La première Eve
Chapitre 16 : Viens ô Sommeil, baume de l'affliction
5425 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 27/01/2020 20:22
Merci à Seraphina Capella, pour sa relecture
Chapitre 16 : Viens ô Sommeil, baume de l'affliction
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You say goodbye and I say hello (The Beatles)
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Tout autour du Diable, l'air lui-même s'était fait incroyablement plus chaud et plus dense. Il s'arrêta juste devant eux, embrassant lentement du regard leur posture où transpirait une subtile touche de défi. Lilith tenait Castiel par la main et c'était exactement le genre de tout petit détail qui aurait presque pu l'ébahir au point qu'il en oublie la colère sourde qui montait en lui. Il ne s'y attendait pas. De toute évidence, il avait un train de retard sur les événements qui venaient juste de se dérouler. Pourtant, sa première question se devait de prendre en considération ce qui était le plus important pour lui à cette minute : la fille de l'Inspectrice était-elle toujours en vie ? Si tel n'était pas le cas, il pouvait tout aussi bien aller se faire voir en Enfer – très littéralement – car elle refuserait qu'il ne reparaisse jamais devant elle.
— Qu'as-tu fait de la jeune Béatrice ?
Son ton de voix autoritaire lui procura un délicieux frisson le long de l'échine. De ce point de vue, elle n'était pas différente de Mazikeen. L'une comme l'autre pouvaient être facilement ensorcelées et soumises par son plus formidable organe. Pas celui auquel vous pourriez penser mais merci beaucoup. Cette fois, ce n'était pas la voix de miel dont il avait l'habitude d'user sur chaque femme depuis le début de la création. Bien qu'on ne l'ait pas entendue depuis longtemps maintenant, c'était celle du Seigneur des Enfers – un grondement formidable capable de faire ployer les démons sous l'effet de la peur et de l'admiration conjuguées.
Mais Lilith ne cilla pas.
— Là-bas. Elle n'a rien. C'est un simple malentendu. Comme l'immeuble qui sentait affreusement mauvais était assailli, j'ai choisi de la mettre à l'abri du champ de bataille. Comment aurais-je pu laisser ton héritière se trouver prise dans un tir croisé ? Tu n'aurais certainement pas apprécié.
— Exact !
Sous la voûte ogivale, Lilith poussa un profond soupir et essaya de redresser fièrement les épaules. Elle jeta un petit coup d'œil à Castiel resté debout près d'elle mais dont les yeux délivraient en boucle le message : « l'heure tourne, fais vite, je t'en prie ». Quand elle lui lâcha la main, sa paume ressentit toujours comme le fantôme d'un picotement là où la chair calleuse de l'ange avait touché et réchauffé la sienne. Hésitante, elle leva les yeux sur la haute stature de Lucifer, déchirée par le sentiment de n'avoir plus le temps et celui d'avoir à précipiter cruellement une situation aussi délicate.
— Mon amour, je sais que ce n'est pas facile mais tu vas devoir te montrer fort, commença-t-elle. Je n'ai pas de très bonnes nouvelles pour toi.
Lucifer ne parut guère surpris et renifla avec dérision.
— Quel petit veinard je fais… Je t'en prie, raconte, de quoi s'agit-il ?
— Je crains fort de devoir te laisser la garde exclusive de mon rejeton le Lapin Enragé parce que… je quitte la Terre, incessamment et avec celui-ci, dit-elle en inclinant la tête en direction de l'ange à l'imperméable.
Les yeux ronds, Lucifer émit un petit son étranglé exprimant sans doute possible l'incrédulité la plus totale.
— Pardon ?
— Tu m'as entendue. Ecoute, je ne veux pas rendre ce moment plus douloureux qu'il ne l'est déjà. J'espère que tu pourras me pardonner pour tous les problèmes que j'ai causés dans ta nouvelle vie. J'ai été conduite à réaliser que j'étais stupide d'imaginer que tu pourrais toujours être, après tout ce temps, le merveilleux jeune homme dont je suis follement tombée amoureuse. Alors je pars car il n'y a plus rien pour moi ici puisque je ne suis pas la personne que tu désires. C'est tout.
