La première Eve
Chapitre 17 : Ave Maryam
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My eyes become large and the light that you shine can be seen (Kiss from a rose / Seal)
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MARYAM NAAJI
L'accorte serveuse l'avait poussée gentiment en direction du piano, où le maître des lieux se trouvait toujours assis ; dans une main, une cigarette à demi-consumée et dans l'autre, un verre à moitié vide. Maryam se sentait légèrement flageolante, alors qu'elle s'efforçait de ne pas penser qu'elle approchait… la Bête. La gorge nouée, elle l'appela pour qu'il se retourne vers elle, attentive à se montrer très polie :
— M. Iblis ?
En ce qui concernait précisément cette beauté, l'intéressé se trouvait vraiment présomptueux de soutenir qu'il n'était pas à l'abri d'un baiser inopiné (il se souvenait l'avoir dit à Chloé une éternité plus tôt)[1], mais peu importait au fond. Il écrasa quand même son mégot de cigarette dans le cendrier, souffla hors de ses poumons le restant de fumée, et en rinça l'âcreté avec une petite gorgée de whisky, avant de la regarder droit dans les yeux.
Elle fut surprise de constater que ces derniers étaient actuellement sombres et non pas rouges et qu'il y brillait un éclat chaleureux. A défaut d'un meilleur terme, ils auraient presque pu passer pour… aimants – enfin s'ils n'avaient pas affiché cette petite étincelle d'admiration avide qu'elle retrouvait souvent dans le regard insistant des hommes.
— Miss Naaji ? Quelle délicieuse surprise de vous voir ici mais… dites-moi, n'avions-nous pas convenu qu'il était plus sûr pour vous de quitter définitivement la ville ?
Son ton hésitait subtilement entre la préoccupation et la plus absolue curiosité. En faisant abstraction du reste, elle finit par comprendre qu'en réalité, il n'avait pas conservé le moindre espoir de la revoir jamais. Il était décidément un être fort étrange et contradictoire.
— Mais je devais vous remercier et aussi…
Son large sourire triomphant révélait combien il était content de lui, ou d'elle, impossible de le dire. Sa question suivante restait des plus déconcertantes.
— Est-ce que c'est votre plus belle robe ?
— Je suis désolée, je ne comprends pas…
— Est-ce que vous avez une plus jolie robe que celle-ci ? articula-t-il plus fort, en essayant de se faire entendre par-dessus la sono omniprésente du Lux.
— Je ne comprends pas pourquoi vous me le demandez mais… non, en fait.
— Alors je me sens flatté que vous l'ayez mise juste pour moi…
Elle le fixa sans trop comprendre, toujours perplexe à cause de son bavardage inconséquent qui ne collait pas avec son personnage. La musique et la chaleur ambiante trop fortes l'incommodaient. Du coin de l'œil, elle cherchait partout une issue de secours pour s'extirper au plus vite de cet endroit à la moiteur tropicale. Comme elle ne lui répondait pas, il posa sans même y penser une main légère sur son bras, un bref contact pour tenter d'obtenir son attention.
— Voudriez-vous me suivre dans un endroit plus tranquille ? Je veux savoir pourquoi vous êtes toujours à Los Angeles alors que je vous ai très explicitement conseillé de filer d'ici au plus vite ?
Tout ce qu'elle ressentit, ce fut un peu de honte, parce que sa paume tiède était agréable au travers du tissu de sa manche. Pas du tout comme la menace ou la tentative de coercition qu'elle aurait pu attendre. Tête basse, elle osa pourtant bredouiller un refus :
— Je ne préfère pas rester seule avec vous.
Avec un charmant sourire – autant qu'il puisse l'être, même très blanc, au milieu d'une face cendreuse, rouge et ravagée de brûlures effrayantes – il redressa sa carrure et tira sur les plis invisibles de sa veste, triturant en un réflexe de coquette finie ses boutons de manchette en diamant.
— Oh, je vous promets que je me comporterai en gentleman… pour l'essentiel, ajouta-t-il avec un clin d'œil coquin assez contreproductif. Oh ma chère, non ! Ça ne va pas du tout. Vous avez donc toujours peur de moi ? Qu'ai-je donc fait au Ciel pour mériter tant de froideur de la part d'une si jolie personne ?
