La maraude du Vieux Touque

Chapitre 62 : Aires et envolées - Cheval-Montagne

4399 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 25/04/2020 00:31

Gerry se glissa furtivement vers les bruyères et y resta tapis un long moment. N’entendant aucun bruit suspect, il se risqua plus loin, et descendit vers le centre du vieux cratère. La végétation abritée du vent y prospérait sur un sol chaotique. Sous un chaud soleil d’altitude, les insectes menaient une sarabande effrénée en pillant méthodiquement chaque grappe de fleurs, tandis que Gerry se coulait parmi les mélèzes. Après une distance d’environ un sillon, il repéra des vibrations provenant du sol. Il s’approcha en catimini sur le tapis d’aiguilles de pins, et trouva une sorte de cheminée naturelle qui émergeait du rocher poreux. Des ronflements épouvantables en émanaient.

– Par chance, les géants sont gens de bon sens, pensa-t-il : ils font une sieste au plus chaud de la journée.

Gerry s’approcha encore. Les fumets domestiques des géants l’assaillirent alors – une suave fadeur d’étable relevée du piquant d’un terrier de putois, mais adoucie d’une odeur que Gerry ne reconnut pas immédiatement. Il s’éloigna en titubant et se dissimula dans les buissons. Aussi silencieux qu’un furet, il chercha l’entrée de la caverne. Il la trouva vingt toises plus loin, en contrebas. Deux géants y étaient vautrés, visiblement incommodés par la chaleur. Ils discutaient nonchalamment des occupations de leurs journées fainéantes :

– Veux jouer balle – sapin !

– Jouer aut’chos’ !

– Pourquoi pas jouer balle – sapin ?

– Beaucoup chaud. Balle bruit. Ppa dort avec balle. Pas jouer balle – sapin ! Jouer aut’chos’ !

Leur parler commun s’avérait rudimentaire mais compréhensible. La similitude de cette scène domestique avec celles que devait vivre la Comté en ce moment même aurait fait rire le hobbit aux larmes, si notre héros avait eu une conscience moins aiguë du danger.

Aussi grand qu’un homme adulte mais deux à trois fois plus large et lourd, le premier personnage, allongé sur des fougères, arborait une mine juvénile et contrariée. Son crâne entièrement chauve et ses joues glabres se coloraient d’orange lorsque l’énergumène s’échauffait, mais son teint naturel était d’un gris-rose délavé. Il portait une sorte de pagne en peau attaché à la taille par un câble de chanvre. Le second personnage qui semblait plus grand et se comportait comme l’aîné, secouait une chevelure grise et filasse qui lui revenait sans cesse sur les yeux, qu’il avait d’un bleu des plus clairs.

Le « petit » géant soupira, renifla et cracha de dépit. L’autre fut secoué d’un rire que le hobbit surpris trouva presque humain, quoiqu’assez grossier. Bientôt les deux géants étaient assis côte à côte sur un tronçon de sapin, et concourraient pour le plus long crachat. Les voyant tous deux de face, Gerry réalisa qu’il s’agissait d’une fillette – Morrg – et de sa petite sœur – Dyya, presque un bébé – tant leur ressemblance était flagrante. Leurs traits enfantins et la taille relative de leur tête trahissaient des petits géants.

– Quelle peut être la stature des parents ? se demanda le malheureux hobbit.

Comme les enfants géants continuaient leur concours, il dut esquiver en catastrophe un crachat particulièrement volumineux. Cet évitement inopiné sembla donner l’alerte. Les nez raclés et re-raclés, et donc parfaitement opérationnels, humèrent aussitôt l’air surchauffé. Gerry battit en retraite juste à temps. Il s’engouffra dans un tronc creux et se rua vers l’autre extrémité. Il venait d’en sortir et de se dissimuler dans les fougères lorsque le tronc qui faisait son abri quelques secondes auparavant était soulevé comme un fétu de paille et inspecté sous tous les angles. Gerry n’attendit pas la fin de l’examen et se déroba habilement vers la pente.

