Au-delà des Mers

Chapitre 9 : Cinquante-trois ans plus tôt

2999 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 05/05/2021 15:34


CINQUANTE-TROIS ANS PLUS TÔT


La lumière blanche devenait fatigante pour les yeux, et le scientifique ne cessait de les plisser fortement pour contrecarrer ses envies de repos. Il passait du microscope à ses notes, remplissant des colonnes et des colonnes de chiffres, inlassablement. Il s’interrompit un instant, le stylo suspendu dans les airs. Les résultats étaient démoralisants et ils devraient rendre des comptes le lendemain auprès du Sénat.

Dans son dos, le scientifique entendit des bruits de pas. Son frère, certainement. Étonnant qu’il ne soit pas couché à cette heure.

– Kié ! fit une voix un peu nasale. Qu’est-ce que tu fous encore à bosser à cette heure ?

– Je termine les relevés des derniers essais infructueux. J’essaye de voir si…

– Tu es stupide ! l’interrompit l’autre. Ca fait 20 ans qu’on travaille là-dessus, une nuit de plus n’y changera plus rien ! C’est un échec, il nous faut l’accepter !

Loumen pouvait être d’une froideur terrible et Kiémen tressaillit en entendant le mot « échec ». C’était la première fois que son frère prononçait ce mot. Coupant comme une lame. Implacable. Vingt ans de travail résumé en deux minables syllabes… « E-CHEC »…

Kiémen baissa la tête, en proie à une profonde tristesse et son frère ainé le considéra avec mépris.

– Va te coucher, ordonna-t-il. Le plus important est d’avoir l’esprit clair pour notre rapport de demain. Si nos génomes sont trop éloignés, ce n’est pas de notre faute !

Il était dix heures du matin. La nuit avait été courte et peu reposante.

Kiémen et Loumen pénétrèrent chargés de leurs dossiers dans l’imposant hémicycle du Sénat. Le silence était terriblement pesant et tous les regards convergèrent dans leur direction. C’est Loumen qui prendrait principalement la parole, il était infiniment plus doué pour ça que son cadet. Mais pour l’heure, l’estrade était occupée par un Atlante du Haut-Conseil, Yorann. Un homme que les deux frères ne portaient pas dans leur cœur. Farouchement opposé à leurs travaux depuis le début, Yorann n’avait cessé de tenter de faire suspendre leurs subsides, trouvant répugnante l’idée de « métisser » leur race à celle des Hivians.

– Ces travaux sont une honte pour notre peuple ! invectiva-t-il à l’encontre des membres du Sénat. Nous ne pouvons tolérer plus longtemps qu’une telle insulte soit cautionnée.

Une rumeur parcouru l’assemblée. L’opinion était divisée. Yorann faisait partie d’une « vieille garde » d’Atlantes fières de leurs origines ethniques et horrifiés à l’idée de la salir. Des Ariens avant l’heure en somme. Le problème était que cette poignée de vieux bornés faisait partie du Haut-Conseil et gardait donc une influence importante au sein de leur société. Kiémen soupira à l’idée de ce qui les attendait.

Quelques minutes plus tard, tandis que Yorann avait fini son discours de propagande, un autre Atlante monta sur l’estrade et s’adressa à ses pairs.

– Messieurs, l’opinion de notre Éminent Membre Yorann ne manquera pas, j’en suis sûr, de peser dans la balance le moment venu. Mais pour l’heure, je vous prie d’accueillir les frères Men-Ator, respectables scientifiques de notre Communauté, que vous connaissez tous, et qui vont nous éclairer sur l’avancé de leurs travaux.

Et joignant le geste à la parole, l’Atlante se tourna vers les deux frères, les invitant à prendre place sur l’estrade. Les deux scientifiques échangèrent un regard pour se donner du courage avant de s’avancer. Loumen prit la parole après avoir compulsé ses notes un court instant.

– Messieurs, nous sommes honorés de cette audience et de l’intérêt que vous portez à nos recherches, commença-t-il. Mandatés il y a près de vingt ans maintenant par le Haut-Conseil, il nous avait été demandé de voir si un quelconque bénéfice pouvait être tiré d’un métissage complet ou partiel entre notre race et celle des Hivians.

Loumen prit une profonde inspiration.