Question de pure forme dont il connaissait fort bien la réponse théorique mais les yeux de biche terrifiée par la lueur des phares étaient suffisamment éloquents.
— Allons bon. Je jure, croix de bois, croix de fer, si je mens je retourne en Enfer, que je ne vous ferai rien du tout et ne vous veux aucun mal…
— M. Iblis…
— Non, non, non, ronronna-t-il suavement. Appelez-moi Lucifer, voulez-vous ? Vous l'avez bien mérité.
Levant le bras par-dessus la foule qu'il dépassait d'une tête, il fit un geste pour signifier à Kiki de les rejoindre, ce qu'elle fit aussitôt tant son ascendant sur eux tous était formidable.
— Ma chère, voudriez-vous conduire mon invitée jusqu'à l'un de nos salons privés ? Et donnez-lui une bonne rasade de tout ce qu'elle voudra. Assurez-vous aussi que nous ne serons pas dérangés durant les trente prochaines minutes…
Se méprenant sur ses intentions parce qu'il avait la réputation notoire de mettre n'importe quel joli minois dans son lit, Maryam se sentit soudain pâlir à cette perspective.
— M. Morningstar, je suis juste venue pour vous remercier et… pour vous rendre ceci, c'est tout.
Dans ses paumes levées à plat, elle lui tendait en offrande prudente le petit sac à main qu'elle avait apporté tout exprès, jusqu'à ce qu'il accepte de le rendre avec circonspection. Il haussa un sourcil inexistant (enfin ce qui aurait dû en être un, sur un visage humain normal). Son petit commentaire spirituel était assez prévisible par contre.
— Mignon, mais vous vous doutez bien que je n'en ai pas l'usage pour moi-même, n'est-ce pas ?
Il l'entrouvrit juste assez pour constater qu'il était rempli de billets dont il devinait aisément la provenance. Son expression se modifia pour statuer bas d'un ton plus autoritaire et plus pressant qui la fit frissonner :
— Okay, là, il faut vraiment qu'on parle ! Kiki, pouvez-vous faire le nécessaire, s'il vous plaît ?
— Tout de suite, M. Morningstar.
— Au passage, très joli costume, la complimenta-t-il avec une désarmante sincérité.
— Merci patron. Mademoiselle, voulez-vous me suivre ?
Absolument horrifiée à la perspective d'avoir offensé le Diable par son geste inconsidéré, Miss Naaji fit la seule chose qui lui permettait de fuir très littéralement cette affreuse situation : elle s'évanouit.
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Pourtant, elle était bien trop effrayée pour rester indéfiniment inconsciente et ce alors qu'il y avait du danger immédiat. La première chose qu'elle perçut quand elle commença à revenir à elle, fut un puissant boum-boum boum-boum rapide tout près de son oreille. Le son galopant provenait d'un cœur, battant au centre d'une large cage thoracique, recouverte d'une chemise tissée dans le plus fin coton qui fût. Un coup d'œil au travers de ses mèches bouclées qui lui barraient la figure, lui permit de voir que la jeune serveuse gracile à peine vêtue les précédait pour leur ouvrir la voie, en balançant ses hanches minces.
Maryam n'était pas sotte. Elle comprit en un instant ce qui était en train de se passer. Oh que le Seigneur ait pitié d'elle ! Profitant de sa faiblesse soudaine, Al-Shaitan était en train de l'emmener tout droit dans sa tanière ! Là-bas, elle serait seule et à sa merci ! Allait-elle finir déshonorée et la honte de toute sa famille pour avoir été déflorée par une créature du Mal ? Qu'allait-il advenir d'elle ensuite ? Les larmes et l'angoisse montaient, car elle ne voyait pas comment lui échapper. Il marchait à grands pas impatients. Et il était si fort qu'elle avait le sentiment de ne rien peser pour lui et de flotter simplement dans les airs… Elle se crispa par pur réflexe, priant Dieu de tout son cœur de lui épargner cette épreuve.
Sur sa tempe, elle sentit l'effleurement de lèvres rugueuses. Son souffle chaud exhalait une odeur d'alcool et de tabac qui étaient un peu trop envahissantes pour elle, si peu habituée qu'elle était aux coutumes occidentales très tactiles. Elle se recroquevilla un peu plus, en poussant un petit cri qu'heureusement personne d'autre que lui n'entendit.