Elle ferma aussitôt les paupières pour éviter qu'un flot de larmes inconvenantes ne s'en échappe encore et se tourna vers Castiel :
— Nous y allons ?
Encore abasourdi, Lucifer ne tarda pas à s'interposer physiquement entre eux deux, comme on met un pied possessif dans l'entrebâillement d'une porte résolue pour l'empêcher de se refermer.
— Non, non, non, mais attends une minute. Où crois-tu que tu peux aller comme ça ?
Castiel aurait bien voulu pouvoir sortir de son statut de témoin impuissant et répondre quelque chose, mais elle leva un doigt pour le stopper et s'en charger elle-même.
— N'aie crainte. Là où je vais tu ne pourras pas me suivre mais, au moins, j'y serai bien accueillie…
— Et qu'est-ce que c'est supposé vouloir dire ? Arrête un peu les devinettes, je ne suis vraiment pas d'humeur !
Sur la droite, il entendit une petite voix s'élever, toute pleine d'inquiétude et d'espoir. C'était celle de Béatrice :
— Lucifer, t'es là ? J'arrive pas à réveiller Ella et il a des bruits bizarres dehors derrière le mur…
Il n'était pas content d'apprendre que Miss Lopez pouvait avoir été blessée. Dans ses mâchoires crispées et les jointures blanchies de ses poings serrés, Castiel lisait qu'il se faisait du souci pour les deux filles dans le presbytère. Pourtant le Diable parvint à se contenir assez pour demander :
— Est-ce que l'un ou l'autre d'entre vous a fait du mal à Miss Lopez ?
La réponse de Castiel était pleine d'un regret un peu piteux, légèrement sur la défensive.
— Pas du tout. Elle va reprendre ses esprits très bientôt et elle ira bien. Mais elle pourrait avoir oublié ce qu'elle fait là ou qu'elle a parlé avec moi…
Le Diable opina d'un léger mouvement de tête et haussa le ton pour être entendu de la petite fille.
— Reste avec Ella, Béatrice. Je vais aller dire au SWAT que tu vas bien… Euh… parce que tu vas bien, n'est-ce pas ?
Trixie marcha jusqu'à la porte pour le laisser vérifier par lui-même.
— Oui, super. Mais pourquoi y a la Police qu'a encerclé l'église ?
Lucifer se sentait intérieurement déchiré. Il voulait s'assurer que l'enfant de l'Inspectrice et Miss Lopez étaient en sécurité mais quelque chose sonnait complètement faux dans le discours de Lilith. Elle était calme mais il percevait nettement sa tristesse. C'était un sentiment atroce, presque aussi écrasant que celui qu'il avait ressenti lorsqu'il avait dû convaincre sa Mère de quitter leur univers pour prendre un nouveau départ dans un monde vierge. Excepté que cette fois, la décision s'imposait à lui sans qu'il ait son mot à dire. Il savait qu'il ne pouvait pas garder Lilith et l'Inspectrice. Mais il avait eu assez de séances avec le Dr Linda pour être bien conscient que savoir et accepter étaient deux choses différentes.
Luttant vainement pour trouver les mots qui auraient su exprimer ses sentiments, il laissa finalement tomber. En deux enjambées, il vint prendre son visage dans ses paumes et l'embrasser avec ce qu'il fallait de colère, de folie, de tristesse et de tendresse mêlées. Castiel leva un sourcil intéressé et prit quelques notes mentales – même s'il doutait sincèrement de pouvoir jamais mettre en pratique cette leçon un jour, avec qui que ce fût.
Trop vite, Lilith rompit le contact pour repousser l'archange banni avec douceur, et du pouce elle effaça une larme qu'il n'avait pas sentie couler sur sa joue.
— Merci… Et dernier petit conseil : ne fais jamais confiance à l'homme que tu appelles Marcus Pierce. Prends ça comme un cadeau d'adieu.
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A l'extérieur des portes fermées de l'église, le son strident insupportable d'un mégaphone qu'on allumait retentissait : RELÂCHEZ L'ENFANT, MAINTENANT !
