cette dernière phrase avait beaucoup fait pour améliorer son humeur. Elle avait produit son sourire le plus diplomatique pour répondre :
— Et bien, s'il m'adore, je ne suis pas sûre que sa cure soit aussi efficace que ça !
La jeune épousée blonde aux yeux sombres arrondit les yeux et secoua plusieurs fois la tête en s'empressant de préciser avec une maladresse et précipitation charmantes :
— Oh non non, il dit tellement de bien de vous ! Et je vous avoue que… je suis très heureuse de vous rencontrer ici. C'est Lucifer qui m'a dit que vous veniez là et que par conséquent, ce devait être un endroit parfait car il trouve que votre peau est éclatante…
Linda plissa les yeux, légèrement mal à l'aise, songeant que leur mariage devait être très ouvert s'il allait parler à sa femme de la peau des autres femmes et de ce qu'il en pensait… Elle s'empêcha vigoureusement d'y penser.
— Ah ? Personne ne remarque ce genre de chose d'habitude, murmura-t-elle. Et bien, j'ai été ravie de vous revoir mais j'ai un soin d'enveloppement d'algues qui m'attend…
— Oh ! C'est merveilleux ! Allons-y ensemble ! Cela ne vous dérange pas ? Je souhaiterais vous poser quelques questions à propos de mon mari et… je ne vois pas trop à qui d'autre demander…
— C'est-à-dire… que je suis tenue au secret professionnel. Je ne peux rien dire à personne de ce que mes patients évoquent au cours des séances… rappela-t-elle.
— Oh… fit la jolie Barbie toute déçue. Je comprends… Pensez-vous que je pourrais parler à son équipière de la police ? Elle le connaît bien, n'est-ce pas ?
Candy levait ses yeux de chaton inoffensif sur elle et Linda se dit qu'elle était fichue. Sa bonté la perdrait.
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En revenant à son cabinet pour prendre la suite de ses rendez-vous de la journée, le Dr Martin était toujours sous le coup de ce que Candy venait de lui révéler. La pauvrette était en train de déchanter en découvrant que son mari pouvait être extrêmement fuyant, difficile à faire parler et assez orgueilleux, pour ne pas dire entêté, quand il était question de recevoir de l'aide.
Combien de fois l'avait-elle vu se crisper sur le sofa avec sa petite moue pincée et ses yeux orageux quand elle suggérait qu'il agissait puérilement. "Le Diable n'éprouve pas de jalousie" ou "C'est parfaitement ridicule, le Diable ne saurait avoir peur". Etc, etc, etc… Dommage qu'il ne soit pas l'acteur qu'imaginait la jeune légiste Ella Lopez, car il aurait largement pu postuler pour le rôle de Louis XIV...
Candy lui avait avoué son embarras, car depuis qu'ils étaient à Los Angeles, alors que tout se passait très bien entre eux avant, Lucifer semblait à présent l'éviter. Il ne rentrait pas de la nuit, ne reparaissait qu'au petit matin pour se changer et se faire beau, avant de ressortir assez tôt pour se rendre au poste de police. Elle insistait sur le fait qu'il était prévenant et gentil avec elle, mais qu'ils avaient fait l'amour pour la dernière fois il y a trois jours, qu'il ne la touchait plus depuis et ne la regardait plus dans les yeux…
Pauvre chérie ! Trois jours ! Si seulement j'avais autant de chance !
— Y a-t-il eu un quelconque événement qui aurait pu, influer sur son humeur ? Un homicide éprouvant sur lequel il travaille, peut-être ? suggéra-t-elle.
Elle n'y croyait pas une seconde. Lucifer était toujours d'excellente humeur lorsqu'il se rendait sur le lieu de crimes « abominables » qui l'enchantaient. Mais peut-être cela avait-il un rapport avec le fait qu'il allait pouvoir tourner autour de Chloé Decker.
— Je ne sais pas du tout. Il me dit que non et que je ne dois pas m'inquiéter mais ce travail est si dangereux et je préférerais qu'il ne le fasse pas…
— Il ne l'entend pas de cette oreille, n'est-ce pas ?
