La maraude du Vieux Touque

Chapitre 64 : La vallée évanouie - Jardins

2907 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 26/04/2020 12:49

Notre hobbit pleura un peu – de soulagement d’être rentré chez lui, et de tristesse, de voir partir sa protectrice. Obturant le soleil, les grandes ailes digitées battirent puissamment l’air pendant quelques secondes qui resteraient gravées dans son esprit. Gerry regarda longuement s’élever Celegwelwen et s’éloigner vers l’orient, puis elle disparut derrière une haute colline couverte de bois.

Le regret et l’espoir se disputaient le cœur de Gerry. Les rêves de grandeur et de paix de ses camarades, même adoptés sur le tard puis cruellement déçus, l’avaient poussé en avant. Les découvertes, les rencontres et même les souffrances l’avaient grandi. Une partie de lui-même regrettait la fébrilité, les hasards et l’espérance du voyage, l’autre aspirait au crépitement familier du feu dans l’âtre et aux arômes du pain au levain sorti du four maternel des Coteaux-de-Touque.

Mais s’il fallait que les aventures prissent fin par la mort de ceux qui vous inspiraient ou que vous étiez venu à aimer, mieux valait rentrer au foyer, se disait notre héros. La plupart de ses compagnons étaient tombés en chemin. Bera et Ingold gisaient sous une avalanche, loin à l’est dans les Monts de Brume, près du col de l’aigle où veillait la dépouille d’Arathorn. Même Gandalf l’avait abandonné, dans l’espoir de sauver Thráin.

Gerry fit le tour de ses ressources – les aigles l’avaient pourvu de viande séchée et de baies sauvages. Sa fronde enroulée autour de sa taille, il vérifia les poches de ses vêtements déchirés et maculés. Malgré les boutons manquants à son gilet, il gardait en sûreté son anneau dans sa poche intérieure et le collier des nains dissimulé sous sa chemise. Il avait perdu sa bourse il y avait bien longtemps. Sans doute devrait-il chasser ou cueillir son repas en attendant de rejoindre la première chaumière. Il fouilla dans sa gibecière – il y laissa les morceaux de la belle pipe offerte par les nains mais en sortit le couteau d’orque qu’il avait pris dans l’aire d’aigle, et le glissa à sa ceinture.

Comme la chaleur et le soleil s’élevaient, il retira sa veste et se coiffa de son chapeau, à présent bosselé, taché et décoloré par les intempéries. Il soupira et songea à se mettre en route. Mais vers où ? Une végétation riche et variée, où dominaient les feuillus, couvrait les vallons escarpés tout autour de lui. Les denses sous-bois bruissaient du chant des oiseaux. Gerry ignorait l’heure, mais il supposa, d’après la température, que le soleil devait indiquer le sud-est. D’après ses connaissances accumulées au fil de nombreuses escapades dans la Comté, notre hobbit considérait que seuls deux endroits de son cher pays pouvaient correspondre à la topographie environnante. Le bout des bois, à l’orient des Coteaux de Touque, présentait des vallons encaissés et assez luxuriants, et prenait des tours étranges même lorsqu’on les connaissait bien. De même l’extrême nord-ouest du quartier nord lui semblait une bonne hypothèse, un coin assez sauvage jouxtant les landes au-delà de la forêt de Ballestères1.

Jugeant d’après la variété des espèces autour de lui, Gerry pencha plutôt en faveur du Bout-des-bois. Sa route aurait donc dû le mener vers le nord pour rejoindre la vallée de l’Eau et ses auberges, ou vers l’ouest à travers le pays des collines vertes. Mais s’il se trompait et qu’il se trouvait dans les Collines Estranges, aller vers le nord ou l’ouest le mènerait dans un pays désolé et plein de fondrières, qui avait sinistre réputation. En outre Celegwelwen avait mentionné des habitations au sud. Gerry s’en fut donc d’un bon pas dans cette direction. Dans le pire des cas il sortirait des bouts-des bois vers le creux aux saules, d’où il pourrait faire une petite visite aux comices du gué, impromptue et polissonne…