On entendit un piétinement et des ordres lancés à voix étouffée. Quelque part sur sa droite, Trixie poussa un cri. D'un battement d'ailes, Lucifer vola jusqu'à la petite pièce et ouvrit les bras. La fillette brune vint s'y réfugier aussitôt et le Diable lui fit rempart de son propre corps juste au moment où un gros morceau de mur sautait sous l'effet d'une petite charge explosive. Émergeant d'une pluie de pierres et de poussière, une escouade tout de noir vêtue fit irruption à l'intérieur, les armes et les lampes de poche au poing.
Lucifer leva les yeux au ciel et, conservant une main protectrice dans le dos de Trixie, il héla l'officier à la tête du détachement :
— Ne tirez pas ! Je suis Lucifer Morningstar, je travaille avec sa mère pour la Police de Los…
Impoliment, l'homme l'ignora complètement pour attraper sa radio d'épaule dont il pressa le contact pour annoncer :
— Ok, nous avons l'enfant, je répète, nous avons l'enfant...
La fin éventuelle de son rapport fut perdue dans un bruit assourdissant en provenance du centre de l'église : le son funeste d'une rafale d'automatique et de balles qui s'enfonçaient dans la chair. Lucifer vécut la sensation inédite de sentir ses tripes se remplir de glace liquide. Par-dessus le tumulte, il reconnut les voix de Pierce et de Daniel. Trixie aussi, ce qui la fit courir aussitôt en direction de son père. Aussi vite qu'elle le pouvait, elle sprinta entre les bancs tout en s'époumonant d'un retentissant « Papaaa ! ».
Sans réfléchir, Lucifer jaillit de la pièce en la talonnant de près. Au milieu du transept, il découvrit la raison pour laquelle il se sentait si mal.
Paumes ouvertes et les bras levés pour se défendre, Castiel avait déployé largement d'énormes ailes spectrales préhistoriques assez inattendues et ses yeux rayonnaient d'une aveuglante lumière blanche. L'escouade que conduisait Pierce semblait figée dans son mouvement et statufiée sur place. Au sol, juste devant les pieds de l'ange, un corps sans vie était étendu. Ses yeux étaient toujours entrouverts et ses lèvres étirées en un pâle sourire vide. Et Lucifer devina que c'était celui de Lilith.
— Je suis désolé, s'érailla Castiel. Il n'y avait pas d'autre moyen et elle était d'accord. Les lois humaines exigent un responsable, même sous la forme d'un mort, pour leur permettre de clore l'affaire et d'arrêter de poser des questions sur des sujets qu'ils devraient éviter… Tu comprends ? Je vais emmener l'âme angélique de Lilith avec moi au Paradis. Je te promets qu'elle y sera en paix.
Lucifer regarda le SWAT et nota la figure rougie de Pierce dont les yeux fulminaient de colère. Pendant un instant, il se demanda si tous ces hommes étaient conscients de ce qui se passait là. Cela n'avait rien à voir avec le petit tour d'Amenadiel consistant à figer le temps. C'était autre chose. L'ange de l'autre monde les maintenait fermement en place avec un genre de pouvoir télékinétique et chic.
Juste à côté de lui, le Diable vit émerger une forme éthérée et fut surpris parce qu'il n'avait jamais vu Lilith ainsi. Bien qu'elle soit à peine plus haute que Béatrice, elle était pleinement formée. Elle avait la peau noire, beaucoup de tatouages, mais les mêmes courbes voluptueuses, la même séduction et le même sourire qu'il lui avait toujours connus.
— Est-ce à cela que tu ressembles vraiment ? Il n'y avait pas de raison de me le cacher… Et… comment oses-tu me quitter de cette façon ? demanda-t-il avec un sourire douloureux.
— Pour que tu puisses continuer à grandir de la meilleure façon pour toi. Tu as été une source d'inspiration. J'ai compris que je devais trouver un Los Angeles à moi, où je pourrais avoir une nouvelle vie moi aussi. Essaie de voir ça comme un programme de protection des témoins célestes.
Il acquiesça brièvement mais alors qu'elle pensait qu'il le prenait plutôt bien, il ajouta avec un coup d'œil inquiet :
— Mais… qu'est-ce qu'il a de plus que moi ?
