Au-delà des Mers

Chapitre 8 : Mise au point

3081 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 05/05/2021 15:28

Sur le pont, le temps était mi-figue, mi-raisin. Un peu frais même. Un bon petit vent faisait se gonfler les voiles d’orgueil et avancer les deux navires à bonne allure. Quand la belle Inca apparût, elle fut sifflée par quelques matelots admiratifs. Elle ne leur accorda aucun intérêt et ayant repéré l’Olmèque, elle partit directement le rejoindre. Une fois près de lui, elle observa un court silence tandis qu’elle s’accoudait à l’épaisse balustre. Il lui lança un coup d’œil rapide. Elle avait le visage fermé.

– Mendoza se demande s’il peut te faire confiance, fit-elle en guise d’introduction.

Calmèque eut un petit rire ironique.

– Parce que tu crois que moi je ne me le demande pas ?

Elle esquissa un sourire un peu fade.

– Tu peux lui dire, assura l’Olmèque, que je suis basique à ce niveau-là. Si on ne me fait pas de coups tordus, j’en fais pas en retour. Aussi simple que ça.

Elle ne répondit rien de suite et fit mine de plonger son attention sur le large avant de poursuivre.

– Le petit détour par le Comptoir Commercial, nous fera gagner un peu de temps, mais nous atteindrons Barcelone dans un mois tout au plus.

– Je sais.

– Il est vital, et je choisis mes mots avec soin Calmèque, qu’il sache qu’il peut avoir confiance en toi d’ici-là.

Il arqua ses sourcils en signe d’impuissance.

– Je te remercie de ta sollicitude, mais je ne vois pas ce que je peux faire pour changer ce qu’il pense de moi.

Marinchè changea de position et se mis dos à la rambarde du bateau afin de pouvoir s’appuyer sans contraindre son corsage un peu trop serré à son goût. Les vêtements de femmes européennes étaient décidément infiniment plus jolis et raffinés que tout autres mais terriblement moins pratiques. « Sois belle et bouge pas. » Elle regrettait sa robe inca à la fois féminine et facile à vivre.

Non loin d’elle, un marin l’avait prise en ligne de mire ne cachant pas ses lubriques envies et reluquant sa jolie poitrine mise en valeur par le corset. L’Inca s’en amusa. « Les hommes sont tellement manipulables, deux centimètres de chair qui dépassent et on en fait ce qu’on veut… pour un peu il sa baverait dessus… »

Cette réflexion faite, elle se reconcentra sur Calmèque.

– Lâche un peu de mou. Quand il a essayé de te saouler c’était pour tenter d’en savoir un peu plus sur toi. Vraiment Toi ! Pas l’ancien Commandant de Menator, celui-là, tout le monde préfèrerait l’oublier, plaisanta-t-elle. Et ne me prétends pas qu’il n’y a rien à dire. On a tous une histoire. Et…

Elle hésita à lui dire ce qu’elle pensait mais conclut que ce n’était plus le moment de tourner autour du pot.

– Et à en juger par certaine de tes nuits, je dirais que ton histoire n’a pas du être qu’un conte de fées.

Il inclina vers elle une tête où l’on pouvait lire à la fois de la stupéfaction et de la contrariété.

– De quoi « j’me mêle » ? s’offusqua-t-il.

– Tu as tort, ça te rendrait plus humain.

– Ah bon ? Si j’avais eu une vie sans problème je ne serais pas « humain » ? Les horreurs rendent fréquentable ? C’est un concept intéressant. Je retiens !

– Fais ce que tu veux Calmèque, mais y’a un temps pour la pudeur et un temps pour sauver sa peau ! Il ne s’agit pas de lui raconter ta vie mais de te livrer un peu. La seule chose qui permette à deux personnes d’avoir une pleine confiance entre elles, c’est le temps, les années,… et tu n’as pas ce luxe.

Ils se turent l’un et l’autre. Un long moment. Puis Marinchè reprit la parole d’une voix douce.

– La lettre Calmèque. C’est une proposition faite à Mendoza pour qu’il soit le Navigateur d’un navire partant pour l’Angleterre. Une Comtesse de je n’sais quoi qui est copine avec La Reine Catherine d’Aragon et à qui cette dernière offre une nef et un équipage pour qu’elle puisse regagner son pays. Et la Comtesse veut Mendoza et personne d’autre comme Navigateur. Par contre, elle ne veut pas de ta présence, sauf si Mendoza se porte garant. Tu lui fais peur, ajouta-t-elle. Dans sa lette, elle t’appelle « la créature » c’est dire…

Elle le vit du coin de l’œil amorcer un soupir de lassitude.