Arpenter ces collines où s’enchevêtraient maints arbustes et racines lui fut particulièrement ardu. Comme il luttait pour gravir une pente couverte de bois mort, de branches basses et de ronces, une sensation d’attention soutenue envers sa personne s’insinua et lui fit dresser l’échine. Cela lui rappela de mauvais souvenirs. Il se retourna, scruta et écouta à plusieurs reprises. Un phénomène curieux se produisait alors : dès que Gerry fixait son attention, la brise semblait se calmer, la forêt paraissait se figer, faire profil bas, sans produire aucun son. Au contraire, lorsqu’il reprenait sa marche, ses tempes battant un rythme saccadé, bruissements de feuilles, craquements de branches, chuchotements d’insectes et mélodies d’oiseaux reprenaient négligemment.

L’impénétrable forêt semblait entraver les mouvements du hobbit, de toutes ses ramilles. Redoublant d’efforts, Gerry parvint au faîte de la pente, puis il dut faire une pause et reprendre son souffle. La contre-pente devant lui s’annonçait tout aussi malaisée. Son instinct, comme l’enseignement des Dúnedain, le poussait à prendre du champ – il grimpa aux branches d’un chêne. Parvenu au sommet de l’arbre, il dut s’accrocher fermement car le vent s’avérait plus fort que prévu. Quelque peu ballotté au bout de la solide branche faîtière, il s’aperçut avec horreur que de hautes montagnes enserraient la vallée où s’étendait le bois.

Écrasé par le poids de cette nouvelle, qui excluait qu’il pût se trouver dans la Comté, Gerry manqua de tomber. Mais l’instinct de survie, chevillé à son corps de hobbit, était à présent doublé d’un savoir-faire dispensé par les meilleurs, sans compter un certain anneau magique. Aspirant de toute son âme à regagner son foyer, il durcit sa volonté, fit un large tour d’horizon pour détailler le relief et redescendit de l’arbre.

De retour au sol, il se gratta l’occiput, relevant son chapeau. Où se trouvait-il ? Tournant le sujet en tous sens, il se rallia à la seule hypothèse plausible : il n’avait pas quitté les Monts de Brume.

– Quel dommage que je ne supporte pas le haut vol ! se dit-il. Si j’avais été conscient, j’aurais pu guider Celegwelwen et à l’heure qu’il est, je dégusterais une bière au chaud à l’auberge de l’oie Soûle à Thalion, les pieds sur un coussin moelleux et une pipe de terre en bouche ! se lamenta-t-il.

Il se demanda pourquoi Celegwelwen lui avait annoncé qu’une petite personne séjournait près d’ici. Aucun hobbit ne vivait, à sa connaissance, dans les Montagnes Brumeuses, du moins l’adresse était-elle inconnue du service des postes de la Comté. Mais les aigles ne mentent pas, de cela il était sûr. Aussi notre hobbit poursuivit vers le sud, dans l’espoir d’y rencontrer quelqu’un.

Il descendit la colline en pente douce en enjambant les racines et en rampant sous les ronces. Progressivement, les mûriers cédèrent la place à des églantiers en fleurs. Puis les branches chargées de roses s’enroulèrent en de gracieuses arches. Les arbres séculaires s’espacèrent enfin, alternant ciels fleuris et feuillages ajourés.

Gerry s’étonnait à peine de ce florilège printanier en plein mois d’Úrui. Il finit par ne plus pouvoir avancer, sans suivre des allées, étonnamment bien tracées, qui s’élargirent à mesure qu’il les parcourait vers le sud. Sans qu’aucune rupture nette ne vînt en marquer la limite, le hobbit était passé d’un bosquet sauvage d’aubépines à une roseraie savamment agencée.

Les haies ne semblaient pas vraiment taillées avec des instruments, mais plutôt pliées au bon vouloir du jardinier. Gerry ne se priva pas de ponctionner de ci-de là des baies mûres, de vertes pousses comestibles ou de jeunes racines. Plus loin d’élégants arbustes et de jeunes frênes venaient renforcer les allées, qui évoquaient les labyrinthes végétaux des elfes, dont Gandalf lui avait parlé en Eregion. De temps en temps le chemin s’enroulait autour de jardins miniatures, où foisonnaient des plantes grasses que Gerry n’avait jamais vues auparavant, et qui rivalisaient de couleurs vivaces et de formes audacieuses. Les fragrances entêtantes, sans cesse renouvelées, passaient rapidement dans la brise qui animait les branches. Le cœur réjoui mais étonné d’une telle luxuriance, notre hobbit trouva et suivit un ru aménagé qui glougloutait sur un lit de galets bien ordonnés.