Il déboucha sur une vaste cuvette peu profonde. La prairie, au milieu de la combe volcanique, gardait les traces des activités récentes des géants. Des sapins déracinés traînaient près d’un feu de camp gigantesque. Le foyer creusé était tellement profond que notre hobbit n’aurait pu en sortir par ses propres moyens. Les graminées avaient été couchées sur de grands espaces, probablement à l’aide des sapins, lors de parties épiques. Un peu à l’écart se dressait une haute table de pierre, entourée de rochers en guise de tabourets. Du fait de sa taille, l’ensemble paraissait comme la tombe d’un Roi des anciens Hommes. Gerry repéra également deux autres sentiers qui montaient de la cuvette vers les pentes opposées. Il supposa que d’autres familles vivaient là-haut. Il se mit aussitôt en recherche, surtout autour des sapins. Après une bonne heure d’investigations, il était en nage – la brise trop timide ne parvenait pas à le rafraîchir. Soudain lors d’une pause il réalisa que l’objet de ses recherches ne pouvait être là : la balle dont les enfants géants se languissaient était certainement l’œuf – à coup sûr, elle avait été confisquée par le père de famille pour obliger les enfants à respecter sa sieste !

Gerry revint donc à la caverne qu’il avait fuie, mais en prenant soin d’approcher sous le vent. Il s’avança subrepticement de buissons en fougères, à l’ombre des sapins. Les deux enfants avaient regagné leurs paillasses à l’entrée de la caverne, et discutaient des attaques récentes subies de la part des grands aigles.

– Pourquoi pas jouer aut’chos’ ?

– Rester maison dodo pas danger Grands oiseaux !

– Grands oiseaux pas méchants !

– Grands oiseaux méchants ! Mma Bobo œil !

– Oui mais Ppa plus fort ! Jouer Grand oiseau attrapé ! Jouer attraper ?

– Non ! Rester maison dodo pas danger

– Bon manger grand oiseau ?

Le dialogue continuait ainsi entre les deux enfants contraints de rester à l’abri. Gerry n’avait décidément aucune chance de pénétrer dans la caverne pour y récupérer l’œuf. Il hésita à se cacher pour attendre que les géants sortissent de la caverne. Mais alors les deux enfants désœuvrés emmèneraient probablement l’œuf pour jouer… Il fallait à tout prix profiter de la sieste. Gerry remonta donc la pente à la recherche d’une autre ouverture. Guidé par les ronflements, il en trouva une, qui aurait pu se prêter à des reptations de cambrioleur. Mais de toute évidence ce conduit donnait directement au-dessus des dormeurs. Un peu plus loin notre hobbit découvrit une fissure, large et noircie. En s’approchant, il fut certain d’avoir trouvé le conduit d’échappement du foyer. Des odeurs de tourbe et de brûlé lui piquaient les narines. L’idée de descendre à l’aveuglette directement dans la marmite des géants ne l’enchantait gère, mais les effluves de suie froide et l’absence de fumerolles le rassuraient.

.oOo.

Après quelques secondes de concentration sur son bel anneau, une froide sérénité gagna Gerry. Il s‘estima prêt et rangea le précieux objet. Il descendit en catimini dans la fissure étroite, s’accrochant aux racines qui l’encombraient. Immédiatement couvert de suie, le hobbit attacha sa fronde à la plus solide et se laissa descendre lentement. Une fois au bout de la lanière, il hésita, mais après quelques secondes à penduler dans le noir et les odeurs d’étable, il reconnut qu’il n’y avait plus rien d’autre à faire, et se laissa choir dans le vide. Heureusement il ne lui manquait que quatre pieds de hauteur et la cendre au fond du trou était meuble. Gerry s’accroupit dans le nuage de suie que sa chute avait soulevé, tachant de retenir ses éternuements.

La cavité était sombre, comparée au sous-bois, et le hobbit s’acclimata lentement. Il se trouvait à l’extrémité d’un boyau assez fruste, où l’âtre brûlait sans doute en hiver. On avait dû l’obturer grossièrement en poussant un rocher au fond, car quelque-chose faisait écran devant lui, laissant passer un jour de part et d’autre, avec le bruit de ronflements réguliers. L’odeur à présent était dure à supporter, lui donnant la sensation d’être assis sur le tas de fumier du père Gropurin. À son idée, un escadron d’orques n’aurait pu engendrer pareille pestilence. Le délicat noua son mouchoir autour de sa bouche.