— Oh, s'il te plaît, s'il te plaît, ma tant belle ! N'aie pas peur de moi ! la priait-il d'un murmure étranglé tout à fait perturbant, tandis qu'il finissait d'une longue foulée sportive le dernier mètre.
Les bras chargés de son précieux fardeau, il ouvrit la porte d'un coup de l'épaule droite, attentif à ne pas la cogner involontairement durant l'opération. Kiki referma prestement derrière eux et, comme par magie, la musique trop forte s'atténua tout d'un coup. Dans cette pièce insonorisée beaucoup plus calme, Maryam fut déposée sur un petit canapé dont la forme amusante évoquait deux grosses lèvres rouges. L'intensité des lumières fut abaissée d'un simple geste sur un variateur et quelqu'un plaça un gros verre en cristal plein d'eau fraîche, entre ses mains tremblantes, avant de l'aider à boire à petites gorgées lentes.
— Là… là… c'est bien. Est-ce que… vous vous sentez mieux ?
Il avait une voix vraiment très agréable. Elle se fit violence pour acquiescer et remercier, mais tandis qu'elle levait les yeux sur lui, sa bouche s'arrondit légèrement lorsqu'elle se trouva à contempler un visage qu'elle n'avait jamais vu... Des yeux d'un brun chaud (l'un d'eux très légèrement désaligné), un large sourire victorieux avec d'étranges incisives un peu rondes, des cheveux très noirs et une barbe qui commençait à pousser… Elle ne sut pas quoi dire. Avec un ton de peau plus foncé et peut-être en raison de ce trait d'eye-liner des plus audacieux pour un homme, il aurait pu ressembler à un incroyable Prince perse déguisé dans des vêtements d'Occidental… Comment avait-il pu changer en une seconde son visage aux chairs atrocement fondues ?
— Que se passe-t-il, ma chère ? Vous me dévisagez comme si nous ne nous étions jamais rencontrés… Ce jeu ne me déplaît pas du tout mais…
— Vous êtes vraiment très beau ! s'étonna-t-elle.
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LUCIFER
Stoppé net dans son élan alors qu'il ne s'y attendait plus, Lucifer radieux bomba le torse de fierté.
— Eh bien, merci. J'ai cru que vous ne le remarqueriez jamais…
Impulsivement, elle leva la main pour toucher, du bout d'un doigt hésitant, un petit morceau de peau lisse sous son œil.
— Et votre peau semble parfaitement normale !
Plus nerveux qu'en d'autres circonstances en raison des mots qui venaient de s'échapper de ses belles lèvres pleines, Lucifer se recula et jeta un regard en coin à Kiki, peu désireux que sa gentille employée n'entende quelque chose qu'elle n'aurait pas dû. Dire qu'il aurait eu très envie – vraiment très envie – de poursuivre cette conversation sans témoin avec la magnifique infirmière était un euphémisme mais il pouvait facilement deviner tout seul maintenant, à ce petit détail, pourquoi il l'effrayait autant. Depuis le début, la pauvrette le voyait tel qu'il était. Le vrai lui !
Même sans savoir comment une telle chose pouvait simplement arriver à une personne dotée d'une si belle âme, il se sentit navré pour elle et inhabituellement chagriné de ce qu'elle avait dû endurer par sa faute. Il savait que son magnétisme exubérant ne le rendait pas pesant ou impérieux quand il avait son visage d'ange, mais sous son masque de cauchemar, c'était différent…
— Vous avez montré beaucoup de courage… vraiment. Restez un moment ici, le temps de vous remettre, jusqu'à ce que vous vous sentiez capable de rentrer chez vous. Je vais dire aux videurs de vous faire appeler une voiture.
— Vous partez ?