– Du coup Mendoza a besoin de savoir s’il peut assurer de ta loyauté. Ce ne sera pas une promenade de santé. La route est dangereuse. S’il ne devait pas être certain de pouvoir compter sur toi les yeux fermés, il sera contraint de se débarrasser de toi à Barcelone et là… que ce soit en homme libre ou en esclave, je donne moins de deux semaines à l’Inquisition pour te mettre le grappin dessus… Ces gens-là sont des monstres Calmèque, crois-moi.

Le petit homme soupira longuement. Et les minutes s’étirèrent comme des cirrus. Marinchè continuait de faire « mousser » son crétin de matelot libidineux pour passer le temps.

« Abruti, le pis c’est qu’il croit qu’il peut me plaire… non mais, il s’est regardé le Casanova ? »

Le vent fraichissait et devenait un peu piquant. Calmèque frissonna. Ils avait passé sa veste sans sa chemise, qui trempait en cabine pour essayer d’en ôter les taches de sang et, bras nus, la température devenait inconfortable. Il avait envie de se retrouver seul, aussi profita-t-il de ce prétexte pour clore la conversation et se retirer.

– Je vais rentrer, dit-il. J’ai froid.

Et sur ce, il quitta le pont, l’air un peu abattu et sans un regard pour l’Inca. Elle resta pour sa part encore un moment, pensive, avant de rentrer elle-aussi et de regagner sa propre cabine, plantant-là son andouille de matelot.

Calmèque n’avait pas envie de voir Mendoza, il avait besoin de faire le point, il gagna donc les calles les plus profondes du navire, celles où seule l’obscurité régnait et où personne ne viendrait le chercher.

Le bois de la coque craquait et grinçait sous la pression de l’eau. Ses yeux s’habituèrent très vite au noir ambiant et en peu de temps, il commença à discerner ce qui l’entourait comme s’il n’était que dans la pénombre. Il s’assit à même le sol et s’adossa à la paroi du bateau, se laissant bercer par le léger roulis.

« Se livrer… »

« Avoir confiance… »

Elle en avait de bonnes ?!?

Dans la cabine, Mendoza s’était allongé sur sa couchette, une jambe repliée et les mains passées sous sa tête, il regardait le plafond fixement, les pensées perdues bien loin. Quand il croyait avoir pris une décision, elle volait en éclats une heure plus tard. Peut-être qu’il fallait simplement mettre cartes sur table et avoir une solide conversation avec l’Olmèque, tout simplement ?

Le problème qui l’ennuyait le plus était que Calmèque avait tendance à n’en faire qu’à sa tête. Il lui avait dit de ne pas s’occuper de Marinchè, mais il l’avait fait quand-même, et si les choses s’étaient bien terminées, elles auraient pu avoir une issue plus tragique. L’Espagnol serra les dents. Jamais il n’aurait imaginé que Calmèque deviendrait un cas de conscience. C’était un comble. Il en était à peser le pour et le contre afin de lui éviter ce qu’il lui aurait volontiers infligé lui-même cinq ans plus tôt. L’ironie de l’existence…

Il se remémorait le voyage jusqu’à ce jour. Cherchant à décortiquer les réactions, les détails, les expressions, les faits, les dits et les non-dits, les engueulades et les bons moments,… Aurait-il du être plus ferme avec lui depuis le début ? L’avait-il trop laissé prendre ses aises ? Aurait-il pu faire autrement ? Mendoza n’avait pas pour habitude de brimer les gens. Ce n’était pas sa façon de faire. Il aimait acquérir le respect parce que ses actes et ses dires l’imposaient simplement. Forcer le respect était d’après lui une ineptie. On impose la crainte, la peur, la soumission,… mais pas le respect. Or qu’y avait-il de plus important, de plus solide et de plus nécessaire que ça ? C’est là, ses pensées se livrant bataille, qu’il comprit quelque chose de tristement évident : il ne respectait pas Calmèque. Il ne le détestait pas, n’avait même plus vraiment d’animosité à son égard, y’avait prescription, ou presque, mais il ne lui inspirait pas ce sentiment qui lui semblait fondamental. Et cette constatation l’ennuyait… D’un autre côté, il n’avait jamais respecté Sancho et Pedro non plus, et s’était pourtant lancé avec eux dans une des aventures des plus incroyables. Mais ces deux là le craignaient d’une certaine manière, pas vraiment de peur, mais plutôt parce qu’ils savaient que Mendoza leurs était très largement supérieur. Ce qui n’était pas du tout le cas de Calmèque. Tout le problème était là. Calmèque était quelqu’un qui ne lui était pas « inférieur », ce n’était pas quelqu’un qu’on pouvait dominer intellectuellement. Soit ils acceptaient tous les deux de former une équipe, soit… pas.