— Je ne suis pas stupide, docteur, avait répondu Candy tristement. Quand il est arrivé à Las Vegas et qu'il s'est présenté comme un client régulier, il était évident pour toutes les danseuses que c'était un homme brisé. Quelque chose d'horrible avait dû lui arriver, ce n'était pas difficile de s'en rendre compte… Il était si beau, si talentueux mais si ravagé… Il chantait des choses si tristes et si étranges... Nous voulions toutes le voir sourire. Est-ce vous savez s'il a perdu quelqu'un de très proche récemment ?
— Je ne peux pas vous…
— Oui oui, vous ne pouvez rien dire, c'est vrai… Mais comment puis-je l'aider ? Il a été si bon avec moi ! se désola-t-elle.
Ça, c'était la question à mille dollars. Comment aider Lucifer ? Linda ne pouvait que comprendre la frustration de la jeune femme. A tous les niveaux.
— Je sais que c'est une question vraiment très personnelle et vous êtes libre de ne pas me répondre mais… quelque chose se serait-il "mal passé" la dernière fois que vous avez été… hum… intimes ?
Candy s'était mise à rire spontanément avec bonheur en faisant clapoter son bain d'algues.
— Oh non ! S'il y a bien un domaine où nous nous entendons parfaitement, c'est le sexe ! Il est tellement… enthousiaste et passionné !
— Ah ? Félicitations alors… avait-elle répondu le plus hypocritement du monde.
— La dernière fois pourtant, il a eu seulement l'air légèrement surpris. Lucifer est très sportif, il peut me faire l'amour plusieurs fois, toute la nuit et avec… beaucoup d'entrain, mais au bout de quatre fois, je ne m'attendais pas à ce qu'il ait l'air étonné de me voir entre ses bras…
Linda avait affiché un sourire énigmatique remarquablement inexpressif et conclu cet entretien déplacé le plus gentiment possible, en remerciant le Ciel que l'on vienne enfin la tirer de son bain. Elle avait recommandé la patience et l'écoute, puisque c'était un cocktail qui ne lui réussissait pas trop mal à elle-même et avait filé presque comme une voleuse, sans demander son reste.
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Mais en mettant les pieds dans sa salle d'attente, elle avait vite compris que les surprises étaient loin d'être terminées car elle était tombée sur une Mazikeen très maussade, qui jouait avec ses couteaux sinistres, affalée en biais sur les chaises des patients toutes de guingois, et plusieurs magazines étaient impitoyablement lacérés. La couverture d'un torchon people avait particulièrement morflé. Peut-être était-ce bien – au hasard – celui qui étalait les photos Instagram du mariage du célibataire le plus couru (et le plus coureur) de la ville...
— Maze ? Que me vaut cette visite ?
— Dr Linda, vous devez absolument faire votre truc sur moi. Il faut qu'on parle, déclara-t-elle d'un ton massacrant qui n'admettait pas de négociation.
— Mon truc ?! Mais… c'est à dire que j'ai normalement un autre rendez-vous programmé…
La démone se remit debout impatiemment en se plantant sur une hanche et débouta d'un geste négligeant du poignet et un moulinet de son couteau courbé.
— C'est réglé ! Je lui ai dit de repasser plus tard ! C'était un malin, il très vite compris que j'en avais plus besoin que lui ! affirma-t-elle avec un sourire carnassier en poussant la porte du cabinet d'un coup d'épaule déterminé qui fit craquer le bois.
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Allongée sur le dos, une jambe pliée et l'autre croisée par-dessus, Mazikeen faisait battre son mollet botté de noir avec impatience. Linda s'inquiétait moins de son talon-aiguille planté dans le coussin du sofa que des couteaux courbes abominablement effilés qu'elle faisait tournoyer avec dextérité entre ses doigts.
— Et c'est là qu'Amenadiel a commencé à raconter que Lucifer n'en avait plus rien à faire de moi !