Lucifer pensa vraiment plus charitable de s'éloigner sans tarder de cette irrépressible tentation dont les grands yeux innocents commençaient à le troubler plus fortement qu'il n'aurait voulu l'admettre. Au fond de lui, l'embryon de sa conscience trouvait qu'il n'aurait dû éprouver cela que lorsqu'il pensait à l'Inspectrice. Toujours serviable, son mental dressé pour l'érotisme se la représenta en tenue d'Eve, seulement revêtue de l'armure très aérée de Caliel, ce qui fit des miracles pour lui remettre les idées en place. Il s'inclina gracieusement face à Miss Naaji en terminant le mouvement d'un geste élégant et désinvolte de la main.
— Autant j'adore l'idée qu'on puisse croire que posséder un night-club n'est pas un vrai travail… autant c'en est pourtant un ! J'ai des clients consentants à divertir et une affaire à faire tourner. Je ne vous chasse pas mais votre place n'est pas ici et de façon criante. Merci infiniment d'être passée me voir toutefois et… saluez votre fortuné ami « Djibril » pour moi.
Les yeux bleus finement frangés de la belle s'élargirent.
— Mais… comment ? Vous connaissez mon ami ?
— Je n'ai pas eu de ses nouvelles depuis longtemps, mais oui je le connais un peu.
— Mais comment pourriez-vous en être sûr qu'il s'agit bien du même ? Je ne vous ai même pas dit son nom !
Lucifer étouffa un petit hoquet de rire désabusé.
— Benedicta tu in mulieribus… [2] récita-t-il dans une langue qu'elle ne connaissait pas. Il y a toujours un Gabriel non loin d'une pieuse Marie… Vous êtes assurément quelqu'un de très spécial. Il y en a très peu comme vous dans le monde, capables de remplir de bonheur le cœur d'un ange et de rendre sa vie… plus supportable, répondit-il avec une expression à la fois énigmatique et séductrice, laissant entendre qu'il savait des choses qu'il ne lui avait pas dites.
Puis il mit les mains dans ses poches pour se donner une contenance et se détourna vite, pressé de quitter le petit salon, avec juste un avertissement muet à Kiki lui recommandant de rester avec son invitée.
Une fois revenu à la grande salle du Lux, il laissa les percussions basses accélérer le rythme de son cœur. Une main sur la balustrade de son spot préféré, complètement insensible aux convoitises dantesques que son émoi inhabituel suscitait, il revit les visages de ses amis défiler dans son esprit. Chloé d'abord, qu'il aimait plus chèrement encore depuis que Lilith s'en était allée sans regret apparent. Linda qui commençait, si l'on en croyait la jalousie invraisemblable de Maze, à devenir probablement trop proche d'Amenadiel. Dan, qui n'était pas un ami que cela soit bien clair, et pour qui sa propre Mère avait eu un indigne et invraisemblable petit faible… Et à présent Miss Naaji, clairement sous la protection de son très androgyne cadet Gabriel…
Songeur, il ignora les frôlements suppliants dont il était l'objet, se demandant si tous ses frères et sœurs avaient, au bout du compte, un humain favori qu'ils chérissaient dans leur cœur en le plaçant plus haut que le reste de l'humanité entière. Si c'était le cas, ce cher vieux Papa et Sa tendance au Tout-Contrôle ne devait pas beaucoup aimer ça, pour sûr… Et rien que cette idée puérile le rendait plutôt heureux.
Tenaillé par le besoin de ses mains sur les touches ivoirines du piano, il se fraya un chemin dans la foule sur la piste de danse où il reconnut la petite silhouette énergique de Miss Lopez qui avait l'air de s'éclater en dansant toute seule, paupières closes, au rythme de la musique. Il la considéra une seconde, hésitant à l'interrompre ou à l'accompagner et, sans même savoir ni pourquoi ni comment il n'avait pas eu l'intuition plus précoce, il pensa : « Ella est aussi l'une d'entre eux ».
A la fois étonné et authentiquement ému de cette prise de conscience, il cligna vite des paupières pour ravaler l'humidité indésirable qui lui montait aux yeux. Anges et humains. Tout avait commencé avec Lilith et lui finalement, ou avec Eve, si l'on voulait ergoter sur les détails… Mais le Diable était dans les détails, se rappela-t-il. Il darda ses yeux noirs alentours mais ne ressentit aucune vibration céleste caractéristique. Si Ella avait bien été touchée d'une quelconque façon par la grâce d'un ange, ce dernier tout comme Gabriel, préférait très certainement ne pas révéler sa présence au mouton noir de la famille.