Et le voilà qu’il revenait à son point de départ : impossible d’envisager un après avec l’Olmèque sans un respect et une confiance mutuels qui les amèneraient tous les deux à pouvoir faire route ensemble.

« Pffffffffffff… »

Quand le petit homme réapparut, il était tard et la nuit était tombée depuis longtemps. Il s’était attendu à ce que Mendoza soit « de sortie » ou endormi, mais il n’en était rien. Et Calmèque fut surpris de le trouver attablé, les bras croisés, attendant vraisemblablement qu’il rentre.

– Faut qu’on parle, lâcha froidement Le Navigateur.

Le petit Olmèque avait les yeux fatigués et il sembla à l’Espagnol qu’ils étaient plus clairs que d’habitude. Qu’importe.

– OK, fit platement l’autre, sans émotion apparente.

Mendoza semblait ressasser son humeur maussade depuis des heures et il n’était pas à prendre avec des pincettes. Calmèque le contourna et s’assit sur son lit, las. Ses propres réflexions l’avaient emmené bien plus loin qu’il ne l’aurait voulu, remuant de vieux souvenirs douloureux.

– Premièrement, attaqua l’Espagnol, quand je te donne un ordre, je veux que tu le suives ! Je t’avais dit de ne pas t’occuper de Marinchè et tu l’as fait malgré mon interdiction.

Calmèque ne s’était pas attendu à une engueulade en bonne et due forme et ce reproche le réveilla d’un coup. Même s’il était très éprouvé, il n’avait pas l’intention de se laisser marcher dessus.

– J’aurais du la laisser crever sous nos pieds ? répondit-il d’un ton coupant.

– Oh ça va ! s’énerva l’Espagnol. T’es responsable de la mort de centaines de personnes tant Mayas qu’Olmèques, alors me la joue pas genre « je me rachète une conscience » !

Les yeux de Calmèque s’écarquillèrent, visiblement offusqué.

Je suis responsable ? Je ? Moi ? En mode « tout seul » ? Y’avait personne d’autre d’impliqué ? Je suis le Grand Méchant de l’histoire pour vous ? Sérieux ?

– Et tu nies en plus ?

– Mais je ne nie pas mon implication, s’emporta l’Olmèque, mais de là à me mettre tout sur le dos, c’est peut-être un peu facile, non ?

– Aie le courage de tes actes, Calmèque, siffla Le Navigateur, l’air mauvais.

– Ok ! D’accord ! lâcha brusquement l’Olmèque dans une colère mal contenue. J’ai commis des erreurs ! Et ces erreurs ont anéanti mon peuple ! Vous croyez qu’on se sent comment avec autant de sang sur les mains ?

Mendoza ne répondit pas, il serrait les dents, et ne quittait son Olmèque des yeux, l’atmosphère était électrique.

– Et si un jour un autre cas « Marinchè » débarque, poursuivit l’Olmèque en montant le ton, je referais la même chose ! Vos directives je m’en torche ! Parce que plus jamais de ma vie je ne suivrai un ordre sans réfléchir ! Jamais, vous m’entendez ?

– T’y arrivais pourtant bien avec Menator ! invectiva sèchement Mendoza.

– Ben justement ! rétorqua Calmèque. Et vous n’imaginez pas le nombre de fois que j’ai ressassé les événements dans ma tête en me disant : t’aurais dû t’écouter Cal, ta conscience te hurlait que tout partait en couilles, t’aurais pu arrêter cette escalade, si seulement… mais t’a continué à jouer les bons petits soldats, à suivre les ordres sans discuter, comme un pauvre abruti ! Et ça me bouffe tous les jours ! cria-t-il. Merde !

