La maraude du Vieux Touque
Chapitre 65 : La vallée évanouie - Fables
2142 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 27/04/2020 11:42
Quelle heureuse promenade dans quelle étrange contrée ! Les bois profonds y succédaient aux vergers, les clairières de rosiers aux labyrinthes d’aubépines, les allées arborées aux potagers bigarrés. Sans oublier d’y ponctionner ses collations, notre héros ne manquait pas de redresser une ramure égarée, de clarifier une allée, d’écarter un rameau desséché. Cette vallée parlait à son inconscient de hobbit comme la retraite grand-paternelle à un cœur d’enfant. Était-ce là le passé immémorial de son espèce, un âge d’or oublié ou restant à venir ? Il n’y manquait qu’un grand fleuve bordé de roseaux et d’iris…
Les rêveries de Gerry voguaient aux côtés d’un vieux gnome tout ridé. Le hobbit contemplait son bel anneau avec mélancolie, lorsqu’une flamme rousse traversa son champ de vision, en un éclair !
Le temps de se ressaisir, la flamme était passée, non sans lui laisser un curieux petit air dans l’oreille :
Le printemps est passé.
Ma Belle jamais de moi n’était lassée…
Quand le mystère s’enfuit si vite, on n’a pas le temps de s’étonner. Curieux de cette nouvelle étrangeté, notre hobbit se lança dans le sillage de la chansonnette. Fort des leçons des rôdeurs, Gerry n’eut aucun mal à suivre les traces légères qui traversaient le verger, d’autant que la ritournelle se poursuivait non loin :
L’été prolixe est venu.
Sa beauté nos étreintes portait aux nues.
Il suivit les empreintes autant que la mélodie et bientôt la flamme rousse caracolait devant lui à travers jardins et forêts.
L’automne se prépare.
Mon terrier d’une nouvelle chambre se pare…
Au pied d’un taillis de noisetiers, Gerry se mit à chanter la ritournelle et sortit son dernier biscuit pour attirer l’attention de l’animal.
Au sommet du talus un goupil l’attendait, qui avait cessé de fredonner et le toisait d’un air méfiant. Debout sur ses pattes arrière et appuyé à un frêne, le fier propriétaire de la flamme rousse à la blanche pointe, arborait un plastron de velours vert du plus bel effet. Un monocle accroché par une chaînette d’argent lui donnait un air fort distingué quoiqu’un peu hautain. Gerry s’avança, tendant son biscuit d’un air gauche :
– Mmm, c’est bon ! Tu en veux ?
Le renard l’examina comme un hobbit gourmet considérerait un ver au milieu d’une pomme, et susurra d’un ton aigre-doux :
– N’espérez pas me voir ingurgiter n’importe quelle denrée rustique agitée par le premier bouseux venu ! À qui donc croyez-vous avoir affaire ?
Bien que Gerry s’attendît à quelque fantaisie, il resta un instant interloqué. Mais la suffisance du dandy à moustache et panache avait un peu piqué sa faconde :
– Je vous demande bien pardon ! Sans doute me suis-je montré maladroit en tentant de vous amadouer avec un biscuit. Peut-être suis-je le premier venu de mon espèce en cette étrange vallée. Mais il n’y a en tout cas aucune raison pour supposer que ma rusticité, héritée de mes ancêtres, soit restée boueuse !
Le renard leva un sourcil narquois – ainsi cette créature aux pieds velus s’avérait capable, sinon de distinction, du moins d’une argumentation soutenue :
– Sans doute me suis-je montré irréfléchi en vous supposant bouseux…
– Sans doute fus-je étourdi de vous approcher de façon si triviale…
– En l’absence de connaissance commune, je nous vois contraints de procéder aux présentations par nos propres moyens…
Constatant que l’étrange créature ne semblait pas donner suite à sa propre injonction, Gerry supposa qu’il lui fallait prendre les devants, en tant qu’étranger :
– Gérontius, fils du Touque Fortimbras, Thain de la Comté, pour vous servir ! s’inclina-t-il bien bas.