– Mon frère, généticien, et moi-même, biochimiste, avons conjugué nos efforts pendant de nombreuses années afin de tirer un éventuel profit génétique de cette association. Mais force est de constater que nos deux races sont aujourd’hui pratiquement devenues deux espèces distinctes, ce qui rend le métissage pratiquement impossible. La mutation génétique dont notre peuple a fait l’objet nous a trop éloignés des Hivians restés en surface.  

A quelques mètres de là, Yorann affichait un sourire conquérant.

– Néanmoins, comme vous le savez certainement, ce constat établi, nous avons concentré nos efforts, sur des possibilités d’hybridation et de chimérisme. Afin de voir si un développement cellulaire était possible jusqu’à un certain stade afin de pouvoir extraire des cellules-souches d’embryons et de pouvoir s’en servir afin de corriger la déficience génétique dont est frappée notre peuple et espérer ainsi voir à nouveau des naissances féminines.

Il y avait quelque chose « d’épais » dans l’atmosphère de l’hémicycle. Le moment était d’importance et chacun retenait sa respiration, la survie de leur peuple dépendait de naissance double X. Les réserves d’ovocytes faites 350 ans plus tôt s’amenuisaient et les tentatives de clonage de ces cellules reproductrices avaient été de douloureux échecs. Sans parler des problèmes de consanguinité que ça aurait fini par créer. Trouver une alternative était donc devenu la priorité absolue.

Loumen se tut. Ce qu’il avait à annoncer allait réduire vingt ans d’espoir à néant. Mais d’une certaine façon, ce serait un soulagement pour lui et son frère, ne plus avoir cette pression sur les épaules. Ce n’était pas un manque de compétences qui les avait amenés à échouer, mais la nature même de leur espèce. Leur mutation était plus profonde qu’il n’y paraissait.

Le scientifique se racla discrètement la gorge avant de poursuivre.

– Malheureusement, si dans un premier temps les résultats furent encourageants, il s’avère qu’aucun hybride n’a survécu à plus de 3 semaines de mitose cellulaire… stade auquel aucune cellule n’est encore exploitable.

Silence.

– Nous avons tout tenté, mais à chaque fois nous rencontrions de nouveaux obstacles rendant l’hybridation ou le chimérisme impossible. Il semble donc aujourd’hui grandement improbable d’obtenir des résultats en s’obstinant dans cette direction.

Kiémen n’osait pas lever les yeux, il se sentait scruté de la tête aux pieds, il supportait mal la situation et devinait la jubilation qui devait se lire sur le visage de ce détestable Yorann.

Le biochimiste ne disait plus rien, il se contentait de tourner quelques pages de ses notes sans vraiment les lire, pour se donner de la contenance. Il n’avait plus rien à ajouter et il espérait que le Président du Sénat reprendrait vite sa place sur l’estrade afin de les délivrer. Dans l’assemblée, les visages étaient sombres, beaucoup d’Atlantes avaient foi en la découverte d’une solution scientifiques à leur problème d’extinction et cette nouvelle, si elle ne sonnait pas le glas, réduisait quand-même de beaucoup leur champ d’actions futures.

Le Président du Sénat, un peu sonné, finit par réagir et à regagner l’estrade de l’hémicycle, permettant aux deux frères de se retirer.

D’interminables discours des uns et des autres allaient suivre dans l’indifférence absolue des deux scientifiques. La politique était bien loin de leur préoccupation. Ils n’avaient qu’une envie, rentrer chez eux et se reposer. Il fallait qu’ils digèrent ces dernières années. Sans compter qu’ils se retrouvaient à présent sans labo, sans subside et sans plus aucun projet de recherche officiel. Une vraie galère en perspective. Kiémen avait bien envie de se consacrer à quelques recherches qui lui tenaient à cœur depuis longtemps, mais ça ne paierait pas les créances et le quotidien.

« Misère… »

Tandis qu’ils sortaient, un peu abattus, de l’enceinte du bâtiment sénatorial pour regagner les rues de Sitnalta, Loumen et son frère furent abordés par un Atlante qu’ils ne connaissaient que de vue. Un Diplomate du Haut-Conseil qui ne leur avait jamais été présenté. L’homme était de grande taille et assez jeune, la trentaine tout au plus. Il affichait un sourire commercial et il avait un timbre de voix qui donnait envie de l’écouter. Un futur « Grand ».