Il y avait une éternité qu’il n’avait pu marcher ainsi dans l’eau pure et fraîche. L’onde limpide lui éclaircit quelque peu les idées. À bien y réfléchir, ces lieux enchanteurs tenaient plus du jardin d’agrément elfique que du potager de hobbit ! Gerry se rassura en se figurant qu’un jardinier aussi inspiré et compétent ne saurait lui faire mauvais accueil. Il dérangea un petit écureuil roux qui terminait l’inspection quotidienne de ses cachettes de glands et noisettes. L’animal parut courroucé, descendit du noyer qu’il explorait et se posta devant Gerry d’un air indigné, son beau panache roux tout ébouriffé. Le hobbit s’approcha, avançant la main pour attirer le petit animal qui tendait le museau en le reniflant. Semblant se draper dans sa dignité mise à mal, l’écureuil enroula sa queue autour de lui, éternua en se détournant avec dégoût, émit un petit sifflement de dédain et s’en fut trottinant dans une allée.

Gerry stupéfait porta sa manche à ses narines. Sentait-il donc si mauvais ? Qu’était-il advenu du jeune dandy sûr de son charme et de sa fraîcheur ? Sans doute avait-il semé sa vanité aux vents des aventures. Mais il importait à présent de retrouver une juste mesure de fierté. Notre hobbit puant trouva donc en aval une plage dallée de larges pierres plates, au confluent avec un autre ruisselet. Une fois installé, il se rendit compte qu’il était entouré de saponaires. Se rappelant avec émotion les leçons d’Arathorn, Gerry se dévêtit et se mit au travail – il frotta des rhizomes sur la pierre et obtint une mousse riche qu’il utilisa pour se frictionner. C’est à cette occasion qu’il se rendit compte qu’un duvet important couvrait désormais son menton. Comme la chaleur montait encore, notre hobbit décida de faire une grande lessive et récura ses vêtements. Après ce sursaut de salubrité, notre hobbit fatigué se paya le luxe d’une petite sieste à l’ombre, alors que ses vêtements propres séchaient au soleil.

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Gerry se réveilla en sursaut, alors que résonnait encore dans son esprit le caquètement alarmé d’une pie moqueuse. Un oiseau s’envola bruyamment de sous les taillis. La tête lourde et les membres gourds, le hobbit se sentit aussitôt inquiet et un peu coupable, comme si un temps précieux avait été gaspillé en légèretés indignes d’un rôdeur. Le soleil était bas à l’ouest et virait déjà à l’orangé, projetant des ombres indigo sous les feuillages. Gerry frissonnant se rhabilla prestement. Il eut la bonne surprise de constater que sa culotte avait un peu rétréci en séchant, ce qui compensait en partie l’amaigrissement continu qu’avait subi sa silhouette au cours de ces derniers mois.

Le hobbit se remit en route, non sans collecter, à chaque occasion, baies et tubercules pour l’éventualité – presque certaine – de jours futurs moins fastes. L’allée, étendue de sable et parfois de galets, s’éloignait à présent vers le sud-ouest, en fléchissant de temps en temps vers l’ouest. Il la suivit de son pas furtif de hobbit.

Le sentier déboucha sous une grande futaie, bien nettoyée et débarrassée des branches basses, ce qui favorisait la prolifération de magnifiques fougères de plusieurs espèces, dûment cantonnées dans leurs petits losanges délimités par des galets blancs. À la lumière déclinante, Gerry reconnut des essences d’une grande variété qui d’ordinaire ne cohabitaient guère. Aucun tronc abattu, aucune racine intempestive, aucune fondrière ne venaient entraver sa progression. La vivacité naturelle des arbres et des plantes y était maîtrisée avec bienveillance. L’esprit d’ordre d’un jardinier de génie y transparaissait dans la croissance stimulée mais soumise de chaque espèce.