La politesse naturelle et distinguée du hobbit, et plus encore cette mention du Thain, qu’il ne connaissait pas mais qui lui semblait bien être un titre, achevèrent de dérider le goupil :
– Maître Corruscin1, prince des renards et maître des bois d’au-delà ! ronronna-t-il d’un air d’affable confidence, comme si cette révélation était une faveur exceptionnelle.
Si improbable que fût son rêve, Gerry ne s’estimait pas en position de faire la fine bouche. Il était perdu, se sentait très seul et souhaitait vivement rentrer chez lui. Il venait de rencontrer un être doué d’intelligence et de parole, qui semblait du cru – aussi décida-t-il de profiter de cette présence sans s’arrêter aux circonstances étranges et à la tournure singulière de l’entrevue :
– Sauriez-vous m’indiquer comment rejoindre la Comté ?
– Comment saurais-je mieux que le prince de cette contrée, comment rallier ses halliers ?
– Mais je suis perdu…
– Voyons… J’y suis ! Il vous suffit de suivre à rebours le chemin que vous empruntâtes pour parvenir jusques ici ! glapit le goupil avec éclat.
– Malheureusement, cela m’est impossible, objecta le hobbit, je suis arrivé par la voie des airs…
– Voilà qui est fâcheux, marmonna le goupil qui se mit à tourner autour du hobbit, inspectant son dos d’un air soupçonneux. Je regrette sincèrement ne pouvoir vous orienter. J’ai tellement à faire ici que le monde extérieur n’a pas encore eu l’avantage de ma visite…
En réalité le renard souffrait d’une peur – mais alors, d’une très grande peur, presque phobique, celle des grands rapaces. Il lui était arrivé, tout jeune, d’échapper de justesse à la capture par l’un des grands aigles qui l’avait pris pour un lapin. S’étant convaincu que Gerry n’avait rien d’un oiseau, il remarqua les belles plumes d’aigle à son chapeau et demanda avec une voix pointue :
– Ainsi l’on vous a mené céans par la voie des airs ! Avez-vous donc dressé un aigle ?
– Tout-à-fait ! Il m’a déposé ici contre la vie de son rejeton !
Le renard rassuré et impressionné consulta sa montre et poursuivit :
– Dans ce cas, cela change tout ! Mais peut-être accepterez-vous de partager une tasse de thé ?
– Certainement ! acquiesça Gerry qui n’avait plus sacrifié depuis plusieurs mois au rite le plus civilisé que connussent les Hobbits. Et peut-être accepterez-vous de partager mon biscuit pour accompagner ce thé ?
Le renard gloussa poliment du badinage mais ne répondit pas quant au biscuit, qui sentait le vieux pain de voyage un peu rance :
– Par ici je vous prie…
Le goupil trottina en avant, balançant son panache roux et blanc avec élégance. Maître Corruscin pérorait à propos de Ses terres, de la pénurie de logement pour le petit gibier, des dégâts des dernières giboulées estivales, lorsque les compagnons arrivèrent devant un perron de bois sous la souche d’un immense chêne abattu par la foudre. Une belette s’escrimait là pour crocheter une petite fenêtre ronde. La dame, svelte et déliée, s’arrêta en garde, sifflant trilles et aboiements aigus et montrant ses petits crocs acérés. Le renard retroussa ses babines :
– Nous vous en prions, Mustela, veuillez cesser et passer votre chemin. Mon logis reste au premier occupant, ci-devant présent !
La dame au nez pointu bondit avec souplesse en faisant onduler sa robe brune striée de blanc. Elle regagna le sous-bois, non sans jeter de longues stridulations, menaçantes et méprisantes. Corruscin lui rétorqua comme elle s’éloignait :
– Vous en remettre à Raminagrobis !2 Pauvre naïve ! Vous feriez bien de ne pas vous fier à ce vieux matois ! En tout cas je ne le reconnais pas comme juge ! Je suis ici chez moi !
Dame Mustela partie, le renard saisit une clé tordue sous un gros lierre et fit entrer Gerry. La gigantesque souche était creuse et agencée avec goût. Il s’y sentit immédiatement à son aise et en sécurité. Tandis que Corruscin s’affairait devant l’âtre, notre hobbit s’installa dans un fauteuil, et se laissa gagner par une douce torpeur.