Elle sourit encore de le voir réagir aussi puérilement et répondit avec esprit :
— Il m'a simplement fait une offre que je ne pouvais pas refuser.
— Oh vilaine chipie, soupira Lucifer en tremblant, comment peux-tu avoir l'impudence de citer Le Parrain devant moi ?
— Lilith, les interrompit précipitamment Castiel, il faut vraiment qu'on parte…
Après un dernier regard pour le corps sans vie de sa sœur, le Diable eut un geste que Castiel trouva étrange. Il lui confia simplement une enveloppe, sortie de sa poche intérieure. Elle portait une inscription manuscrite à l'encre qui disait : Brisez le sceau en cas d'urgence. Malheureusement l'ange étranger n'eut pas le temps de demander des détails et le remercia sobrement.
Alors Lucifer se retira, marchant lentement jusqu'à la double porte largement ouverte. Il sut que Castiel était parti lorsque, derrière lui, la lumière phosphorescente de l'autre ange scintilla impitoyablement avant que tout ne redevienne soudainement noir.
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LUCIFER
Une fois retourné à l'air libre, ses pas le portèrent au hasard tandis qu'il se sentait marcher au cœur d'une bulle de coton atténuant tous les sons alentour. Tout ce qui se déroulait sous ses yeux semblait survenir dans le lointain. De petits cris distants et des ordres du SWAT résonnaient. Miss Lopez secouait la tête d'un air désolé en jurant devant Dieu qu'elle avait la pire gueule de bois de tous les temps. Daniel chuchotait des insignifiances réconfortantes à l'oreille de Béatrice…
Alors qu'il allumait une cigarette sans même y penser, lourdement appuyé contre la portière d'une voiture, Lucifer gardait un silence absent face à l'habituelle petite mécanique routinière d'une nouvelle scène de crime. Fumant étrangement détaché et incapable de se concentrer, il attendait simplement, ancré là sous l'effet de la lourde attraction gravitationnelle de l'inéluctable. Le brancard apportant Lilith fit son apparition. Comment les balles avaient-elles pu la tuer, puisqu'elle était à moitié angélique ? Elle aurait dû pouvoir les éviter facilement. Pourquoi ne l'avait-elle pas fait ? Dans sa mémoire, il se revit chercher délibérément à arrêter le tir d'un sniper de son torse, juste après la mort d'Uriel.
Quand l'ennuyeux Daniel marcha jusqu'à lui avec Trixie à ses côtés, les condoléances embarrassées de l'inspecteur aurait pu tout aussi bien être prononcées dans une langue étrangère. Elles n'étaient que de simples sonorités vides de toute signification. Le Diable hocha la tête une fois ou deux, avant d'arrêter de faire semblant pour déclarer abruptement :
— Il va bientôt faire jour et je suis essoré. Dites à l'Inspectrice que je la verrai plus tard… Quand elle se sentira mieux ou quand elle pourra reprendre le travail. Pour l'heure, j'imagine que vous avez des tas de choses barbantes à faire sans moi dans vos pattes… Je rentre chez moi.
— Pierce aura besoin de votre déposition, tenta d'objecter Dan.
Lucifer lui répondit avec un étrange sourire qui bordait le sinistre :
— Oh vous pouvez bien compter qu'il va l'avoir et dans tous les détails...
Les mains nonchalamment fourrées dans les poches, le consultant civil tourna des talons, sans autre mot pour eux. Trixie attendit qu'il se soit suffisamment éloigné avant de demander à son père :
— Est-ce que Lucifer est triste ?
— Oui ma puce, je pense qu'il l'est.
— Alors pourquoi est-ce qu'on le laisse tout seul ?
— Parce que… déjà je crois qu'il n'a pas très envie de parler pour l'instant. Ensuite, on n'est pas vraiment très copains lui et moi, alors…
— Pourquoi la Police a-t-elle tué la dame ? questionna-t-elle encore.
— Nous pensions qu'elle t'avait kidnappée et, comme elle avait déjà fait une chose horrible à un bébé, nous avions peur qu'elle ne recommence avec toi.