— Et ça vous a mise en colère…
— Ouais, un peu que j'étais en colère ! Je lui ai demandé pour qui il se prenait de me parler comme ça ! A-t-il la moindre idée de ce que nous avons vécu ensemble et accompli en Enfer, Lucifer et moi ? On était comme les Brangelina ! Puissants, respectés... nos tortures étaient décortiquées comme les meilleures. Nos ennemis tremblaient devant nous… Chaque petite sous-merde qui osait nous défier était écrasée et éviscérée…
— Je crois que j'ai saisi l'idée, acquiesça Linda en évitant de souligner que Brad et Angelina avaient divorcé. Qu'essayez-vous de me dire, Maze ?
— Que mon Sombre Seigneur me manque ! Lucifer ne cesse de répéter qu'il est le Diable, mais ce n'est pas vrai ! Il se dit ça mais, il ne m'appelle plus, il n'a plus besoin de moi comme avant… Qu'est-ce que je vais devenir s'il n'a plus besoin de moi ? J'étais à ses côtés pour l'aider et le protéger…
— Mais vous le faites toujours, n'est-ce pas ?
Maze opina et rassit, les couteaux rassemblés dans une main.
— Oui, mais Amenadiel sous-entend que Lucifer va bientôt me révoquer et…
— Et son comportement récent vous fait douter ?
Maze ne répondit pas mais son regard charbonneux restait suffisamment éloquent. Linda croisa posément ses mains sur ses genoux.
— Est-ce qu'Amenadiel aurait une quelconque raison de vous inciter à penser cela ?
— Qu'est-ce que vous voulez dire, Doc ?
— Je veux dire qu'il trouve peut-être un intérêt à ce que Lucifer vous considère dorénavant plus comme une amie. Peut-être est-ce seulement quelque chose qu'il espère, plutôt que la vérité… Vous êtes sortis ensemble ?
— Non. J'aime rien de ce qu'il aime ! Il a des goûts de chiottes et un monumental balai dans le c...
— Donc vous êtes en train de me dire que vous ne partagez rien du tout ?
— Ouais et d'ailleurs j'ai été trop bonne de coucher avec lui !
Linda prit une courte inspiration et leva le menton avant de le baisser – ce petit geste étudié qu'elle faisait pour leur signaler (en vain) qu'ils venaient de rater quelque chose d'important.
— Quoi ? grogna Maze. Vous allez me dire que ça lui donne des droits sur moi ? Parce qu'il n'en a aucun ! J'appartiens à Lucifer et il le sait très bien ! Lucifer m'a créée…
— Pardonnez-moi Mazikeen, l'interrompit Linda en levant une main ouverte hésitante, qu'est-ce que vous voulez dire par là ? Je ne suis pas sûre de comprendre…
Maze leva un sourcil mais son expression était clairement surprise.
— Il ne vous en a jamais parlé ? Je pensais que oui. Il ne vous parle jamais de moi ?
— En thérapie, nous évoquons plutôt ce qui ennuie le patient, ce avec quoi il a de la peine à vivre… Sans doute ne vous voit-il pas comme un problème... Mais quand vous dites que Lucifer vous a créée, est ce que vous voulez dire qu'il serait... hum… votre père ?
Maze contempla le visage sérieux et un peu statufié du bon docteur. Ou c'était une partenaire de poker très valable ou bien elle posait une vraie question qui semblait un peu la mettre de travers. La démone ne comprenait pas bien les émotions humaines, mais fréquenter le rejeton Decker lui permettait de s'entraîner car avec elle, tout était plus facile. Les humains adultes se cachaient toujours derrière des masques. Les émotions mélangées étaient difficiles mais elle pensait pouvoir deviner assez sûrement la colère, ou tout ce qu'elle pouvait ranger sous l'étiquette générique de "pas cool"...
— Est-ce que vous êtes pas cinglée ? répondit-elle. Je suis un démon ! Il m'a invoquée, matérialisée et liée pour le servir ! Il n'a pas eu le choix, il était mourant… c'était ça ou il y restait! Parce que pardon, mais les fleuves de lave ça fait pas de bien, par où ça passe ! Vous comprenez pourquoi il ne peut pas m'abandonner maintenant ? Nous sommes liés par l'invocation.
— Vous voulez dire que c'est comme... une mission qu'il vous a donnée ?
— Ouais ! Je devais faire en sorte qu'il ne crève pas la gueule ouverte dans ce trou puant de la Géhenne où il était tombé, et lui expliquer un peu comment les choses marchaient dans le coin.