C’est alors seulement qu’une pensée, un doute vague, effleura Gerry quant à ce qui se passait réellement : peut-être s’agissait-il d’un songe ? Il s’était évanoui entre les serres de Celegwelwen et devait rêver sur le chemin de la Comté. Bientôt la bouilloire du goupil émit un sifflement qui rappelait à s’y méprendre celui de la mère Boullard. C’était sûr, il était en train de divaguer ! Mais quel rêve agréable malgré toutes ces extravagances et quelle pitié de devoir en sortir… Mais après tout, rien ne pressait, il était chez lui dans sa rêverie, autant en profiter le temps d’un sommeil réparateur, bien au chaud… C’est donc sur un ton détaché et un sourire entendu aux lèvres que Gerry demanda, curieux d’explorer la cohérence interne de ses propres divagations oniriques :
– Comment se fait-il que Dame Belette ne parle pas comme vous et moi ?
– Voyons, ne soyez pas ridicule ! répondit le goupil d’un air affecté en remuant son thé d’une cuiller en argent. Les belettes ne parlent pas !
Notre hobbit déglutit un breuvage suave et parfumé, qui rappelait la fragrance des arbres fruitiers chargés de fleurs vernales.
– Mais pourtant …
Gerry n’alla pas au bout de son objection. De toute évidence, le renard ne supporterait pas d’être traité d’animal. Décidément son rêve s’avérait indocile… et pourtant il lui semblait que bien des réponses s’y trouvaient cachées. Confiant dans son intuition, notre hobbit consentit donc quelque effort pour rentrer dans la Comté… en songe :
– Je veux dire que j’aimerais rencontrer quelqu’un qui puisse m’indiquer le chemin du retour !
Le renard sirota un instant son thé du bout des babines, puis il suspendit son geste d’un air méditatif, la dernière phalange en l’air :
– Je vous mènerai tantôt chez Avacuna ! Elle est notre mère à tous, elle saura sans doute vous tirer d’embarras !
Et le goupil de lui conter par le menu, les travers de quelques-uns de ses voisins – le sans-gêne de la belette, la muflerie du héron, etc. C’est ainsi que notre hobbit s’instruisit des us et coutumes de cette étrange contrée onirique, devisant à bâton rompu avec son hôte de bien des choses extravagantes, avec le bon sens terrien des hobbits. Pour cette raison, sans doute, il passa une nuit fort agréable, dans un canapé très douillet.
Au petit matin, Gerry s’imagina un instant dans la chambre d’une jeune hobbite. Lorsqu’il aperçut le museau moustachu de Corruscin dépasser de l’édredon, la mémoire lui revint à flot. Si rêve il y avait, il n’était pas encore terminé ! « Toute bonne chose a une fin », se dit notre hobbit qui se pinça le gras du bras, sortit son anneau pour faire reluire les pierres en les frottant sur son gilet. Rien n’y fit. Le songe persistait…
– Soit, accepta Gerry en secouant son hôte.
Le dandy maître de céans éprouva de grandes difficultés à se réveiller. Gerry l’y contraignit par l’irrésistible moyen d’une fricassée de bacon aux champignons à la façon des Coteaux.
Les deux amis s’attablèrent devant la fricassée, à laquelle Corruscin joignit un magnifique fromage. Il précisa, en gloussant d’un air gourmand :
– Je l’ai carotté à un corbeau particulièrement crédule !
C’est ainsi qu’après un petit déjeuner très complet, le goupil déroula son rituel matinal de vieux célibataire : une toilette minutieuse et un essayage interminable, à l’issue duquel maître Corruscin opta pour une redingote bleue et sortit renifler l’air frais du matin. Il s’arma d’une canne au pommeau d’argent et verrouilla précautionneusement son logis, non sans quelque tour d’inspection préalable des environs.
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NOTES
1 Dérivé probablement du sindarin Cor – rouge - et Rusc – Renard.
2 Personnage d’une fable de La Fontaine, dans laquelle une belette et un lapin se présentent devant lui pour exposer un différend immobilier. Comme vous le devinez, cela se termine mal...