— Elle m'a rien fait. Je lui ai juste expliqué les émojis. Est-ce que tu crois qu'il est allé le dire à Maze ?
— Maze ? Pourquoi Maze ?
— Parce que c'était sa maman.
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CAÏN
Marcus grimpa dans l'ambulance à côté de Lilith. C'était si surréel de se retrouver à nouveau avec elle, alors qu'il la connaissait littéralement depuis toujours. Il contempla son visage immobile qui lui rappelait tant de souvenirs qu'il croyait oubliés, sur son passé, sur elle, sur ses parents et sur Abel… Ses yeux entrouverts et son sourire semblaient encore se moquer de lui, alors il les referma de sa main gantée de latex bleu.
Elle échappait à la vengeance qu'il attendait depuis si longtemps. D'un certain point de vue, cela le rendait plus amer que jamais, avec une compréhension encore plus profonde de la nature de sa propre punition divine, parce qu'il trouvait que la mort de Lilith avait été trop rapide et trop facile à son goût… Pourtant, il se sentait étrangement consterné. Il l'avait connue si intimement. Elle l'avait si souvent rendu furieux, elle l'avait trompé, elle lui avait menti, elle avait détruit sa famille. Pourquoi ne se sentait-il pas enfin heureux, à savourer son triomphe ? Avec qui donc aurait-il pu parler de ce genre de chose ? Étrangement, la seule personne pertinente à proximité aurait été Lucifer, mais pour des raisons qui coulaient de source, ce n'était pas vraiment une option.
Il sortit le portrait-robot qu'il avait toujours dans sa poche et alla le montrer aux autres, affirmant avec aplomb qu'elle était la meurtrière dans l'affaire de l'infanticide qui préoccupait tant le Maire. Le regard bovin satisfait de ses collègues lui donnait envie mordre jusqu'au sang et de crier sa frustration au ciel. Comme si une quelconque Justice venait réellement de se produire ! Quelle blague.
Bien sûr, il ne pouvait pas leur dire que tout cela n'était qu'une habile manipulation. Qu'une créature surnaturelle, totalement inconnue de ses fichiers, avait emmené la vraie Lilith et n'avait laissé derrière elle qu'un simple leurre très ressemblant afin que tout le monde puisse enfin panser ses blessures… Au fond, il savait bien que pour lui, c'était exclu. Cette mort était comme une brûlante lame invisible, enfichée dans sa poitrine, qui l'empêcherait de tourner la page.
Hélas, Ella Lopez s'approchait de lui avec une profonde ride qui lui creusait le front.
— Je suis désolée, capitaine, je pense que j'ai été assommée à un moment donné, mais si vous voulez savoir, tout le temps où j'étais consciente, elle n'a rien fait du tout à Trixie.
— Inutile d'être désolée, Lopez. Mais la prochaine fois que je vous dis d'appeler une patrouille, suivez strictement mes ordres ou vos initiatives figureront dans votre évaluation annuelle sous la mention « insubordination » !
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Quelques jours plus tard, au Lux
MARYAM NAAJI
Sous le faible éclairage sporadique, la jeune femme avait du mal à distinguer quelque chose dans cette foule compacte. La chaude moiteur ambiante, combinée à l'avidité et la luxure, étaient déjà trop fortes pour elle en ce lieu. Elle agrippait fermement une petite pochette sous son bras, cherchant tout autour d'elle si le propriétaire était là. Quelqu'un à la porte lui avait affirmé qu'il était présent ce soir, mais elle ne le voyait nulle part.
Avançant au hasard, elle ne tarda pas à trébucher contre une serveuse élancée qui portait deux fausses oreilles de lapin, un bustier et une queue en pompon duveteux au dos de sa… petite culotte.
— Bonsoir ! dit-elle gentiment. Mon nom est Kiki. Voudriez-vous quelque chose à boire ?
— Euh merci mais je suis juste venue voir M. Morningstar.
— Oui, bien sûr… Lucifer revient tout de suite. Il a décidé il y a cinq minutes qu'il était temps d'aller mettre au lit son adorable nouveau petit compagnon…
— Son nouveau compagnon ?