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CHLOÉ
Au tout début de l'après-midi, Chloé réalisa brusquement que c'était le jour de la soirée Tacos hebdomadaire. Mais entre les événements complètement dingues du week-end dernier, le temps qu'elle avait passé à l'hôpital et les jours de repos forcé que Pierce avait exigé qu'elle prenne ensuite, elle avait un petit peu perdu le fil de la semaine…
Elle ne se sentait d'ailleurs pas très à l'aise de cette faveur trop ostensiblement consentie par son patron. Parfois, elle aurait préféré qu'il redevienne le Capitaine Igloo initial. Maintenant il y avait un truc bizarre entre eux… Il lui avait sauvé la vie deux fois et certains signes, comme l'ombre d'un sourire ou des regards d'une franchise indéniable que même Lucifer n'avait plus depuis longtemps, la laissaient perplexe. Au départ, elle se disait que c'était parce qu'il commençait à se dégeler et à devenir « sympa » mais assez vite elle sut par Ella, Charlotte ou Dan, en leur posant des questions sur le boulot l'air de rien, que Pierce était très occupé à boucler tout le dossier de l'infanticide. D'un certain point de vue, cela n'avait rien de très surprenant. Les capitaines étaient toujours obligés de porter une attention toute spéciale aux questions sensiblement « politiques ». Le Maire devait être derrière tout ça, Pierce s'en était assez plaint. Pourtant, il ne lui avait jamais passé le moindre coup de fil ni même envoyé un texto mal poli du genre « Remettez-vous et revenez vite, j'en ai marre de faire votre paperasse ».
Elle n'aurait vraiment pas su dire pourquoi mais ces jours-ci, elle aurait bien voulu qu'un grand type admette qu'il avait un peu besoin d'elle. Pour n'importe quoi. Et à ce compte-là, même n'importe quel type… Juste pour éviter de se sentir si terriblement seule et vide à l'intérieur. Et pourquoi ce sentiment si obsédant ? Mystère !
En tant qu'inspectrice, une part d'elle se navrait d'être mise à l'écart : indésirable pour ses collègues qui insistaient pour qu'elle « se repose » et laissée sans la moindre nouvelle significative de Lucifer non plus. Chloé n'avait que brièvement parlé au Dr Martin, qui avait glissé dans la conversation que son partenaire était « secoué » autant par la dernière affaire que par des problèmes familiaux où elle devinait sans qu'on ait besoin de lui dire qu'il s'agissait de Lilith.
La nouvelle l'avait inquiétée. C'était exactement ce qu'elle avait craint depuis le tout début de cette enquête. Mais si Lucifer avait des problèmes à gérer tout ça, pourquoi n'était-il pas venu la trouver pour en discuter autour d'un burger et d'une bouteille de rouge ? Elle n'était pas trop fan de ses effractions inopinées à son domicile pour des motifs totalement frivoles et à des heures indues, mais quand c'était pour quelque chose d'important, bien sûr qu'elle voulait être là pour lui… Quand cesserait-il donc, avec sa fierté mal placée ?
Il avait fait et dit des choses très étranges… Enfin plus étranges que sa moyenne habituelle, et bien loin de ce qu'elle en venait à considérer comme normal dans son cas… Ils avaient eu ce moment complètement surréaliste à l'hôpital, où entre ses bras, elle avait eu tellement envie qu'il l'embrasse vraiment à pleine bouche… Elle l'avait serrée contre lui avec une telle certitude et un tel élan... Un épisode pareil, elle s'attendait à le revoir dans ses rêves. Elle s'attendait à ce qu'il vienne la harceler de petits commentaires taquins sur son désir réprimé qu'il aurait été tout prêt à soulager où elle voulait quand elle voulait… Et au lieu de cela, rien. Silence radio total. Autruche Morningstar, dans toute sa splendeur...
Ces pensées qui tournaient en rond sous son crâne sans jamais la mener nulle part commençaient à la rendre folle. Physiquement, elle était en parfaite santé. Ni fatiguée, ni souffrante, elle était pleine d'énergie… Mais ni le ménage, ni le rangement faits dans sa maison n'avaient pu lui apporter la paix de l'esprit. Tout au contraire, elle éprouvait un sentiment croissant de perte qu'elle ne pouvait pas s'expliquer. Comme si quelque chose de vraiment très important venait de s'évaporer de sa vie. Et elle n'avait pas la moindre idée de ce ça pouvait être.