Soudain Gerry se figea – on respirait juste à côté de lui ! Il se recula précipitamment et s’éloigna le plus possible de la bête, c’est-à-dire qu’il se colla à la paroi. Car il n’en doutait pas, les géants avaient dû reléguer à la niche, quelque molosse en proportion de leur taille. Notre hobbit, pétrifié de terreur et en nage, s’attendait à tout instant à terminer comme apéritif de Houn1. Une respiration saccadée, sans doute gênée par le nuage de cendre qui planait dans le réduit, gargouillait non loin de lui. Gerry suait à grosse goutte, espérant que l’énorme chien restât endormi.

Pourtant les secondes passèrent sans aucune bouchée, puis les minutes sans même une velléité de humage. Le sifflement malaisé s’apaisa à mesure que retombait la cendre en suspension dans l’air empuanti. Les yeux du hobbit s’habituaient lentement à la pénombre et distinguaient à présent une forme allongée, qui semblait se redresser sur le devant. Gerry s’approcha de l’ouverture qui faisait jour au sol, non loin de lui, entre la paroi et le rocher poussé là pour obturer le foyer. Il gratta la poussière et élargit un peu le trou, ce qui accrut la lumière.

Devant lui se tenait un grand aigle !

L’animal ne dormait pas du tout. Figé dans la posture qu’adoptait Celegwelwen pour couver son œuf, il observait son visiteur avec une attention froide et silencieuse, sa tête penchée pour fixer sur le hobbit son œil dur.

À demi rassuré, Gerry rassembla son courage et chuchota :

– Mon nom est Gérontius, frère d’aire de Corongwinig, le rejeton de Celegwelwen et son consort Landroval…

Gerry vit le cou de l’aigle se redresser et son œil étinceler de surprise et d’orgueil. Le hobbit fléchit le buste comme il l’avait vu faire au nid, et attendit que son salut déférent fût accepté comme une reconnaissance du lien vassalique qu’un jeune aigle établit vis-à-vis de son ainé. Le grand aigle lui rendit son salut, profondément intrigué. Il ne lui vint pas à l’esprit de remettre en cause cette surprenante déclaration. Les grands aigles, qui ignorent le mensonge, savent aussi le détecter chez autrui. Il éleva la voix dans un sifflement rauque, qui devait être ce qui, chez les aigles, se rapproche le plus du chuchotement :

– Mon nom est Landroval, fils de Gwaïrohir2 et consort de Celegwelwen.

– Quelle bonne nouvelle ! Celegwelwen vous croyait mort ! Comme elle va être heureuse !

Peut-être l’enthousiasme de notre héros sembla-t-il étrange au grand aigle : son espèce ne s’adonne pas à des démonstrations extérieures de bonheur ! Mais il fut sensible à cette lueur d’ailleurs, petite mais énergique, venue clignoter dans sa triste pénombre et secouer sa solitude avec des nouvelles des siens. Il s’ouvrit franchement au hobbit :

– Les géants m’ont abattu d’un coup de sapin. Ils sont devenus mauvais.

– Sauf votre respect, maître Landroval, je crois que les géants voulaient seulement défendre leurs enfants. Lorsque vous avez tenté de reprendre l’œuf des aigles, ils ont cru que vous menaciez leurs petits…

– Les géants sont devenus mauvais. Ils ont capturé un rejeton des aigles et s’en amusent. Maintenant ils se sont emparés du frère d’aire de mon oisillon.

-Je ne suis pas capturé. Je suis venu ici incognito, comme un cambrioleur, pour reprendre votre rejeton.

Le grand aigle ne répondit pas – la posture morale du cambriolage le révulsait, tout simplement. En outre, la pudeur l’empêchait de formuler ses doutes quant aux capacités du hobbit. Que pouvait bien faire une si petite créature, sans ailes ? Gerry insista :

– Je me doute de ce que vous pensez, maître Landroval. Mais l’on a souvent besoin du plus petit qui soit3. Pour commencer, je puis sortir d’ici et avertir vos frères que vous êtes en vie. Je puis aussi faciliter votre évasion.