La délicate cliente aux boucles brunes essayait de ne pas avoir l'air trop choquée car le mot sonnait comme « animal de compagnie ». Même si elle trouvait cela assez impoli de définir des humains de cette façon, ou tout du moins, passablement cynique, elle ne pouvait s'empêcher de penser que pour quelqu'un comme Shaitan, les humains n'étaient certainement rien de mieux que cela : d'éphémères petits animaux domestiques…
Ignorant ses pensées, Kiki désigna d'un geste le large poster au mur montrant un petit lapin noir avec un collier de diamant portant une paire de fausses ailes grises sur son dos.
— Oui, je vous présente Sweetie Morningstar. Lucifer a eu l'idée de cette petite fête de bienvenue en son honneur. Est-ce que ce n'est pas chou ? Je crois que ça bat de loin le chihuahua de Paris Hilton…
Un lapin ? Un vrai lapin ? Miss Naaji se sentit confuse et mal à l'aise dans ses repères. En plus, elle essayait de ne pas fixer les serveuses et les danseurs, mais c'était difficile parce qu'ils étaient à peine vêtus et portaient visiblement ce manque de vêtement avec trop d'assurance et de fierté. Tout cet étalage de chair fraîche lui parut soudain oppressant : elle se sentait si peu à sa place dans un tel endroit. Tout le courage qu'elle avait dû rassembler pour se forcer à venir jusqu'ici commençait à s'évanouir de minute en minute.
— Donc rien à boire ? redemanda Kiki d'un ton amical un peu préoccupé. Vous devriez, vous n'avez pas l'air bien. Il fait si chaud ici qu'on pourrait finir déshydraté en moins de deux... Ne le répétez à personne mais je me demande si ce n'est pas un truc pour pousser les gens à la consommation…
— Bon alors peut-être… quelque chose à base de fruits…
— Oui, nous avons des Martinis-pomme, des Bloody Mary avec de la tomate…
— Est-ce que je pourrais avoir juste le jus de pomme sans l'alcool ? Je peux payer le verre au même prix s'il le faut. Je suis… sous médicaments, vous comprenez ? Il ne vaut mieux pas faire ce genre de mélange…
Personne ne le vit mais Miss Naaji commença à rougir parce que c'était un mensonge éhonté. Elle n'avait jamais bu d'alcool et ne voulait pas expliquer que c'était pour des raisons religieuses. Pourtant Kiki sourit et la conduisit jusqu'au bar.
— Patrick, s'il te plaît, donne à mon amie tout ce qu'elle demande, c'est la Maison qui offre.
Le barman en titre depuis le départ de Maze savait bien que seul M. Morningstar pouvait se permettre de donner cet ordre mais il remarqua le sourire enfantin de la serveuse et comprit mieux quand Miss Naaji demanda du jus de pomme coupé avec un peu d'eau gazeuse.
— Je crois qu'on peut se le permettre sans faire un trou dans la caisse, répondit-il pince-sans-rire.
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Dans la salle, l'humeur changea en une seconde. Tout au fond d'elle-même, Maryam eut la certitude que c'était à cause de lui. Il était enfin là. Sa haute silhouette couronnée de cheveux noirs dominait tout depuis le petit balcon. Vêtu d'un costume bleu nuit et d'une chemise bourgogne, il descendit discuter amicalement avec quelques clients et elle leva son verre pour en boire une gorgée pendant qu'elle l'étudiait. Il était certain qu'il n'aurait pas aimé la comparaison mais le Diable fendait la foule comme un Moïse séparant les eaux de la Mer Morte. Il s'arrêta tout près de son instrument.
Kiki la laissa au bar pour se frayer un chemin à coups de hanches jusqu'au grand piano, juste éclairé par un spot solitaire. Lucifer était déjà assis et en train d'ajuster le bras portant le microphone argenté.
— Ce soir, je suis d'humeur pour une chanson romantique un peu triste. Mais j'imagine que certains d'entre vous pourraient sûrement me remonter le moral un peu plus tard… ronronna-t-il.
La foule poussa un petit gémissement plaintif d'appréciation et s'évanouit à moitié lorsqu'il humecta ses lèvres avec un étincelant regard plein de désir non voilé.