– Messieurs, fit-il en tendant la main à Loumen qu’il savait être le meneur des deux scientifiques. Je me nomme Prenntiz et moi et mes amis aimerions vous entretenir d’un projet.

Une expression de surprise se peignit sur les visages des deux intéressés.

– A quel propos ? s’enquit Kiémen.

– Je ne peux vous en dire d’avantage ici, mais si vous voulez bien me suivre… fit-il en leur montrant un véhicule stationné à quelques mètres.

Il n’en fallait pas plus pour éveiller la curiosité de nos deux frères et le trio échangea quelques regards accommodants avant de monter ensemble dans le véhicule aux armoiries d’une vieille famille atlante, les « Tiz-Altis ».

Ils gagnèrent une riche propriété en dehors de la ville souterraine. Les propriétés en surface étaient rares et nécessitaient d’avoir énormément d’argent et d’influence. Aussi le manoir des Tiz-Altis dominait une vaste plaine entourée d’un bois, le tout excessivement bien gardé, ce qui dissuadait d’éventuels visiteurs. Les Atlantes vivants en surface se fondaient dans le décor autant que possible et utilisaient les croyances locales sur les elfes, gobelins et autres créatures mythologiques pour éloigner les importuns. Leur technologie faisait le reste, semant la peur dans des esprits au savoir encore trop primitif.

Ils pénétrèrent dans une demeure aux proportions hors-normes et les deux frères impressionnés essayèrent de cacher leur émoi. Sans être d’origine médiocre, la famille des Men-Ator était loin d’être aussi riche et prestigieuse. Prenntiz les devançait et marchait à bonne allure dans les longs couloirs du manoir familial. Ils obliquèrent deux fois avant de parvenir à une pièce des plus accueillantes où crépitait un feu de bois. Trois Atlantes d’âges respectables étaient confortablement installés dans deux canapés placés en vis-à-vis. A leur entrée, les trois hommes se levèrent avec politesse et hochèrent la tête en guise de salut. Prenntiz et ses deux invités leur rendirent leurs bonnes grâces en silence avant de s’installer à leur tour et ils s’assirent tous les six.

Un domestique vint s’enquérir d’éventuelles envies auprès des nouveaux venus, mais Prenntiz commanda du thé sans autre forme de procès et fit comprendre sans animosité au domestique qu’il ne fallait plus les déranger jusqu’à nouvel ordre. L’homme apporta dans la foulée un plateau où fumait une théière et le service fut rapide. Les deux frères remercièrent leur hôte. Le domestique se retira. L’entrevue pouvait commencer.

L’un des hommes déjà présent à leur arrivée prit la parole en premier.

– Nous sommes enchantés de faire votre connaissance à tous les deux. Votre réputation dans le milieu scientifique est sans égal. Je suis Haltiz, l’oncle de Prenntiz dont vous avez déjà fait la connaissance. Nous siégeons tous au Haut-Conseil et voici nos vénérables confrères et amis Kentrig et Souyam.

Hochements de têtes.

Les noms de Kentrig et Souyam éveillèrent l’intérêt des deux frères. En effet, ces deux personnages étaient certainement deux des membres les plus influents du Haut-Conseil et leur présence en ces lieux laissait entrevoir l’importance de la réunion.

– Tous ça semble bien « confidentiel », amorça Loumen.

– Et de fait, acquiesça Kentrig avec un petit sourire au coin des lèvres.

Muni d’une télécommande, Prenntiz actionna un pan de mur qui se leva et parti se perdre dans le plafond, révélant un grand écran blanc. Et de suite, une série d’images apparurent. Des plans, des installations énergétiques, des photos, des graphiques, des laboratoires, un cristal, une montagne,…

– « Apuchi », fit Prenntiz. Une vieille base délaissée il y a près de mille ans par nos ancêtres sur le nouveau continent. Ca fait des mois que, dans le plus grand secret, nous avons, avec l’accord des plus éminents membres du Haut-Conseil, financé et envoyé des équipes d’ingénieurs et d’ouvriers pour remettre ces installations en état.

Kiémen et Loumen était surpris de voir à quel point des choses pouvaient se manigancer impliquant autant de monde sans que personne n’en n’ait vent.