— Son conseiller en relations publiques ?
— Oh j'adore ça ! Ça sonne bien ! En même temps, c'était pas compliqué. Tuer ou être tué, c'est assez vite rentré dans sa petite caboche.
— Donc bien que vous disiez qu'il vous a créée, il n'y a pas de rapport disons... familiaux entre vous ?
— Je pense que si c'était le cas, vous seriez déjà tombée en syncope, doc… Parce qu'on a couché ensemble des centaines de milliers de fois.
— Ne présumez de rien, déclara Linda pince-sans-rire. Donc comment qualifieriez-vous votre relation avec Lucifer ?
— Le prenez pas mal, mais j'en sais foutre rien, moi ! C'est vous la championne des définitions ! Je suis à lui, je vis pour lui et pour le servir de toutes les façons possibles. Qu'est-ce que cela fait de moi ?
Linda cligna des yeux avec une petite moue catastrophée.
— Et bien… une esclave.
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Patiente : Maze (Mazikeen)
Pseudo : Mazikeen Smith
Type : Démone
Pouvoirs spécifiques : téléportation ? (démentie) - Métamorphe ? (cf. BDe)
Capacités notables : ninja
Fétichisme : objets pointus et tranchants, tout en rapport avec le sexe
Dangerosité : oui (autrui)
Profession : barmaid / garde du corps / chasseuse de primes
Entourage : LMo, ACa, CDe, BDe - CRi ?
Situation amoureuse : obsédée par son ancien partenaire
Famille : ?
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Linda avait relevé la tête après avoir complété le dossier de son dernier patient avec les notes de sa séance, un homme harcelé par son employeur à son travail, et avait réalisé avec surprise que la nuit était tombée depuis un petit moment. Elle rangea le tout dans un tiroir fermant à clé et prit son sac et son manteau pour sortir, avec l'intention de rentrer chez elle et de se jeter direct dans un pyjama après cette journée épuisante. Dans la salle d'attente à l'extérieur de son bureau, les lumières s'étaient éteintes automatiquement, comme à chaque fois après vingt heures dans le bâtiment du cabinet médical où elle exerçait, et elle tâtonna pour trouver l'interrupteur.
En allumant, elle poussa malgré elle un cri d'effroi en découvrant soudain la grande silhouette inattendue mais familière de Lucifer qui était assis dans une chaise, le bout des doigts joints, les jambes tendues devant lui et le regard fixe dans le vague, comme s'il était à des milliers d'années-lumière.
— Lucifer ! dit-elle en portant une main sur le haut de sa poitrine. Vous m'avez fait peur !
Elle vit tout de suite qu'il n'avait pas l'air bien. Ses yeux étaient cernés, et il empestait le scotch. De plus, sa mise ordinairement impeccable souffrait quelques accrocs qu'il n'aurait ordinairement pas tolérés, comme ses cheveux un peu plus ébouriffés et bouclés que d'habitude (ce qu'elle trouvait particulièrement attendrissant), le col ouvert d'un bouton de trop et sa chemise bleue qui s'était "assouplie" autour de la taille. Il lui sourit pourtant aussitôt de son air conquérant, caressant et magnétique en réalisant qu'elle le scrutait avec inquiétude.
— Bonsoir docteur ! dit-il de sa voix traînante et ignominieusement suggestive. Vous finissez bien tard aujourd'hui… Et pour info, ce n'était pas dans mes intentions de vous surprendre…
— Qu'est-ce que vous faites ici ?
— Je ne savais pas où aller, admit-il avec une pointe d'embarras et de lassitude.
Linda eut un petit sourire forcé.
— Pourquoi pas dans ce magnifique loft géant que vous avez au sommet d'une tour d'ivoire, en plein centre-ville ?
— Candy s'y trouve…
— Oui… Est-ce qu'il faut que je vous explique le concept de vie maritale, qui implique de vivre sous le même toit ?
Avec l'ombre d'un sourire, il soupira et rejeta la tête en arrière, fermant les yeux pendant qu'elle roulait un peu contre le mur.