Maryam vit la serveuse lui murmurer quelque chose à l'oreille. Il acquiesça poliment et posa ses mains sur le clavier. Les conversations cessèrent aussitôt comme si tout le monde attendait ce moment avec une impatience émerveillée.
Patrick avait l'œil pour repérer les nouvelles filles. Celle-ci n'avait pas le genre habituel de la bimbo de base courant après la gloire… ou après les diverses faveurs du patron. Elle ne portait qu'une simple petite robe grise au genou, sans décolleté ni bras nus. Il n'était pas difficile de voir qu'elle n'avait même pas l'habitude de la mettre. Pourtant, son visage à l'ovale d'une rare perfection était absolument splendide. Du coup, il s'approcha un peu d'elle, décourageant par sa seule présence protectrice les autres hommes en quête de son attention, tandis qu'il expliquait pour faire la conversation :
— Le patron n'en ferait pas une carrière mais il aime chanter en s'accompagnant. Ses reprises de vieux standards sont pourtant assez impressionnantes… Peu importe le nombre de personnes, il est assez bon pour vous faire croire qu'il ne chante que pour vous.
Dans son sac à main, Miss Naaji sentait le poids réprobateur de l'indécent tas de billets de banque. Quelqu'un les lui avait livrés avec une note portant son élégante écriture, lui recommandant d'utiliser cet argent pour quitter la ville au plus vite, pour sa propre sécurité. Elle s'était beaucoup tourmentée pour savoir s'il était en train de la menacer parce qu'elle pouvait voir au travers de ses manigances. Elle connaissait sa véritable identité – qu'il n'arrêtait pas de claironner mais personne ne le croyait – car elle pouvait en ressentir les preuves sensibles, tout autour de lui. Elle percevait aussi combien les gens le trouvaient superficiellement attirant parce qu'ils étaient incapables de sentir la colère aveugle, les tortures et les souffrances qui formaient comme une armure noire.
Et parce qu'il était un être très dangereux pour la santé d'esprit, comme le prouvaient certains cas psychiatriques dans plusieurs institutions en ville, elle ne souhaitait pas conserver cet argent, même si ses revenus étaient des plus modestes. Elle n'était nullement à l'aise à l'idée de devoir quoi que ce soit à une créature comme Iblis. Quand elle était petite, on lui avait appris que les bonnes personnes et les âmes pures n'avaient rien à craindre de lui. Elle s'efforçait chaque jour d'être quelqu'un de bien. Cependant, à l'idée de le revoir, elle était très effrayée. Son ami Djibril [1] avait dû l'aider en appelant un taxi pour elle. « Contente-toi d'y aller, de le saluer, de le remercier et d'expliquer que tu ne peux pas accepter parce que c'est beaucoup trop. Il comprendra quand tu lui diras que tu gagnes cette somme en trois ans. Il n'a probablement pas réalisé. Tu n'imagines pas combien les personnes riches ne font pas attention à de ce genre de choses. »
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Les premières mesures de la chanson interrompirent le cours de ses pensées lorsqu'elles se mirent à résonner lentement. Le silence se fit plus épais encore. Très honnêtement, elle ne s'était pas attendue à ce qu'il soit un aussi bon pianiste. Il faut une âme pour la musique, et l'interprétation devait se nourrir de vraie profondeur pour être appréciable. Eh bien surprise : il possédait les deux. Pourtant le vrai choc se présenta pour elle lorsqu'il commença à chanter les yeux fermés :
« I've been alone with you inside my mind
And in my dreams, I've kissed your lips a thousand times
I sometimes see you pass outside my door… » [2]
Dès les premiers vers, elle perçut à vif sous sa voix de velours, le pincement cruel de la solitude la frapper de plein fouet et un ardent désir manquant d'assurance – mélange de tristesse et d'un profond sentiment d'infériorité ou… d'indignité. Ses yeux noirs quittèrent le clavier pour un instant, balayant la foule pour s'assurer de son effet. Il avait l'air pourtant content d'être le centre de toute l'attention de la salle. Et puis, presque négligemment et comme par accident, ses pupilles s'arrêtèrent sur elle (et sur personne d'autre) et elle se sentit submergée, retenue malgré elle par l'intensité de ce regard.
