La maraude du Vieux Touque

Chapitre 63 : Aires et envolées - Baratin

2557 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 25/04/2020 13:23

Gerry veillait au grain. Il avait assisté de loin à l’évasion de Landroval et s’était posté pour le second volet de son plan. Embusqué dans les fourrés, il guettait le passage de la famille, dont il ne doutait pas qu’elle aurait besoin de se consoler après la perte de son nouveau jeu. Le hobbit n’eut pas longtemps à attendre. Le géant, haut comme un sapin de dix ans, emmenait Morrg par la main droite et portait Dyya assise sur son bras gauche, ânonnant de curieuses onomatopées sur une cadence répétitive. Il chantait ! Le grand-père suivait en ronchonnant. Gerry les laissa passer puis se rendit à leur suite à l’orée du bois, près du terre-plein central. Il entreprit mille ruses pour progresser sans être vu, et parvint à se cacher dans un amas de fougères tout près de la table des géants.

Pendant que le jeu battait son plein, avec son lot de cris et d’encouragements, notre hobbit scrutait sans cesse le ciel. Enfin, il aperçut ce qu’il cherchait : Landroval était revenu, porteur du cadeau de la paix. Le grand aigle s’établit en vol stationnaire dans les courants ascendants et attendit. Gerry, de son côté, sortit de sa cachette et se faufila silencieusement vers la table des géants. Il eut du mal à grimper sur le banc de pierre. Une fois installé là, il resta dissimulé et observa le jeu. Au bout de quelques minutes, la chance lui sourit : les joueurs avaient poussé l’œuf, au point diamétralement opposé à la table, en terrain bien découvert. Gerry, le cœur battant la chamade, grimpa sur la table, se racla la gorge et s’égosilla à la façon d’un bonimenteur de foire :

– Bonjour à toutes et à tous ! Par ce radieux soleil estival, soyez les bienvenus au beau pré clair du pays de nos amis les géants ! Approchez nombreux ! Je m’en vais vous conter l’historiette du Géant… Beaupré !1 

Comme vous le savez certainement à présent, notre hobbit ne se laisse pas facilement démonter. Mais en l’occurrence, il lui fallut une grande force d’âme et beaucoup de persévérance pour attirer l’attention sur lui et l’y garder exclusivement.

Vous ne sauriez imaginer ce que fut la surprise de la famille de géants. Jamais, de mémoire de GrrPpa, des humains ne s’étaient aventurés jusqu’ici ! Si tant est que ce petit être vociférant soit vraiment humain. Ppa ne sut trouver les mots – ce qui lui était fréquent – et restait stupéfié – ce qui était plus rare. Les deux enfants, qui le matin même avaient pourchassé un lutin farceur dans les fougères, firent lentement le rapprochement. Mais Gerry poursuivait bravement ses anecdotes, sorties tout droit de son esprit prolixe :

– …Tout petit notre géant rêvait de devenir chevalier. Il apprit à monter à cheval et fit une mauvaise chute qui lui valut – pauvre malheureux ! – une singulière déformation du visage. Toute sa vie durant, ce handicap lui attira l’antipathie de ses voisins…

Les quatre géants, abasourdis, s’étaient tournés vers lui, abandonnant sur place sapins et œuf. Les bras ballants, ils avançaient à l’allure lente de ceux qui rêvent éveillés, vers le lutin qui les haranguait. Gerry continuait son baratin sans réduire un instant son débit de camelot :

– … En âge d’être adoubé chevalier, notre héros fut déchu de son statut d’écuyer. Le pauvre avait tellement grandi qu’aucun cheval n’était plus capable de porter un poids aussi immense. De toute manière ses jambes si longues trainaient par terre de chaque côté de sa monture….

Gerry s’égosillait toujours, gesticulant et suant à mesure qu’approchaient les géants, en scrutant le ciel du coin de l’œil :

– … Un jour notre homme le plus grand du monde croisa l’homme le plus gros du monde. Il s’ensuivit une lutte sans merci où notre héros eut le dessous. Mais l’homme le plus fort du monde, touché par sa gentillesse et sa faiblesse, se promit de ne plus jamais abuser de sa force contre les plus humbles et fit serment d’allégeance au roi…

Le hobbit vociférait comme un forcené, guettant les cieux avec angoisse. Enfin il aperçut Landroval qui fondait on ne sait d’où. C’était le moment ! Il reprit de plus belle, haussant la voix et gesticulant de façon expressive :

– … En somme il eut de nombreux malheurs. À sa mère à qui il écrivait souvent, il terminait toujours par ‘’Ce sera mieux demain.’’ Pourtant notre héros s’éteignit avant d’avoir atteint sa majorité…

L’œuf des aigles était resté sans protection, abandonné au bout de la prairie. Il fut facile pour Landroval d’atterrir silencieusement dans le dos des géants, de déposer la pierre ovoïde confiée par Celegwelwen, et d’enlever l’œuf véritable d’un puissant coup d’ailes. Les géants, absorbés par le spectacle insolite qui se donnait sous leurs yeux incrédules, ne le remarquèrent pas.

