La maraude du Vieux Touque
Chapitre 66 : La vallée évanouie - Avacuna
2385 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 27/04/2020 19:03
Il n’était plus loin de midi lorsque maître goupil et son compère hobbit s’en furent, bras-dessus, bras-dessous, rendre visite à une connaissance du gandin. Un pâle soleil peinait à dissiper les brouillards qui inondaient la vallée. Maître Corruscin pérorait encore plus que d’ordinaire, vantant l’érudition, la sagesse d’Avacuna et sa force de caractère. Répondant aux questions du hobbit, le renard laissait transparaître, outre un profond attachement, une certaine appréhension, qui faisait imaginer à Gerry une énorme matrone à poigne, gouailleuse, maternelle et exigeante – exactement le genre de personne qu’il se faisait fort d’amadouer d’une œillade et d’un compliment bien troussé.
– Savez-vous qu’elle m’enseigna les lettres contre l’avis de mon père ? Quelle mère Avacuna fut pour moi ! Elle est libre en cette période de l’année, précisa le renard d’un air flegmatique. Aussi devrait-elle se montrer attentive à vos sollicitations. Etc.
Gerry se frotta les mains. Les choses se présentaient bien ! Il allait rentrer chez lui !
Maître Corruscin le mena par vaux et chemins, sous des cieux encombrés. La chaleur estivale, quoique tenue en respect par l’altitude et les nuages, fleurissait coteaux et frondaisons. Les compagnons parvinrent à une large rivière, bordée de joncs et de saules tentaculaires. Le cours d’eau serpentait au fond d’une petite dépression, descendant du nord-est, où des tourbières donnaient vie aux nombreux ruisseaux qui l’alimentaient. Comme Gerry faisait mine de s’y baigner les pieds à l’ombre des saules, Corruscin le retint par le coude :
– Ne vous approchez pas trop de ces vieux grincheux ! Ils sont un peu lunatiques et souvent de fort méchante humeur !
Le goupil entraîna son compagnon sur un ravissant pont de rondins qui enjambait la rivière de deux arches gracieuses. Ils s’arrêtèrent au milieu pour contempler le cours d’eau qui s’élargissait vers le sud-ouest en un marais de joncs et de quenouilles. Juste après le pont, les compères firent halte au pied d’une haute motte herbeuse, surmontée de rocs et d’arbres. Une compagnie de petits animaux s’y ébattait. Dame belette, qui semblait comploter là avec quelque fouine à l’air sournois, s’esquiva lorsque parut le goupil. Un concert respectueux de saluts enjoués, parfois gentiment moqueurs, s’éleva dans l’assemblée des petits chasseurs des bois. Le chœur des lapins, serviles et volontiers obséquieux, ne tarissait pas de courbettes et de démonstrations de déférence envers sa majesté des terriers. Maître Corruscin pontifiait à l’attention de son compagnon :
– Voyez-vous, mon cher Gérontius, dans cette vallée règne l’harmonieuse civilité de la parole et du droit. En dehors, eh bien, malheur à ces dodus rongeurs craintifs et sans défense ! Leur vitesse de pointe les soustrait rarement à ma poursuite… En dehors de notre val d’ordre où chacun connaît sa place et y prend sagement plaisir, la prédation rétablit le droit du plus fort !
– Je trouve pourtant qu’un ordre règne également au-delà de votre vallée, répondit Gerry. Chacun y trouve la place que ses qualités lui ménagent. Seuls s’élèvent au-dessus de la mêlée pour la survie, les peuples libres dotés de la pensée. Pour tout vous dire, je ne saurais attraper et manger un être doué de parole, fût-il un lapin. Je me sentirais aussi bas qu’un troll ou un gobelin !
– Ces deux espèces – honnies soient-elles ! – sont douées de l’entendement – dans des proportions très différentes, il est vrai. D’autant qu’ils l’appliquent à la bassesse et au mal ! Devrais-je pour autant les tenir au même rang que vous et moi ?
– Trolls et gobelins sont des moqueries des peuples libres. Leurs crimes nous les rendent aliénés et odieux, leur déniant le rang d’êtres de pensée. Vous avez, maître Corruscin, le droit et le devoir de les traiter en ennemis. Mais jamais vous n’eûtes, j’en suis certain, l’idée de les manger !
– J’en conviens. Mais pour en revenir aux lapins, soyez rassuré. Nos petits compagnons doués de parole n’aventurent pas leurs longues oreilles au-delà des limites de notre vallée. Leur aptitude à la pensée, bien que souvent cantonnée au manger, leur sert au moins à cela !