Gerry remarqua une famille de mulots qui entassait ses réserves en petits monticules au pied d’un chêne noueux, entre les racines duquel elle logeait. Même les petits animaux semblaient contribuer à garder à la forêt, une harmonie domestiquée ! Une bordée de protestations aiguës ayant accueilli sa tentative de s’approprier un tas de noisettes, le hobbit battit en retraite, un peu honteux, et poursuivit sa route dans une obscurité croissante. Au milieu de la nuit, il finit par trouver refuge sous les ramures d’un sapin, dont les branches basses formaient comme une tente. Il eut quelques difficultés à rassembler des feuilles mortes pour s’en faire une couverture, tant elles étaient peu nombreuses. Enfin il se pelotonna comme il put et tacha de s’endormir.

La lune pleine dessinait des ombres bienveillantes dans les sous-bois calmes et sereins. Mais bientôt un curieux tapage interrompit la paix nocturne. Un oiseau de proie, posté dans les hautes branches, ponctuait de cris la lente course de l’astre. De temps en temps, un hululement retentissait, plus ou moins long. Gerry ne parvint pas à fermer l’œil. Exaspéré, il finit par remarquer que les cris respectaient une séquence particulière. Un Hou ! suivi quinze minutes plus tard par deux autres, puis encore quinze minutes après, de trois autres. L’irritant hululement suivant était plus long. Mais le cycle reprenait ensuite. Après la troisième heure d’insomnie, notre hobbit se réveilla complètement : le hibou donnait l’heure ! Ces cris impromptus imitaient les manifestations périodiques de la grande horloge de Bourg-de-Touque… Exténué, notre hobbit se rebella à une heure avancée de la nuit :

– Un honnête hobbit ne peut donc prendre un repos bien mérité ! cria-t-il, Il est temps de cesser ! D’ailleurs vous n’êtes pas à l’heure, il va bientôt faire grand jour ! 

La colère et la fatigue rendent irrationnel et injuste. Non seulement Gerry se plaignait à un respectable hibou qui ne faisait que remplir son office, mais encore ce dernier était parfaitement à l’heure !

– Hou ? fit le vieux hibou, hésitant entre indignation et incrédulité. Après une profonde réflexion, le vénérable dispensateur du décompte nocturne s’envola, ulcéré.

Gerry, que la fatigue rendait sourd au respect des anciens, soupira d’aise et se laissa glisser vers le sommeil.

Mais quelques instants plus tard, un gros oiseau s’installait dans les branches du sapin :

– Coucou ? 

Et l’inexorable décompte reprit, au grand désarroi de notre pauvre hobbit, qui put témoigner que la régularité des Coucous valait bien la précision des Houhous… A posteriori, il s’en voulut d’avoir chassé l’oiseau factionnaire de nuit pour appeler la sentinelle du jour. Mais sur le moment, il les maudit avec une égale rancœur.

Contrarié et irritable, Gerry se leva le lendemain de fort méchante humeur. Mais il faut supposer que ce petit coin du monde possédait on ne sait quel pouvoir secret, une propension mystérieuse à effacer les chagrins et les contrariétés, à atténuer naturellement les désordres par une douce sérénité. Notre hobbit rejoignit le cours d’eau, prit un bain revigorant et ne pensa plus à son horrible nuit. En considérant ses habits éraillés étalés sur les galets, il fut pris d’un besoin irrépressible de raccommoder ses effets, de les ramener d’une main ferme mais habile vers l’univers feutré du foyer bien tenu, de la mesure raisonnée et du bon goût gentil-hobbit.

Reconquérir l’apparence d’un hobbit décent lui parut le contrepoint naturel des déplaisantes et chaotiques aventures qu’il avait vécues récemment. Aussi profita-t-il des premiers rayons du soleil, après un petit déjeuner frugal mais lentement savouré, pour se livrer à un brin de couture et de broderie. Déplorant le manque de fils de couleurs assorties, il fut néanmoins satisfait de sa mise, qui avait perdu en lustre pour gagner en soin. La gibecière en bandoulière sur une veste rafraîchie, notre hobbit pimpant ajusta son chapeau – orné à présent d’une unique plume d’aigle ! – et se remit en route vers le sud.

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NOTES

1 Traduction personnelle de l’anglais « Bindbole Forest »

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