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Le supermarché était assez tranquille à cette heure-là et elle pouvait y faire ses emplettes pour le dîner spécial Mardi Tacos. Pour une fois, Dan avait accepté l'invitation à la vitesse de la lumière. Si d'habitude il trouvait des excuses un peu téléphonées pour ne pas venir, eh bien ce coup-ci pas du tout ! Ce truc insensé qui était arrivé à son bras avait dû bien lui flanquer la trouille... Inconsciemment, elle massa son poignet, là où la « chose » s'était enveloppée tout autour. Et c'était peut-être le fruit de son imagination mais elle trouvait que sa peau à cet endroit-là n'était pas exactement aussi fraîche que de l'autre côté. Oblitérant ce fait, la pensée insidieuse que Dan pourrait toujours avoir des sentiments romantiques à son égard, en dépit de ses dénégations mélancoliques, s'insinua dans son esprit. La bonne épouse et bonne camarade en elle, prit aussitôt sa défense : « Peut-être qu'il n'essaie pas du tout d'être un gros imbécile. Peut-être que c'est seulement toujours un peu douloureux pour lui de regarder en face tout ce qu'il a perdu : une vie meilleure avec femme et enfant et à la place, plus rien que le sentiment d'être exclus de sa propre famille ».
Elle ne réalisa pas qu'elle réentendait cette sorte d'intuition à nouveau. Les doigts à deux centimètres d'une boîte en carton surélevée qu'elle essayait d'atteindre, Chloé s'était figée sur place en se répétant la formule. « Exclus de sa famille ? » Le mot lui était venu sans réfléchir mais ça ressemblait furieusement à un point commun avec Lucifer.
Elle soupira.
Il était de plus en plus évident qu'il existait bien un genre d'homme qui la faisait flasher. Des « bad boys » sexys au passé trouble, et dont le nom s'épelait à chaque fois comme « problème ».
— Est-ce que c'est trop haut pour vous ? Vous voulez que je vous aide ?
Tout près d'elle, une voix de baryton profonde venait de la faire sursauter. Elle reconnut le sourire timide (et assez charmant) d'Amenadiel, qui se tenait debout là, tenant l'anse d'un petit panier bleu à moitié rempli.
— Oh Amenadiel ! Vous êtes la dernière personne que je m'attendais à voir ici !
Elle sourit un peu en jetant un coup d'œil discret aux denrées disparates qu'il avait collectées…
— Alors dites-moi tout, plaisanta-t-elle, vous mangez des vrais trucs, finalement ?
Elle aimait bien le frère de Lucifer. Elle l'avait toujours bien aimé sans savoir vraiment pourquoi car il était vraiment différent. Parfois amplement plus subtil. Comme maintenant alors qu'il réagissait à la taquinerie en réprimant un sourire plus large et plus sincère, entrant dans son jeu plus facilement qu'elle ne l'aurait cru :
— Parfois, j'aime bien faire une petite entorse au jeûne total… Plus sérieusement, je vous ai aperçue dans un rayon alors que j'allais partir et je voulais savoir si vous alliez bien. J'ai su que vous aviez eu… des petits ennuis de santé récemment ?
— C'est très gentil de vous inquiéter, merci. Mais je vais bien maintenant. Je me sens vraiment en pleine forme et j'ai hâte de retourner travailler.
— C'est bon de l'apprendre. Pas de vertiges, pas d'effets secondaires d'aucune sorte ? s'enquit-il avec une sollicitude insoupçonnée.
— Aucun, pourquoi ?
Ce n'était pas parce qu'il avait béni sa conception que c'était pour autant à lui de l'informer qu'elle avait été en contact avec un objet céleste extrêmement puissant, qui aurait pu faire fondre toutes ses cellules grises si elle ne s'en était pas montrée digne. Donc il dut trouver quelque chose d'un peu plus… praticable.