Gerry n’était pas bien sûr de pouvoir se satisfaire de ce compromis philosophique, mais le duo approchait de leur destination. Ils s’engagèrent dans la pente couverte de térébinthes et de bruyère. Le sommet de la colline était percé de nombreuses grottes, qu’une immense pierre plate couronnait, soutenue par quelques mégalithes. Gerry se demanda quel titan avait pu pétrir ce promontoire au premier âge du monde. Une forêt de petits chênes et d’aubépines noueuses le recouvrait. Entre les gigantesques piliers de roche brute s’enchevêtraient les racines de cette chevelure verdoyante, avant de plonger dans le sol sous les salles. Des cloisons de pierre assemblées avec art, des entrelacs de tissus anciens, des motifs d’osier tressé, aménageaient ces grottes en labyrinthe.
Gerry et Corruscin entrèrent sous la voûte, où proliféraient des plantes vivaces et des fleurs éclatantes aux murs et au plafond. Dans les alcôves que formaient ces mosaïques hétéroclites, se mêlaient les ornements les plus divers, aussi bigarrés qu’aurait pu l’être, dans l’esprit d’un hobbit, l’histoire tourmentée d’Eriador. S’y entassaient des tartans des Hommes des Collines de Dun, les soieries aux riches teintures vendues sur les quais de l’antique Tharbad, l’héraldique nostalgique des Dúnedain d’Arnor, et quelques tulles d’une grande beauté, sans doute l’œuvre des elfes. Gerry reconnaissait des vieilleries qui lui rappelèrent la mystérieuse retraite de son grand-père au fond du jardin de Bourg-de-Touque. Un bouquetin des Monts de Brume, sculpture de buis polie par les ans, semblait surgir des limbes d’au-delà de la mémoire. Les peintures murales évoquaient des terreurs animales du fond des âges. Elles rappelaient à Gerry ses pires cauchemars d’enfant hobbit. D’antiques sagaies les avaient clouées à la paroi, exorcisant leurs appétits carnassiers, tandis que des instruments de musique oubliés des Hommes égrenaient silencieusement quelque lamentation funèbre.
L’une des niches semblait abriter la chambre mortuaire d’un guerrier de jadis – la lance et l’épée d’acier disposées devant un laraire solennel, où s’empilaient la cuirasse, le casque et les jambières de bronze, chamarrés d’aigrettes et de panaches pourpre défraîchis. D’une salle à l’autre, un rocher, une pierre de couleur étrange, une concrétion inattendue rappelaient à Gerry les collections d’objets trouvés de son enfance. L’antre d’Avacuna paressait la mémoire des contes perdus de l’humanité, comme une cabane abandonnée dans les landes brumeuses du souvenir.
Une haie de noisetiers, de sureaux et de prunelliers sauvages ceinturait les grottes, où nul n’osait s’aventurer, hormis Corruscin et son hôte. Car les épouvantables cris qui s’élevaient de l’une des grottes décourageaient toute curiosité. Les hurlements rappelèrent à Gerry les protestations de terreur du goret mené à l’abattoir.
– On me tue, on m’arrache à moi-même ! Qui aura pitié d’une pauvre pelisse de blaireau ?
Une jeune femme se penchait avec sollicitude mais fermeté sur le malade qui prétendait souffrir le martyre et se plaignait sans discontinuer :
– Mais veux-tu bien te taire, vilain carcajou ! Ta concupiscence n’est-elle pas responsable de tes douleurs ?
– Est-ce ma faute, si Grimberthe ma compagne s’est réfugiée sous les genêts épineux ?
Maintenant d'une forte poigne le blaireau tapageur, la jeune femme retirait une à une, avec énergie et dextérité, les épines de genêts plantées dans le dos et le derrière du patient. Des boucles auburn encadraient son visage ovale d'une grâce elfique, dont la pâleur se rehaussait de mille taches de rousseur qui scintillaient comme des lucioles brunes un jour d'été. D'audacieuses tresses domestiquaient à peine cette crinière rebelle. Ses yeux en amande, d'un azur profond et hypnotique, se posèrent sur Gerry qui, figé par le charme, remarqua à peine les longues oreilles pointues et mobiles de la fille.
Ils se contemplèrent interdits un long moment. Gerry crut percevoir le feulement des lynx de Dorthonion1 lorsque le monde était jeune, chantant la liberté des hautes forêts enneigées. L’appel du fauve s’élevait, impérieux et vital, et dans son injonction ambiguë se mêlaient l’instinct de mort et l’instinct de vie – faire des petits et tuer pour les nourrir. Avacuna, la maîtresse de lieux, contemplait l’enfant-homme avec la concupiscence mêlée du prédateur et de la femelle en chaleur.
Mais elle ne lâchait pas le blaireau. Maître Corruscin, qui observait d'un air attentif quoique sur la réserve, hocha la tête. Il allait prendre la parole lorsque le patient s'impatienta de façon véhémente :
– Laisserez-vous un pauvre blaireau souffrir les cents morts avant de le soulager ?