— Non, je sais ça… Ma chère Linda, ne soyez pas dure avec moi vous aussi… plaida-t-il. Ne me regardez pas comme si j'étais… la pire déception de votre vie…
Elle soupira et posa ses affaires sur une chaise à côté.
— Qu'est-ce qui ne va pas, Lucifer ?
— Je ne voulais pas vous embêter… C'est pour ça que je suis resté là.
— Bon… Vous voulez entrer une minute, le temps que je vous note un rendez-vous pour demain matin ?
Il lui adressa un large sourire.
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A peine avait-elle pénétré dans le bureau, qu'elle se sentit saisie fermement et attirée contre lui. L'enserrant dans ses bras, il les fit reculer de quelques pas jusqu'à ce qu'ils heurtent la porte fermée avec un choc sourd. D'une main, il flatta sa cuisse puis attrapa son genou pour qu'elle s'ouvre et se cale à son contact frontal, en commençant à l'embrasser avec avidité et presque désespoir. Oh mon Dieu ! Comment pouvait-il faire une chose pareille sans prévenir !
Le cœur de Linda en déroute battait précipitamment car tout s'était passé vraiment vite. Et se retrouver là tout contre lui, avec sa bienfaisante chaleur, la senteur unique de son eau de Cologne, du bourbon et des cigarettes, et ses mains habiles qui lui manquaient tant… c'était à la fois si bon et si… inapproprié !
— Lucifer ! Qu'est-ce que vous faites ! siffla-t-elle essoufflée en essayant de repousser ses assauts avec difficulté.
— Linda, murmura-t-il d'une voix nouée, ne me rejetez pas, j'ai besoin de vous, de votre compréhension…
— Lucifer ! répéta-t-elle en posant les deux paumes à plat sur son torse pour tenter de le tenir à distance. Ceci n'est pas bon pour vous…
Il eut un rire bas dans son cou qu'il piqueta de baisers insistants et divins.
— Oh, je peux vous promettre que ça pourrait devenir très très bon, très très vite, pour vous et moi ! Et vous le savez !
— Lucifer ! répéta-t-elle d'un ton plus ferme. Arrêtez de m'assaillir de la sorte. Je comprends que vous n'alliez pas bien, mais nous pouvons en parler comme… des gens civilisés.
— Je suis fatigué de n'être pas compris ou pas écouté Linda ! Et qu'on me serve des mots quand je voudrais des actes ! J'ai juste besoin que vous soyez contre moi et que vous m'aimiez toujours, chuchota-t-il avec tristesse, non sans glisser néanmoins ses mains fiévreuses sous son chemisier à la recherche de sa peau.
— Ok stop ! dit-elle en le repoussant plus vivement pour lui prendre la main et le tirer en direction du canapé où elle l'assit sans ménagement avant de lui ordonner :
— Allongez-vous… et… et retirez vos chaussures !
Il s'éclaira d'un sourire radieux.
— Mhh, si autoritaire… oh, j'aime ce nouveau jeu, ronronna-t-il.
— Tant mieux ! dit-elle en le manipulant pour qu'il s'allonge. Maintenant vous restez là, vous respirez deux minutes, et vous vous tenez tranquille !
— Vos désirs sont des ordres, Maîtresse ! J'ai toujours su que vous aviez ça en vous, continua-t-il sur le même ton.
Elle frémit et inspira profondément, essayant de rajuster de son mieux son chemisier dans sa jupe avant de se planter dans le fauteuil le plus proche, en essayant de retrouver un rythme cardiaque normal.
— Quel est le programme ? Je vous préviens que je ne reste pas longtemps dans des menottes…
— Fermez les yeux, détendez-vous et continuez à respirer !
En vérité, ce programme qui s'adressait plutôt à elle. Une fois qu'elle se sentit suffisamment sûre d'elle, elle refit rapidement son chignon, et plaqua ses paumes sur ses joues rouges pour essayer de les rafraîchir.