« Hello? Is it me you're looking for? »
La commissure de ses lèvres s'étira légèrement comme si tout cela n'était rien d'autre qu'une secrète petite plaisanterie amusante. Les gens dardèrent sur elle des œillades suspicieuses mais les chuchotements ne durèrent pas.
Le barman était toujours là, à plier une pile de serviettes en papier rouge et il se permit de commenter à mi-voix :
— Vous voyez ce que je vous disais ? Je ne sais pas comment il fait, mais ce truc marche à tous les coups.
Kiki revenait vers eux, confirmant tout bas qu'il la verrait après la chanson. Maryam se sentit un peu paniquée à cette idée. Iblis avait été capable de la repérer au milieu d'un grand nombre de gens. Qu'est-ce que cela voulait dire ? Qu'il la voyait comme une mauvaise personne ? Al-Shaitan ne reconnaissait-il pas seulement la lie de l'humanité ? Et serait-il en colère en voyant qu'elle semblait mépriser son cadeau ? L'idée de rendre simplement l'argent à ses employés et de fuir sans attendre commençait à exercer une véritable emprise.
« I can see it in your eyes, I can see it in your smile
You're all I ever wanted and my arms are open wide
'Cause you know just what to say
And you know just what to do
And I want to tell you so much… »
Au fond des gorges serrées, les respirations s'étaient faites un peu plus difficiles alors que le public captif attendait anxieusement les trois mots éternels que tout le monde voulait toujours si désespérément croire et entendre. Ils ne tombèrent jamais de ses lèvres pécheresses qu'il pourlécha avec malice. Il les avait escamotés à dessein pour attaquer directement la partie instrumentale, avant de reprendre au couplet suivant :
« I long to see the sunlight in your hair
And tell you time and time again how much I care
Sometimes I feel my heart will overflow
Hello, I just got to let you know »
Maryam n'était pas assez idiote pour s'imaginer qu'il puisse offrir une telle sérénade à l'inconnue qu'elle était, mais elle savait qu'elle allait avoir des problèmes. Ses croyances le désignaient comme le Prince des Mensonges. Il devait posséder des pouvoirs si puissants qu'elle se sentait incapable de faire la moindre différence avec une âme véritable lorsqu'il chantait de cette façon.
« 'Cause I wonder where you are and I wonder what you do
Are you somewhere feeling lonely or is someone loving you?
Tell me how to win your heart for I haven't got a clue
But let me start by saying… » [3]
Lucifer sourit à la foule et avec magnanimité décida de lui donner ce qu'elle attendait en murmurant un « I love you » qui atteignit chacun des présents directement au point le plus sensible.
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(à suivre)
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Notes de l'auteur
Le titre est extrait de la version française du poème "Astrophil and Stella" de Sir Philip Sidney.
[1] Djibril est l'équivalent de… Gabriel.
[2] Hello, de Lionel Ritchie. Voir la traduction libre ci-après.
[3] Dans ma tête, je me trouve souvent seul avec toi et j'ai déjà embrassé tes lèvres en rêve un bon millier de fois. Parfois, je t'aperçois passer sans t'arrêter devant ma porte. Hello, et si c'était moi que tu cherchais ? Je peux le voir dans tes yeux, je peux le voir dans ton sourire, tu es tout ce que j'ai toujours voulu et je t'attends les bras grand ouverts. Parce que tu sais toujours quoi dire et tu sais toujours quoi faire, j'ai tant envie de te dire…
Je me languis de revoir le soleil jouer dans tes cheveux et de pouvoir te répéter encore et encore combien je tiens à toi. Parfois je crains que mon cœur ne se mette à déborder. Hello, si je pouvais trouver le moyen de te le faire comprendre. Parce que je brûle de savoir où tu es, ce que tu fais : es-tu ailleurs en train de te sentir seule ou bien lovée contre quelqu'un qui t'aime ? Dis-moi comment gagner ton cœur car je n'ai pas le moindre indice, à part commencer par te dire que je t'aime.