La pression aidant, notre héros, ne pouvant tarir un instant son flot de paroles, sous peine de mettre le sauvetage en péril, dut un peu forcer son imagination, et se laissa aller à quelques grivoiseries déplacées :

– … Le pauvre géant Beaupré grandissait en permanence. On raconte qu’il intriguait beaucoup les dames, qui se demandaient si l’ensemble de son anatomie grandissait en proportion…

Le grand aigle disparut de l’horizon du hobbit, qui commençait à douter de l’infaillibilité de son plan, alors que la troupe de géants s’approchait, comme hypnotisée par sa prestation. Il continua pourtant, scandant ses bobards de plus en plus rapidement :

– … du temps des rois, il entra dans une troupe de saltimbanques. Mais dans chaque château le pauvre devait se cacher, reclus, pour ne pas spolier le public des cours seigneuriales du coup de théâtre lors de son entrée en scène. Camoufler un corps gigantesque n’est pas une sinécure et il vivait mal de devoir se priver de lumière la majeure partie de son temps. Non vraiment, mes chers amis, la vie de géant ne lui était pas facile…

Gerry lançait ses dernières idées. Les géants n’étaient plus qu’à une vingtaine de pas – de géant.

– … En conclusion – et Gerry hurla en insistant beaucoup sur le mot ! – je vous propose que soient remis à sa famille ses ossements qui furent – c’est beau dommage2 ! – trop longtemps conservés pour être exposés. On raconte qu’il continua même de grandir par-delà la mort…

À ce moment précis, Landroval, qui avait pris de la vitesse en dehors du champ de vision de Gerry et des géants, surgit au raz de la crête du volcan. L’aigle approchait à contre-soleil, ses puissantes ailes fendant l’air avec vivacité. Gerry l’aperçut du coin de l’œil, et joua le tout pour le tout – s’interrompant soudain, il désigna du doigt l’endroit où les œufs avaient été substitués, derrière les géants, et cria, mimant la consternation avec un art consommé :

– Attention, un aigle vole votre balle !

Les géants, naïfs et bon public, se retournèrent d’un même mouvement, donnant à Landroval la seconde qui lui manquait pour happer et enlever Gerry vers le lointain. Une fois encore, le choc fit perdre connaissance à Gerry, mais il fut convoyé à bon port, avec l’œuf subtilisé sur la prairie.

Quant aux géants, l’enlèvement du lutin par leur ancien prisonnier les laissa pantois et perplexes. Se pouvait-il que le farfadet de suie, une fois terminé son étrange baratin, considérait que le monde avait retrouvé son ordre naturel et disparaissait en emmenant avec lui le danger aquilin, et mettait ainsi fin à la guerre ?

Ppa se précipita pour soustraire le jouet de ses enfants à la concupiscence supposée de l’aigle. Il fut très fier de le sauver. Par la suite il remarqua que ce ballon était nettement plus lourd et moins élastique qu’auparavant. En fait, il cassait souvent l’extrémité souple du sapin dont il se servait pour jouer. Le géant fut donc contraint de sculpter et consolider des crosses pour jouer en famille.

C’est ainsi que le noble sport de hockey sur gazon trouva son origine parmi les géants. C’est en tout cas ce que l’on raconte chez les Hommes d’aujourd’hui. Bien sûr, la balle a évolué et s’est adaptée à la corpulence des joueurs, tout comme les crosses. Pour ce qui est de la balle de Morrg et Dyya, leur mère finit par deviner que la lourde pierre ovoïde apportée par l’aigle était probablement un cadeau de paix, un gage d’équilibre en compensation d’un trésor perdu. Il n’y eut plus jamais d’affrontement entre aigles et géants.

.oOo.

Il semble que Gerry fut le seul à s’émouvoir des tendres retrouvailles de Celegwelwen et Landroval. Apparemment les grands aigles ne s’épanchent ni ne s’étreignent, du moins en public. Les témoignages d’affection, s’ils existent, sont confinés à la sphère strictement intime. Si Celegwelwen montra quelques signes de satisfaction quant à délivrance de son consort, notre hobbit ne sut les reconnaître. La présentation du petit Corongwinig fut lente et formelle. Landroval laissa la boule de plumes lui mordiller le bec puis régurgita un peu de nourriture pour son rejeton.

Notre hobbit se rendit compte alors que la femelle Celegwelwen était plus imposante que son consort, même si Landroval apparaissait plus vif et musculeux.