— Docteur, est-ce que vous avez l'intention de me faire attendre indéfiniment ? Venez comme vous êtes, je vous assure que je n'ai besoin d'aucune stimulation préalable et que je suis plus que prêt à…
— Lucifer ! le coupa-t-elle en le faisant sursauter. Je suis votre thérapeute, et je l'espère un jour votre amie. Et en tant que telle, je suis là pour vous écouter et pour discuter des problèmes que vous avez, mais vous ne pouvez pas vous servir de moi de la sorte ! Nous avons déjà parlé de votre tendance à utiliser le sexe pour tenter de vous rapprocher des gens et je pensais que vous aviez convenu que c'était vain et pas la bonne façon de procéder pour rompre votre sentiment de solitude. Vous n'avez pas besoin de marchander cela avec moi. Je vous écoute. Dites-moi ce qui ne va pas et je vous aiderai à y voir plus clair. Et pas de faux-fuyants !
— D'accord, d'accord, concéda-t-il. Mais... est-ce que ça ne serait pas infiniment plus agréable si vous grimpiez sur moi pendant ce temps ?
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Avec d'infinies précautions oratoires et moulte patience, Linda réussit à lui faire dire ce qui le troublait, tout en restant sagement à sa place dans une chaise à proximité.
— Le lieutenant se comporte bizarrement avec moi et je ne comprends pas ce qui lui arrive.
— Bizarrement comment ? Est-elle en colère ?
— Non, bien au contraire. Elle me parle à peine. Elle reste plongée des heures dans la paperasse et me renvoie chez moi. On dirait qu'elle n'est pas contente de me voir et m'évite. Même le lieutenant Ducon a été plus poli, c'est quand même un comble ! Il m'a félicité pour mon mariage avec un commentaire appréciateur comme quoi il me trouvait « très classe » Vous voyez que tout arrive, il s'améliore !
— Je pense que c'était un commentaire sarcastique, déclara Linda, mais continuez.
— Ah, vous croyez ? Bon, toujours est-il que j'avais un besoin urgent de parler au lieutenant Decker, de ce qui s'était passé avant mon départ et de mes raisons, et comme elle semblait m'éviter au poste, j'ai proposé que nous allions prendre un verre. Les choses se passaient très bien pour autant que je sache, elle a souri plusieurs fois et commençait à se montrer moins froide. Elle a levé ses yeux sur moi et j'ai vu la façon dont elle me regardait. Il y avait de la chaleur et du désir, je suis sûr de ça ! Je me suis approché tout doucement, fasciné par ses yeux si troublés et si troublants à la fois. Nous étions proches, à quelques centimètres l'un de l'autre et je pensais que nous allions nous embrasser, comme le parfait prélude à son pardon… J'ai levé la main pour accueillir sa joue dans ma paume en une tendre caresse et j'ai fermé les yeux… racontait-il avec un certain talent d'une voix posée où perçait l'émotion.
Il s'arrêta soudain brusquement et rouvrit les yeux. Ses prunelles venaient de prendre des reflets rubis.
— Et ?
— Et puis rien du tout ! Elle s'est levée brusquement et a bredouillé je ne sais plus quelle ineptie, prétendant qu'elle ne pouvait pas faire ça et elle s'est enfuie ! Vous allez me soutenir que c'est un comportement sensé ? s'anima-t-il d'un ton plus véhément. J'étais sobre, compta-t-il en utilisant ses doigts, je n'ai pas fait la moindre blague, et même pas sur Dan, je lui ai dit qu'elle m'avait manqué, j'ai même pensé à demander si Beatrice avait enfin des dents de devant… Je fais tout ce qu'il faut et qu'est-ce que j'obtiens ? Rien ! Zip ! Nada !
— Lucifer, j'entends votre frustration, mais vous devez comprendre que vos difficultés de communication avec votre partenaire procèdent de vos valeurs et de vos expériences très différentes. Vous montrez souvent du dédain pour les institutions sacrées parce qu'elles vous font penser à votre différend avec votre père. Mais le Lieutenant Decker, même si elle n'affiche pas de religion, a des valeurs morales qui lui défendent dorénavant toute relation autre que strictement professionnelle car vous êtes marié, et que pour elle, c'est important et respectable.