– Mon honneur est brisé. Ce qu’il en reste m’interdit de m’enfuir sans l’œuf de mes frères.

– Taratata ! Vous allez commencer par vous nourrir un peu, et vous verrez les choses plus clairement ! Le seul honneur qui vaille est de rester en vie pour attendre et saisir l’occasion d’une revanche.

Le hobbit donna patiemment la becquée au grand aigle, lui concédant une part de ses réserves – lapin cuit, eau claire. Il ne garda que les miettes de gâteau et ses fruits secs. Ronflements et relents continuaient à filtrer dans leur réduit avec régularité par les interstices. Aigle et hobbit se confrontèrent longuement. Le hobbit avait un plan assez simple. Mais il devait pour le mener à bien surmonter deux écueils notoires.

Le premier fut de convaincre Landroval que le véritable honneur était d’épauler sa compagne, non de rester prisonnier jusqu’à dépérir. Mais ce qui toucha vraiment le grand aigle fut l’argument de la responsabilité envers sa descendance :

– Comment ferez-vous de votre fils un être libre et heureux, si vous ne désirez pas la liberté pour vous-même ? Votre devoir est de lutter pour lui comme pour l’œuf de vos frères, c’est là votre vrai devoir, votre seul honneur !

Ainsi la rustique éthique hobbite obtint-elle l’adhésion de Landroval. Gerry lui décrivit son plan pour subtiliser l’œuf, qui parut à l’aigle d’une simplicité bien naïve. Encore fallait-il que Landroval y participât, libre.

C’est là que commençait la seconde et réelle difficulté. Notre hobbit exposa cette partie du plan – le grand aigle, comme il s’y attendait, fut horrifié. Gerry plaida longuement et fit valoir l’innocence et la naïveté des géants, ou tout du moins celle de leurs enfants :

– Ils n’ont pas compris que leur balle est un être vivant. Ce n’est qu’un jeu pour eux ! Aussi vous prennent-ils pour d’odieux agresseurs !

Mais le grand aigle ne pouvait pas comprendre la satisfaction des géants, grands ou petits, à pousser devant eux un objet vaguement sphérique. À dire vrai, le concept même de jeu lui était étranger. Gerry fut contraint de le lui expliquer :

– Le jeu, c'est tout ce qu'on fait sans y être obligé !4 

– Ces géants font le mal sans y être obligés… Le jeu est le mal !

À court d’argument, le hobbit répondit :

– Je vous assure que les enfants des géants sont inconscients du mal qu’ils font. Je vous conjure au nom de mon frère d’aire, que vous n’avez pas encore rencontré, de faire comme je vous en prie. Je vais sortir d’ici et me tenir à mon poste. Le reste dépend de vous. Ne me faites pas défaut…

Gerry déplaça des gravats dont il fit un tas, y grimpa et attrapa l’extrémité de sa fronde. Après un effort douloureux et une petite poussée de Landroval, il se trouva hors de la fissure. Malgré le danger, notre coquet héros passa plusieurs minutes à épousseter la suie de ses vêtements et de son mouchoir. Après quoi, il relaça sa fronde de cuir et s’éclipsa sous les feuillages bas.

Il était temps ! Les ronflements s’étaient espacés et avaient fini par cesser. Dès les premières bribes de conversation des adultes, les jeunes géants se précipitèrent à l’intérieur avec espoir :

– Balle-Sapin ! Balle-Sapin ! Ppa et GrrPpa jouer Balle-Sapin !

L’enthousiasme de la jeunesse se communiqua aux générations mûres. Malgré les admonestations de la matriarche, la famille gagna le terre-plein central du cratère et s’adonna aux joies d’une sorte de hockey sur gazon, aux règles frustes et assez floues. Gerry, qui s’était embusqué en lisière du sous-bois, les observa deux longues heures durant, mais il n’eut jamais l’opportunité de s’approcher de l’œuf qui leur servait de palet.

Une autre famille vint assister aux joutes, prêtant la main de temps à autres pour entraver les joueurs adultes, ou se jetant dans la mêlée en brandissant leurs sapins. Si les équipes n'avaient pas constamment mis en danger la vie de l'œuf, Gerry aurait presque pu se croire en pique-nique dans la Comté, lorsque les mamans éloignent les turbulents – enfants et papas – pour bavarder en paix, par un beau dimanche estival.