« L’argent peut avoir un pouvoir terriblement occultant. »

– Vous n’êtes pas sans savoir que des factions dissidentes et terroristes menacent chaque jour d’avantage la sécurité des Élus. Nous avons donc décidé de faire d’une pierre deux coups, expliqua Kentrig, le plus âgé d’entre eux. Nous voulons envoyer les Élus en sécurité à Apuchi, loin des conflits que connait Sitnalta. Il y a là-bas tout le nécessaire pour le maintient de leur stase mais aussi des installations scientifiques de premier ordre.

Il s’interrompit un instant afin de bien se faire comprendre.

– Et nous aimerions que ce soit vous qui preniez les rennes de cette base excentrée. Vous auriez tout le budget nécessaire et les coudées complètement libres pour vos travaux.

– Mais…, argua Kiémen d’un ton contrit. Nos travaux se sont soldés par une impasse. Tout l’argent et les moyens du monde n’y changeront rien.

– Nous savons ça, rassura Souyam. Mais ce n’est pas sur l’hybridation que nous voulons que vous orientiez vos recherche, mais sur la possibilité d’arriver à « retarder le vieillissement » ou peut-être même… l’enrailler…

– L’immortalité ? fit Kiémen, incrédule. Mais c’est impossible !

– Un rapport de votre frère, et l’homme qui parlait à présent venait de visser son regard dans ceux de Loumen, nous laisse entendre le contraire.

Kiémen se tourna vers son frère ainé, quémandant une explication.

– J’ai effectivement émit quelques théories à ce sujet lors d’une thèse, mais ce n’était que des théories, se défendit Loumen.

– Théories pourtant pour le moins pertinentes ! assura Haltiz. Nous les avons étudiées et nous pensons que ce n’est pas aussi farfelu que ça.

– Lou ? Tu m’expliques là ? s’impatienta doucement Kiémen.

– C’est grotesque, poursuivit le biochimiste sans prêter une seconde attention à son frère. Mes théories se basaient sur le fait qu’on serait en mesure de récupérer de l’ADN et des cellules d’Origine. Or ça fait bien longtemps que nous n’en avons plus !

– Effectivement, renchérit Kentrig, mais vous aurez accès à de l’ADN atlante dont la mutation s’est interrompue il y a plus de 400 ans… et certains enfants Hivians peuvent fournir un matériel génétique de substitution s’ils sont compatibles, n’est-ce pas ?

Kiémen et son frère restèrent interdits l’un comme l’autre durant un temps indéfinissable avant de réagir.

– Vous voulez dire qu’on pourra utiliser l’ADN et les cellules des Élus ? demanda Loumen, les yeux brillants.

– Vous pourrez les découper en morceaux et les passer à la centrifugeuse si c’est nécessaire, assura Souyam.

– Aujourd’hui nous n’avons plus le loisir de faire dans la parcimonie, argua Prenntiz. La fin justifiera les moyens. Nous sommes certains que vous êtes ceux qu’il nous faut.

– Vous serez secondé par l’équipe de votre choix. Dites un nom et il sera des vôtres, déclara Kentrig d’une voix ne laissant aucune place au doute.

Loumen n’en croyait pas ses oreilles et trouvait que cette journée qui avait bien mal commencée prenait une tournure radicalement opposée. 

– Mais, osa timidement le généticien. Si nous avons accès à l’ADN des Élus, nos travaux sur l’hybridation est à envisager sous un nouveau jour. Ce qui nous rend incompatibles aujourd’hui avec les Hivians, n’était peut-être pas encore présent avec 400 ans de mutation en moins.

Haltiz resté le plus silencieux jusqu’ici, prit la parole.

– Le métissage, l’hybridation ou le chimérisme ne sont plus à l’ordre du jour, sauf s’ils rentrent en ligne de compte pour votre nouvel objectif. Comme vous le savez, bon nombre d’Atlantes sont réfractaires au fait de nous « mélanger » avec les Hivians. Déjà les cas d’Impurs nés au cours de notre histoire, quand nos ADN étaient encore compatibles, ont toujours été très mal vus, ça ne date pas d’hier. Le fait que cette direction ait échoué en réjouit plus d’un et… pour être tout à fait francs, nous aussi.

Voilà qui avait le mérite d’être clair, soupira intérieurement le généticien.


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