Et dans un mouvement de rage, Calmèque se saisit de la table de la cabine d’une main et l’envoya valser contre le mur. Le souffle court.

Les deux hommes se foudroyaient du regard.

– Tu te sens mieux ? persifla Mendoza qui n’avait pas esquissé un mouvement tandis que la table s’était envolée pour s’écraser conte la cloison de bois et que tout ce qui se trouvait dessus était tombé au sol dans un énorme fracas.

Calmèque garda le silence un moment, rongé par un profond ressentiment, il en voulait à l’Espagnol de le juger sans savoir, alors qu’il avait passé des années à se débattre avec sa conscience. Il s’était bien assez torturé tout seul, il n’avais pas besoin que Mendoza en remette une couche !

– Vous jouez les vertueux, finit-il par lâcher plus calmement, avec ironie, qui regarde la scène de haut, mais vous ne savez rien, Mendoza, rien du tout, et quoi que vous en pensiez, vos considérations sont très loin de la réalité.

– Mais éclaire-moi, Calmèque, nargua l’Espagnol, éclaire-moi ! C’est quoi cette réalité dont je suis si loin ?

A ces mots, lentement, le petit homme aux cheveux blancs changea d’expression, la colère céda la place à un sentiment plus lourd : le dépit, et il secoua la tête négativement, vaincu, puis s’assit sur sa couche, le dos courbé. L’ire était retombée, et il se sentait vide. A quoi bon ? Cet Espagnol le prenait pour un monstre, il avait fait son procès et l’avais jugé coupable sans même lui permettre de se défendre. Il aurait pu dire n’importe quoi, Mendoza ne l’aurait jamais cru.

Alors il se tut.

Mendoza, quant à lui, assis sur sa chaise, à l’autre bout de la petite pièce, scrutait son interlocuteur devenu muet. Et à nouveau ce malaise s’insinuait, parasitant ses à prioris. S’il devait garder quelques chose de cet échange houleux, c’était que l’Olmèque semblait très sincèrement regretter ce qui s’était passé. Evidement, encore une fois, on pouvait tout imaginer, qu’il mentait et se moquait du Navigateur, mais si c’était le cas, cet homme était un comédien exceptionnel. Mendoza avait pour habitude de se fier à son instinct, et ce dernier lui soufflait que cette dispute était une étape saine, peut-être la première, dans sa relation avec Calmèque. Et qu’il lui ait objecté que sa désobéissance venait du fait qu’il ne laisserait plus jamais un ordre supplanter sa conscience afin de ne plus commettre les erreurs du passé, voilà qui éclairait la personnalité de l’Olmèque sous une lueur nouvelle, une lueur que Mendoza jugeait tout à fait respectable. Et ça lui arracha un petit sourire de satisfaction.

Du coin de l’œil, il vit Calmèque s’allonger, la mine grave, abattu par la fatigue et les émotions. Et Mendoza se dit qu’il devrait en faire autant. Il était épuisé lui aussi. La nuit précédente fut courte.

Il ôta donc ses bottes, sa cape, le haut de ses vêtements pour ne conserver que son pantalon, un dernier regard indéfinissable à son compagnon de voyage qui lui avait tourné le dos et Mendoza se coucha à son tour après avoir soufflé la flamme vacillante de la lampe tempête.

Une fois couché, il se sentit étrangement plus léger, déchargé de la sensation négative qui le hantait depuis des semaines et il laissa son esprit repartir cinq ans plus tôt. Il fallait reconnaître qu’il se sentait moins concerné émotionnellement par cette période que Calmèque. Pour lui, c’était juste un épisode riche en rebondissements dans son aventure avec les enfants. Pour sa part, s’il avait été triste par empathie pour Estéban et Zia quand ils perdirent leurs pères, il n’avait pas vraiment eu à subir de douleur propre. Il y eut des batailles, des tristesses, de regrettables pertes, des douleurs, des victoires et des joies,… rien qu’il n’avait déjà vécu au moins dix fois par le passé. Et puis, s’impliquer émotionnellement le moins possible en toutes circonstances était devenu son mot d’ordre depuis bien longtemps. Ca restait le meilleur moyen pour se préserver de la vie et de ses coups bas.

Et il s’endormit.


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