Enfin les parents épuisés demandèrent grâce, et tous rentrèrent au logis. La famille se restaurait de mets froids en maugréant, regrettant la mobilisation de l’âtre familial comme prison. C’est ainsi que le grand aigle, pris à parti, entama, à l’encontre de sa nature la plus profonde, une conversation pleine de duplicité avec ses geôliers. Du fond de sa prison, il appela :

– L’aigle que voici s’est montré méchant. Mais l’aigle s’estime suffisamment puni.

– Quoi que dit l’aigle ?

– L’aigle a été méchant. Mais l’aigle est assez puni !

– Aigle rester foyer. Toujours puni.

– L’aigle a été puni injustement. L’aigle souhaitait seulement retrouver le petit des aigles !

– Petit aigle pas chez Géants ! Aigle méchant !

L’impasse se profilait… Ces abrutis patauds et menteurs refusaient de reconnaître leurs torts. Mais Landroval ravala sa fierté et biaisa, se rappelant l’approche proposée avec insistance par le hobbit :

– L’aigle a été méchant. L’aigle offre d’être puni en faisant jouer les enfants géants !

Sur la face grise et rose du géant contrarié, l’obstination céda laborieusement le pas à la satisfaction. Son adversaire admettait sa défaite et acceptait de s’humilier ! Mais un fond de méfiance le retenait :

– Quel jeu ?

Puisant dans les fines sensations du haut vol, Landroval broda autour du jeu sans le décrire vraiment :

– Une glissade qui emmène au firmament, un jeu qui vous fait Roi des montagnes, un souffle qui emplit les poumons de vif espoir, un jeu qui s’élève au-dessus de tous les autres, un flux brut qui gonfle le cœur, … et un jeu que les géants ne peuvent pratiquer seuls ! Le chevauche-montagne !

Les petits géants n’avaient pas suivi la rhétorique savante du grand aigle, mais leur instinct ne les trompait pas : ce jeu devait être sensationnel, encore que leur vocabulaire imagé les aurait plutôt portés vers le qualificatif « Trô-tôp ». Un grand sourire et des yeux brillants avaient vite remplacé leur air hagard. Ils se pendirent aux basques de chamois de leur père et scandèrent en cadence :

– Cheval-montagne ! Cheval-montagne ! Cheval-montagne ! …

Le père géant avait d’ores et déjà perdu la partie. Sous l’œil goguenard de son épouse, il eut beau feindre de ne pas comprendre, refuser tout net, repousser à plus tard, invoquer sa grande fatigue, agiter la peur des aigles, considérer les dangers, prétendre avoir quelque chose de plus important à faire – il dût céder. L’aigle fut retiré sans ménagement de son réduit et interrogé derechef. Il en dit le moins possible, mais il laissa entendre qu’il fallait se rendre au bord du cratère, au sommet de la pente externe du volcan, et qu’alors le jeu commencerait. Bâillonné d’un chiffon d’une propreté douteuse, Landroval se retrouva les pattes entravées d’une longue corde que le père géant tenait fermement.

L’héroïque lignée de sportifs – GrrPpa, Ppa, Morrg et Dyya, leurs basques de cuir en main – se rendit au point le plus haut de la montagne des géants. Les amis et cousins, qui gîtaient de l’autre côté du cratère, ne furent pas conviés à la première, preuve que Ppa et GrrPpa, bien que curieux et excités, voulaient tout de même s’assurer qu’ils maîtriseraient la technique avant de s’en vanter publiquement. Le père s’institua premier volontaire – pour des raisons de sécurité indiscutables – au grand dam de ses filles mais à l’évidente satisfaction de son beau-père GrrPpa, que l’expérience et une longue pratique des ecchymoses ludiques avaient rendu prudent.