— Docteur, j'ai épousé Candy pour la tirer d'une mauvaise situation et pour la protéger ! Le programme de protection des témoins ne pouvait pas être mis en place aussi rapidement que nécessaire. J'ai pensé que c'était la solution la plus rapide de faire savoir aux personnes dans l'import-export, qui auraient pu vouloir l'éliminer hâtivement, que s'en prendre à elle serait s'en prendre à moi, et qu'ils le regretteraient lourdement le cas échéant… Protéger les innocents, est-ce que c'est mal maintenant ?
Linda inspira amplement et le considéra avec bienveillance.
— Le seigneur des Enfers à la brillante armure ! commenta-t-elle. Aussi chevaleresquement que vous présentiez la chose, vous en avez tiré avantage.
— Quel mal y a-t-il à cela ? Nous nous sommes mutuellement entraidés ! Candy m'a apporté une aide précieuse avec ma mère, rien que pour cela ma reconnaissance lui est acquise ! Mère était furieuse et complètement déstabilisée ! déclara-t-il d'un ton enchanté.
Pas dupe, Linda se croisa les bras.
— Donc vous maintenez qu'après avoir tout fait pour capter l'attention du Lieutenant et donné votre vie deux fois pour sauver la sienne, la meilleure chose à faire était de fuir et d'en épouser chevaleresquement une autre ?
— Vous… vous déformez les choses et me faites passer pour un imbécile ! Ne pensez pas que je ne le réalise pas ! Je voulais m'expliquer auprès de l'inspectrice et lui dire ce qui s'était passé à Las Vegas. Elle n'a pas voulu m'écouter une seule fois…
La thérapeute soupira et écarta les mains d'impuissance, levant les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin.
— Écoutez Lucifer, il est tard et je ne devrais pas vous dire ça, mais je suppose qu'on ne peut pas vous en vouloir de ne pas savoir ce que ressent une femme amoureuse et donc d'être incapable d'imaginer un seul instant ce que Chloé a pu ressentir. A l'idée que l'homme qu'elle aime l'avait abandonnée sans un mot, à l'idée qu'il préfère épouser et faire l'amour six fois par jour à une strip-teaseuse plutôt que d'être honnête avec elle !
— Attendez docteur, vous dites que le Lieutenant est amoureuse de moi ?
— Non Lucifer, je dis qu'elle l'était. Mais vous avez trahi sa confiance. C'est l'une des choses les plus importantes pour elle et c'est la seconde fois que ça arrive dans sa vie. Quels que soient vos motifs et aussi nobles que vous vouliez vous les représenter, vous lui avez fait très mal là où elle était déjà vulnérable. Si vous tenez à elle, ne vous justifiez pas comme un gamin ! Elle n'a pas besoin de vos bonnes excuses ou d'entendre que ce n'est pas votre faute mais celle de votre Père, votre mère, ou de vos camions entiers de frères et sœurs qui auraient une dent contre vous ! Agissez en homme, acceptez simplement la responsabilité du mal que vous lui avez fait et cessez de vous mettre la tête dans le sable à ce sujet ! Vous avez joué avec ses sentiments. Vous avez fait des promesses que vous n'avez pas tenues. Vous lui avez caché la vérité et dissimulé des faits cruciaux vous concernant en montrant ainsi que vous n'aviez pas suffisamment confiance en elle. Ne croyez pas que tout sera effacé avec des sourires et d'autres belles paroles. Vous avez merdé !
Lucifer se redressa en position assise, le menton ombré frondeur en avant, et lui renvoya un regard noir et profond dont les pupilles se réchauffaient de lueurs inquiétantes qui la firent frissonner.
— Comment osez-vous parler au Diable sur ce ton, Linda Martin ?
— Le Diable m'a dit un jour qu'il détestait les menteurs et je viens de lui dire la stricte vérité, pourquoi trouverait-il à y redire ? rétorqua-t-elle avec un calme intérieur qu'elle s'étonnait d'éprouver.
L'attention aiguë de son patient se commua en une expression plus amusée et plus séductrice. Il étendit un bras sur le dossier du sofa et croisa ses longues jambes en faisant mine lisser un pli imaginaire à son genou.