— Oh, vous savez ce qu'on dit, il faut toujours être prudent avec les chocs à la tête… En plus…
Il souriait toujours un peu en coin quand il ajouta :
— … je ne peux pas m'empêcher d'être un peu inquiet quand vous n'êtes pas là pour empêcher mon frère de faire des choses idiotes !
Chloé arqua un sourcil très étonné et, sur la pointe des pieds, attrapa finalement la boîte de céréales au chocolat dont elle avait besoin, parce que Maze s'obstinait à gâter les bons Choco Pops de Trixie avec de la vodka…
— Est-ce que vous êtes en train d'admettre qu'il m'écoute plus que vous ? Dans quelle espèce d'embrouille s'est-il encore fourré en seulement quelques jours ?
Dans sa tête, quand elle posait la question, ça ressemblait davantage à une petite boutade sans conséquence, mais le grand chauve sembla pris au dépourvu car il s'enferra dans une justification un peu embarrassée :
— Je ne dirais pas exactement qu'il s'est attiré des problèmes. Mais il s'entête à rechercher un homme qu'il appelle l'Ultime Pécheur.
Elle expira très profondément en entendant ces mots.
— Ah bon, rien de vraiment nouveau sous le soleil, donc. Il jacasse sans arrêt à propos de cette légende urbaine, depuis le jour où il a été trouvé à moitié dépouillé dans le désert, clamant à qui voulait l'entendre qu'il s'était fait « kidnapper ». Votre frère soulève des types de deux fois sa taille sans broncher mais affirme qu'on aurait pu l'assommer au point de le laisser inconscient deux jours ?… Mhh… Moi je pensais qu'il avait tourné la page… Mais j'aurais porté à son crédit la preuve qu'il pouvait avoir un niveau de concentration supérieur à celui de Dory…
— Euh pardon ? Dory qui ?
— Oh, Dory c'est un poisson dans un film Disney… Un truc que seuls les parents connaissent…
— Hum, tout s'explique... Peut-être que s'il voyait que vous allez bien, cela pourrait l'aider à se détendre un peu. Et s'il retournait au travail avec vous, il aurait l'occasion de se concentrer sur des sujets plus constructifs… Mon frère n'est pas très… comment est-ce que je vais formuler ça ?... Il peut être vraiment obtus et entêté parfois, et ça ne lui vaut rien de bon.
Chloé regarda Amenadiel d'en bas en plissant les yeux, la main sur la hanche.
— Je sais que vous n'êtes pas du genre à flipper pour un rien. Est-ce qu'il aurait fait quelque chose de répréhensible ou d'assez… discutable, pendant que je n'étais pas à mon poste ? Je sais qu'il en est très capable…
— Ah, j'imagine que c'est un cas où… tout ce que je dirais pourrait être retenu contre moi ?
Il cligna de l'œil pour maquiller un embarras cette fois vraiment très évident et l'inspectrice sourit avec tendresse, tant c'était pitoyable.
— Je connais une excellente avocate, s'il vous en fallait une ! proposa-t-elle d'un ton plus amusé.
Elle ne réalisait pas vraiment que parler de Charlotte était toujours un peu douloureux pour lui. De ce fait, il s'excusa poliment en disant qu'il devait se dépêcher pour un rendez-vous et s'esquiva aussitôt.
Elle l'avait regardé faire avec un indicible regret qui lui submergeait la poitrine. En vérité, elle avait espéré secrètement, comme conclusion à tout ceci, avoir enfin une conversation plus franche à propos de tout le mystère qui entourait leur famille. Et si ça ne pouvait pas être avec Lucifer, peut-être alors avec Amenadiel ? Quelques années plus tôt, il s'était montré assez disposé à lui en parler. Elle se souvenait encore de la fois où il lui avait expliqué que son frère était un mentaliste doué ou, en d'autres termes, la version adulte du « magicien » suggéré par Trixie…
Elle passa rapidement en caisse pour régler ses achats et retourna à son appartement pour tout ranger dans le frigo.
Puis, elle se rendit dans sa chambre dont elle referma la porte pour dégager ce qu'elle y gardait caché derrière.
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(à suivre)
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Notes
[1] Dans mon chapitre 2 en fait…
[2] Latin : tu es bénie entre toutes les femmes (extrait de la prière du « Je te salue Marie »)