La maraude du Vieux Touque

Chapitre 61 : Aires et envolées - Gardiennage

1888 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 23/04/2020 15:14

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Souvent Gerry interrogeait Celegwelwen, quémandant un écho du vaste monde dont il était privé. Son hôtesse l’entretenait surtout des escarmouches avec les gobelins et les géants. Mais bientôt aigle et hobbit écartèrent ces considérations guerrières. Une nuit Gerry se réveilla en sursaut en rêvant que la terre tremblait. Tout autour de lui, le vent menait grand bruit et l’on entendait, tel un murmure liquide, un léger roulement de tonnerre au-dessus de la montagne. L’œuf avait bougé – son occupant devenait remuant, l’éclosion ne tarderait plus. Aussi la grande Aigle partit-elle plus souvent et moins longtemps en chasse.

Les jours suivants des impressions mitigées assaillirent le hobbit. Le désir d’éponger sa dette l’emporta d’abord, allié à la soif de liberté. Une certaine impatience de terminer cette compromettante occupation s’installa, qui vira progressivement à la curiosité, sans toutefois atteindre le stade de l’anxiété paternelle. Pourtant un matin, une étrange pensée lui traversa l’esprit – le petit aiglon allait-il lui ressembler ? Affolé par le ridicule de la situation, il chassa cette idée en se laissant guider par les instincts d’un vrai hobbit au petit déjeuner. Il se replongea par l'esprit dans les douces odeurs qui émanaient de la cuisine au petit matin. Mais aussitôt, il s’horrifia lui-même : il ne pensait plus qu’à une grosse omelette baveuse ! Il coula un regard vers l’aigle qui sembla n’avoir rien remarqué de son trouble et de sa honte. Décidément le rôle de père ne lui conviendrait jamais…

Cependant, dès le lendemain, un nouvel et absurde réflexe paternel vint le torturer : comment appellerait-il l’aiglon ? Gerry se réveilla brusquement de ce cauchemar, en sueurs, et entreprit de se raisonner : un jeune hobbit sain de corps et d’esprit ne devait point se laisser aller à ces billevesées ! Néanmoins il interrogea Celegwelwen, qui l’informa que les aigles changent de nom au fil de leur vie. Le thoroneg1 en reçoit un à sa sortie de l’œuf, puis se voit attribuer au fur et à mesure qu’il grandit, des appellations plus conformes à son caractère, ses aspirations, ses habitudes ou son statut.

C’est ainsi qu’un matin pluvieux se présenta au jour une boule de duvet beige, clignant des yeux derrière ses lunettes de plumes noires. Avec toute la retenue propre à sa noble race, la mère aigle s’extasia devant les prouesses de son oisillon pour se délivrer de la coquille. Gerry, qui ignorait les formules en usage chez les aigles, lui présenta ses plus vives félicitations et souhaita pour le nouveau venu longue vie sur la Terre du Milieu. Le hobbit, qui semblait avoir sérieusement réfléchi à la question, déclara qu’il lui paraissait hautement souhaitable que le petit prît ses repas directement du bec de sa mère, et non de celui d’un étranger à sa famille et à son espèce – cela lui semblait primordial pour ne pas perturber le petit orphelin. Constatant que la grande Aigle ne se récriait pas, il avança également qu’il serait préférable que l’oisillon ne s’attachât pas trop à lui, puisqu’il devrait les quitter un jour… Cette dernière assertion ne provoquant aucune représailles, Gerry affecta de considérer ce silence comme l’assentiment tacite d’une libération prochaine, qui resterait pour le moment une échéance vague.

Le petit était un mâle, qui répondrait au nom provisoire de Corongwinig2. Il s’affirma rapidement comme un chenapan accompli et tenace, mordant tout ce qui passait à portée, ruinant les couvertures et les coussins, et ne dormant jamais en même temps que Gerry. Rapidement les plumes du chapeau de notre hobbit furent réduites en charpie. L’aiglon ignorait à peu près les sermons maternels, que Gerry jugeait trop rares et insuffisamment énergiques. Pourtant la mère aigle sévissait de temps à autres, sans jamais rudoyer l’oisillon, qui fortifiait de jour en jour. Il semblait qu’elle était comprise sur le moment, sinon obéie dans la durée. Un matin qu’en l’absence de sa mère, l’oisillon s’était montré particulièrement irrévérencieux envers le fond de culotte de Gerry, notre hobbit dut sévir et donna une tape sur le bec de l’agresseur. Dès lors, leurs rapports s’assainirent. L’oisillon offrit même sa première penne au hobbit avec insistance. Celegwelwen informa incidemment Gerry qu’un cadeau en retour serait apprécié. Notre héros se rappela alors la prédilection de la grande aigle pour le métal et les objets brillants. Il sacrifia donc deux boutons dorés de son beau gilet et les remit solennellement à l’oisillon. Puis il attacha sa belle plume de jeune aigle à son chapeau.

– Vous êtes désormais ‘Frères d’aire’ ! glatit Celegwelwen en se penchant vers le hobbit, qui reconnut une nuance de fierté dans le crissement rocailleux de son hôtesse.

– Je me sens très honoré, répondit-il. Qu’est-ce que cela implique ?

– Les frères d’aire prennent leur envol de conserve.