— Je dois reconnaître, et si vous me passez l'expression, que vous avez des couilles, cher docteur. Et bien que je sois un très vilain petit ange, je suis assez mec pour apprécier cela à sa juste valeur… Laissez-moi toutefois vous rappeler ce qu'on dit de la vérité… Elle est certes toute nue, mais elle n'est pas belle à voir ! Que je le veuille ou non, j'ai blessé chacune des femmes qui ont compté dans ma vie. Fort de cette constatation, et à vous qui êtes si sage, je le demande : n'est-il pas profondément cruel pour les autres et pour moi de venir me dire simplement de "continuer d'essayer" ? Oserais-je vous rappeler que ma vie va durer une petite éternité ?
— Peut-être que les anges ont besoin de beaucoup de temps pour actualiser des changements ? Beaucoup plus de temps !
— Peut-être, acquiesça-t-il songeur en pensant que son frère Amenadiel était justement l'Ange du Temps.
— Donc si Chloé vous demande du temps et de l'espace pour essayer d'aller mieux et de tourner la page, ce n'est pas comme si vous risquiez de trouver cela long ou que vous pouviez attraper du ventre, des rides ou des cheveux blancs dans l'intervalle, n'est-ce pas ?
— Où voulez-vous en venir ? dit-il en regardant instinctivement son estomac. Je souffre d'impatience, comme tout le monde. Je ne pense pas qu'il soit juste de continuer à exposer Chloé ou vous-même cher docteur car nous n'avons jamais parlé de vous, à mes maladresses patentes et insuffisances. Je fais un humain assez pitoyable, ne le niez pas ! objecta-t-il en souriant tristement. Mais pour ce qui est de ce que je ressens, c'est autre chose.
— Pouvez-vous élaborer un peu ?
— Je connais intimement la vraie nature du désir, dit-il en la regardant droit dans les yeux. C'est un vide à la faim inextinguible qui se voile de fantasmes et qui aspire illusoirement à la plénitude, un "manque à être" comme vous diriez, qui se leurre en mettant lui-même une carotte au bout d'un bâton… Les émotions sont la lave même qui sort des volcans de l'enfer, la materia prima des tortures où sont trempées et retrempées les âmes des pécheurs jusqu'à l'obscène… Mais je donnerais tout pour ressentir encore ce que j'ai ressenti quand l'inspectrice s'est réfugiée une fois dans mes bras pour pleurer d'émotion, ou lorsque sur cette plage où je lui avouais mon indignité, elle m'a fermé la bouche en m'embrassant comme jamais personne ne l'avait fait, ou en tous cas depuis si longtemps que j'avais presque oublié… Je le sais et pourtant je le veux ! Est-ce que ce n'est pas de la folie pure ?
— Attendez, attendez, vous avez aimé quelqu'un d'autre comme vous aimez le Lieutenant Decker et vous n'en avez jamais parlé ?
Lucifer se mit à rire à gorge déployée, effectivement comme un dément. Il se laissa aller sur le canapé, le corps agité de soubresauts, tout en secouant la tête avec une infernale incrédulité et s'essuya des larmes au coin des yeux du pouce et de l'index.
— Oh Linda ! Ma chère Linda ! Vous êtes impayable, susurra-t-il d'une voix qui aurait pu déclencher un orgasme à elle toute seule. Pourquoi en parler ? Je croyais que toute la chrétienté connaissait cette histoire par cœur !
Surprise et dubitative, la thérapeute tourna un peu la tête de côté en fronçant les sourcils. Il s'étira légèrement, endolori d'être resté aussi longtemps assis.
— Il est presque deux heures du matin, remarqua-t-il. Peut-être serait-il plus charitable de ma part de vous reconduire pour vous laisser prendre un peu de repos…
— Qui, Lucifer ?
— Allons, ne me faites pas prononcer son nom, vous savez très bien qui… la gourmanda-t-il tête basse. Croyez qu'en d'autres circonstances votre voracité de midinette pour mes amours m'aurait positivement ravi, mais cette séance m'a complètement rincé. Alors à moins que vous n'acceptiez mon offre initiale (qui tient toujours soit dit en passant, à savoir : vous et moi, tous nus pour un très long câlin réconfortant), je préfère remettre l'épineux sujet du buisson de la mère de l'humanité... à une autre fois.
— Eve ?
(à suivre)