Gerry, fourbu physiquement et épuisé moralement, grignota ses dernières réserves de biscuits des nains et s’endormit rapidement. Il put passer enfin une nuit tranquille et réparatrice, à l’écart sur la pente herbeuse. Au matin, Landroval lui apprit qu’il avait restitué l’œuf volé à ses parents. Les escadrilles des aigles exultaient de la fin de la guerre avec les géants et de l’œuf recouvré, mais Gwaïhir, le roi des aigles, était inquiet – le nord frémissait de rumeurs alarmantes. Aussi Landroval était-il convoqué pour un conseil le lendemain. En attendant, le grand aigle exprimait à Gerry la reconnaissance des parents de l’œuf sauvé et la considération de Gwaïhir lui-même. Il pria Gerry de nommer ce qu’il souhaitait en prix de son propre sang d’aigle.

En dehors de ses conquêtes féminines, notre hobbit était un garçon modeste. L’amitié des aigles tout-puissants lui semblait bien au-dessus de sa condition. Aussi ne lui vint il pas à l’esprit de demander quoi que ce fut pour lui-même.

– Maître Landroval, en tant qu’ami des nains de Dúrin, je voudrais solliciter de votre haute bienveillance, que vous fassiez ce qui est en votre pouvoir pour sauvegarder Barum-Nahal, le volcan des pères des nains.

– Nous veillerons comme nous l’avons toujours fait, et enseignerons la terreur aux créatures mauvaises qui s’en approcheront. Mais il nous reste à trouver la balance dans notre compte ! Celegwelwen a sauvé une vie de hobbit. Le hobbit a sauvé la vie d’un œuf et d’un aigle. Les aigles restent vos débiteurs…

– Oh mais pas du tout Maître Landroval ! En paiement de ma dette à Celegwelwen, j’ai accepté de m’occuper de son petit. C’est ce que j’ai fait – bien que ne l’ayant pas projeté d’avance – en vous aidant à trouver un moyen de fuir. Désormais vous pourrez remplir vos devoirs de père, infiniment mieux que je ne saurais le faire ! En outre vous êtes pour moitié responsable du sauvetage de l’œuf ! J’en déduis donc que nous sommes quittes. Cependant, j’aurais une demande pour l’avenir : dussiez-vous croiser un hobbit, vous saurez désormais le reconnaître. Pourrez-vous lui venir en aide en souvenir du frère d’aire de Corongwinig ?

– Nous le ferons certainement, quoi qu’il nous soit difficile de discerner le hobbit du lapin ! Mais vous parlez d’avenir. N’y a-t-il rien que votre propre cœur désire à présent ?

Gerry ne releva pas le tout premier trait d’humour aigle dont Landroval l’avait gratifié :

– Mon cœur désire revenir sur la terre ferme, auprès de la pâquerette et du renard, au pays de la petite personne que je suis.

– Vos deux vœux seront exaucés.

C’est ainsi qu’un matin de la fin d’Úrui, Celegwelwen transporta notre hobbit par les airs vers le « Pays de la petite personne ». Comme à son habitude, le hobbit ne résista pas à la sensation de chute lors des descentes vertigineuses et s’évanouit rapidement. Lorsqu’il retrouva ses esprits, la grande aigle veillait sur lui, au sommet d’un mamelon herbeux, au fond d’une vallée chaude et riante. Les sapins tout autour ne lui étaient pas familiers, mais le hobbit ne doutait pas qu’il trouverait rapidement son chemin.

– Sommes-nous bien dans la Comté ? demanda-t-il avidement.

– Celegwelwen ignore comment les Hommes ou les Elfes nomment cette partie du monde. Nous y connaissons fort bien une petite personne qui y vit. Les aigles nomment cet endroit la vallée évanouie, parce que ses habitants sont profondément insouciants des malheurs du monde alentours.

Gerry reconnut dans cette description, qui convenait parfaitement à la Comté, la grande faculté d’observation des aigles. Il allait demander à son hôtesse de le rapprocher des habitations, mais il se souvint quel sort les pâtres réservent aux aigles lorsqu’ils approchent trop des troupeaux. En outre l’envergure de son amie allait certainement effrayer tout le voisinage. Il résolut donc de n’en rien faire et d’accomplir le reste du chemin à pied.

– Par où vit la petite personne que vous connaissez ? demanda-t-il pour s’orienter.

La grande aigle lui désigna le sud, à travers les bosquets.

Enfin ils se quittèrent, non sans larmes du petit hobbit. La majestueuse Celegwelwen s’éleva vivement dans le firmament.

– Souffle bonne brise sous vos ailes au-dessus des orages ! cria-t-elle en laissant tomber une belle plume blanche et noire.

– Merci, répondit Gerry qui avait retenu la réponse appropriée, Puissiez-vous trouver les ascendants propices jusqu’à votre aire !

.oOo.

NOTES

1 Sans doute ce nom est-il venu à l’esprit du hobbit en raison du magnifique champ fleuri situé au centre du cratère des géants. La plupart des anecdotes inventées par Gerry sont inspirées de la vie d’un Québécois qui vécut à la fin du dix-neuvième siècle, du nom de Edouard Beaupré.

2 Locution hobbite pour « c’est bien dommage !». Le géant Beaupré a inspiré une chanson au groupe québécois Beau Dommage sur l'album éponyme sorti en 1974.

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