Avacuna, comme fouettée par cette ingratitude égoïste, se tourna hargneuse vers le blaireau immobilisé sous sa lourde poigne :
– As-tu idée des souffrances de dame blaireau lorsqu'elle enfante du fruit de tes empressements ? Souffre donc encore un peu, toi qui n'hésitas pas à la poursuivre de tes assiduités jusque dans un buisson de genêts épineux !
La jeune femme reprit derechef son ouvrage, arrachant tout à la fois des cris de douleur et les longues épines qui en étaient la cause. Lorsqu’elle eut terminé, elle posa sur le dos de l’animal un cataplasme de feuilles enduites d’un baume collant, et libéra le geignard qui s’éloigna en grognant.
Les yeux magnétiques d’Avacuna se posèrent à nouveau sur Gerry, qui avait repris le contrôle de ses sens et concocté une entrée en matière, qu’il trouvait pleine d’humour et de distinction :
– A beaucoup appris qui a beaucoup souffert !2
– Que savez-vous de la souffrance, jeune et dodu fils des Hommes ? Les humains infligent plus souvent qu’ils ne subissent les souffrances du monde !
– Ne vous y trompez pas, O fée protectrice du peuple des terriers ! Vous avez devant vous un hobbit, non un juvénile représentant des Grandes Gens !
– Un Holbytla, fils du fleuve ! Votre genre semble taillé pour jouir des plaisirs terrestres !
– Mon peuple a appris dans la douleur que le travail et l’entraide éloignent la disette. Notre ami Grimbert3, qui semble souffrir le martyre, saura désormais se défier des piquants !
– Mais saura-t-il reconnaître qu’il importune sa compagne ?
– A chaque jour suffit sa douleur et sa leçon… Peut-être lui faudra-t-il d’autres dards ?
La mesure du hobbit sut plaire à Avacuna. Il y avait bien longtemps que les plaisirs subtils d’une conversation élevée lui étaient refusés – et encore plus longtemps qu’aucun hobbit n’avait traversé les Monts de Brume. Son humeur taquine provoqua son visiteur :
– Trop souffrir rend aigre, pas assez, niais.4 Quelle est votre souffrance ?
– La plupart des hobbits souffrent de niaiserie tout autant que d’aigreurs d’estomac. Puissiez-vous en déduire que nous avons trop souffert pour négliger les plaisirs, mais pas suffisamment pour en craindre le manque.
La jeune fille leva un sourcil ravi – ce jeune hobbit maniait le paradoxe avec une certaine élégance ! L’étincelle de désir fauve que Gerry entrevit dans ce regard lui noua quelque peu l’estomac. Mais Avacuna le saisit par le coude, lui sourit aimablement et s’éloigna en sa compagnie, adoptant le ton badin du hobbit. Maître Corruscin ajusta son monocle d’un air philosophe et se retira dignement, sachant reconnaître lorsqu’il était de trop.
Avacuna dépassait à peine Gerry par la taille, mais lorsqu'elle scrutait le hobbit, chacun de ses mouvements évoquait irrésistiblement la grâce limpide et la force souple du félin en chasse. Elle se mouvait en silence, perchée en permanence sur la pointe de ses longs pieds nus, couverts d’une fourrure fauve, et dont seuls les orteils, musculeux et dotés de griffes acérées, adhéraient à toutes les surfaces sans y laisser la moindre trace. Sa tunique de lin clair semblait refléter les lumières et les couleurs alentours, s'harmonisant avec les tons roux de la chevelure d'Avacuna lorsqu'elle s'échauffait, ou se fondant aux nuances de la forêt lorsqu'elle s'y coulait avec nonchalance. Son visage aux aguets trahissait à chaque instant le prédateur, particulièrement lorsque tressaillaient ses longues oreilles au panache de poils sombres, ou que frémissaient ses courtes moustaches.
Ils se promenèrent longtemps dans les saulaies en devisant de tout et de rien. Les souvenirs d’Avacuna semblaient remonter à fort loin, elle connaissait maintes choses que les Hobbits avaient oubliées. Par certains côtés, la jeune femme lui rappelait Gandalf, ses intransigeances et sa mansuétude. Mais elle se montrait ignare et désintéressée quant aux événements récents, comme si les gesticulations des mortels avaient fini par lui paraître dérisoires au regard des grandes marées des âges. Par moments, la violence sauvage de son caractère affleurait dans ses muscles félins ou son regard de fauve – le hobbit redoublait alors de courtoisie, de savantes figures de styles et de subtiles métaphores, qui charmaient la part civilisée de la jeune fille.
.oOo.
NOTES
1 Monts du nord de Beleriand, recouverts de forêts de pins, au premier âge de la Terre du Milieu.
2 La chanson de Roland
3 Dans le Roman de Renart, Grimbert est le nom du blaireau.
4 Félix Leclerc