Le grand aigle se percha sur ses épaules, et sans lâcher la corde, Ppa lui saisit les pattes. Alors Landroval étendit ses ailes dans la brise. Aussitôt le géant se sentit flotter. Le grand aigle se pencha en avant et – hop ! – l’équipage sauta dans la pente et les voilà partis sous l’ovation des jeunes géantes. Ppa dévala la déclivité, accroché à son frein naturel. Ce ne fut pas une mince affaire pour Landroval de diriger son fardeau et lui communiquer une sensation de légèreté, en l’empêchant de trop freiner sur la neige et tout en évitant les obstacles, tant les congères molles que les rochers dangereux. Bien entendu le géant adulte, d’une masse considérable, ne pouvait être enlevé dans les airs. Après une minute de descente, le grand aigle accentua opportunément une faute de Ppa et l’équipage tomba dans la neige.

Le père géant, enchanté de son exploit, se releva radieux. La première frayeur passée, cette harmonieuse et aérienne glissade l’avait diverti. Le bouquet final dans une gerbe de neige avait été positivement délectable. Cela ne valait pas un bon vieux concours de lancer de rochers par temps d’orage, mais ce jeu occuperait les enfants sans grand risque. Sous les vivats d’une foule réduite mais excitée et envieuse, Ppa, l’aigle sur son dos, remonta la pente à grand pas, montrant par là son irréprochable condition physique. De retour au sommet, en nage et époumoné, il dut régler l’inévitable dispute et attribua à Morrg le privilège de la descente suivante, au prix d’un beau-père froissé et d’un bébé animé d’une rancœur éternelle.

D’émotion, la jeune géante claquait des dents – les géants n’ont pourtant jamais froid. Elle se jeta dans la pente avec détermination et une certaine dose d’inconscience. Landroval n’eut aucune difficulté à guider et accompagner son nouveau fardeau, souple et confiant, qu’il aurait pu tenter d’emporter au loin. Mais le comportement de cette famille le laissait penser qu’ils se montreraient inoffensifs pourvu que l’on gardât leurs jouets à distance. Dans sa grande sagesse, Landroval renonça à la vengeance.

Aussi se contenta-t-il, à la faveur de la chute de fin, de se débarrasser du chiffon qui entravait son bec. Alors que Morrg peinait en gravissant la pente, Landroval, d’un coup de bec, sectionna la corde qui le retenait, s’envola sans coup férir et s’en fut hors de vue de la famille de géants, outrée par ce manque de courtoisie et de sportivité.

Ppa mit plusieurs minutes à admettre qu’il s’était fait berner. Encore fallut-il toute l’aide de son beau-père qui l’accabla de sarcasmes, alors que la petite Dyya fondait en larmes et se répandait en imprécations sur sa grande sœur penaude. Le père géant fut contraint d’offrir à sa petite fille une séance de compensation. Il s’allongea sur le dos, les pieds dans la pente, et assit son rejeton en pleurs à califourchon sur son ventre. Puis il dévala la pente comme s’il eût été un tronc de sapin évidé – que l’on nomme Schlitte chez les géants. C’est donc après une descente qui lui rafraichit le séant, suivie d’une remontée éprouvante, sa petite fille sur les épaules, que Ppa se résolut à revenir au logis.

Appréhendant la confrontation, il eut la bonne surprise d’y trouver une épouse satisfaite, qui le félicita d’avoir rendu sa liberté à leur prisonnier :

– Guerre méchante. Plus méchante que grand aigle ! Et foyer disponible maintenant !

Ppa en fut reconnaissant envers son épouse car son beau-père dut cesser ses jacasseries malveillantes et il put savourer un ragout chaud pour le dîner. Grandi par ces lauriers inattendus, le géant père, magnanime, proposa aux enfants une petite partie de balle-sapin. Les dernières traces de mécontentement s’évanouirent lorsque le père prit l’œuf sous son bras et les entraîna vers le terre-plein central.

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NOTES

1 Huan est le nom d’un noble chien qui aida un héros du premier âge à vaincre les loups-garous du seigneur des ténèbres. C’était un nom de chien très courant dans les royaumes des Dúnedain, et les hobbits ont conservé cette habitude. Aussi dans l’imaginaire collectif de la Comté, un molosse menaçant porte-t-il souvent le surnom de Houn, qui est la forme hobbitique de Huan. Peut-être est-ce là l’origine du nom commun « Hound » en anglais ?

2 Gwaïrohir : le chevaucheur des vents.

3 (trop) librement inspiré de Jean de La Fontaine.

4 Mark Twain

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