– Chère hôtesse, il ne vous a pas échappé que le hobbit manque cruellement d’ailes ? demanda Gerry avec quelque alarme.

La grande aigle acquiesça dans un triste silence. Le hobbit s’en voulut et demanda :

– Ne puis-je rien faire d’autre pour mon frère d’aire ? N’y a-t-il rien dont vous ayez particulièrement besoin ?

– L’aigle a besoin de son aigle consort. Mais il est trop tard pour Landroval. Et en cela le frère de mon aiglon n’aurait pu apporter son concours… 

Gerry insista pour savoir toute l’histoire. Elle touchait de près la guerre contre les géants. Sans être tout-à-fait simples d’esprit ni foncièrement méchants, les géants se comportaient de façon incongrue et grossière. Par exemple, excités par les éclairs lors des nuits d’orage, ils étaient capables de s’envoyer des rochers à la tête d’un versant à l’autre des montagnes, pour le simple plaisir de s’ébrouer sous la pluie dans l’air électrisé ! D’ordinaire les géants se montraient distants et indépendants, ne causant des tracas que lorsque leurs jeux menaçaient les aires des aigles. Il s’ensuivait alors une escarmouche ou quelques confrontations sporadiques quoique violentes. Mais pareille guerre ne s’était pas produite depuis des lustres.

– Les géants sont donc des créatures viles, comme les trolls ou les gobelins ? demanda Gerry

– Non pas. Les géants sont fils du volcan, des enfants de fer et de limon, vifs et ignorants de leur force. C’est la vitalité et non la malveillance qui les anime d’ordinaire. Et pourtant ils sont dangereux. 

Cette guerre avait commencé le jour où un jeune géant avait dérobé un œuf à une famille d’aigles. Il avait trouvé cet ovoïde roulé par hasard et sans casse au pied d’un éboulis envahi par les mousses, et s’en était emparé avant que les parents aigles n’aient pu intervenir. Puis le jeune géant inventif avait imaginé un jeu de ballon avec ses camarades. Les géants se poursuivaient en faisant rouler l’œuf sur un terrain plat. Ils s’aidaient de l’extrémité souple de jeunes sapins déracinés dont ils se servaient comme d’une crosse pour pousser devant eux ce palet improvisé sur l’herbe tendre. Il semblait ne pas y avoir d’autre but que de s’approprier l’œuf le plus longtemps possible, mais ce jeu leur procurait apparemment un plaisir intense. De fait, il s’agissait des règles du jeu les plus compliquées qu’un géant ait jamais inventées…

Bien sûr les aigles horrifiés avaient tenté de récupérer leur petit, mais ils étaient allés d’échecs en déconvenues. Ils montaient maintenant une garde vigilante autour de la petite vallée des chapardeurs, mais leurs tentatives de reprendre l’œuf avaient toutes avorté, les géants s’interposant ou lançant des sapins à leur approche, riant dans leur inconscience. Mais il était advenu pire encore : le seigneur Landroval, le consort de Celegwelwen, avait été capturé lors d’une tentative et n’était jamais revenu vers son aire ! Gerry fut touché par cette triste nouvelle.

– Je n’avais pas réalisé les malheurs de cette guerre… Je la comprenais comme une tradition épique et burlesque des contes. J’ai honte de ma légèreté… Si je pouvais vous aider… mais je ne connais pas les géants, que je n’ai jamais vus. 

Celegwelwen le considéra longuement de ses dures pupilles immobiles.

– Gérontius peut-il voler aux géants l’œuf des aigles ? 

Pour un grand aigle, une telle demande constituait, plus encore qu’une entorse au code d’honneur, une incongruité quant à la mentalité très franche de l’espèce. Pour eux, la surprise et la ruse n’étaient admises en guerre qu’à condition de laisser à l’adversaire, si vil fût il, une chance de se défendre. Mais l’œuf d’aiglon n’avait pas eu la possibilité de se protéger… Au cours de ces longs mois passés en compagnie de Gandalf, notre hobbit avait bien contre son gré et à son durable étonnement, senti croitre des sentiments de responsabilité et de compassion. Gerry, adoubé éclaireur par les dúnedain, ne pouvait faire moins. Mais s’immiscer dans une guerre entre espèces libres le mettait mal à l’aise.

Aussi donna-t-il son assentiment en précisant qu’il ferait son possible pour ne blesser personne, s’il n’était pas lui-même écrabouillé dans l’affaire, et qu’il entendait que les hostilités prissent fin si tôt les aigles en possession de leur œuf.

– Promettez-moi de ne poursuivre aucune vengeance ! demanda-t-il.

La grande aigle acquiesça et se saisit de Gerry, qui n’eut pas le temps de se préparer au grand saut. Une fois de plus, il perdit connaissance. Les Hobbits ne sont pas faits pour les grandes hauteurs, ni pour les vitesses extrêmes, de toute évidence.

Celegwelwen fendit les airs vers le mont aux géants. Il s’agissait d’un volcan éteint, dont les pentes basses très difficiles d’accès protégeaient un sommet conique de faible altitude. Des sources chaudes permettaient aux quelques familles de géants qui vivaient là, de survivre toute l’année. Les pentes supérieures, déchiquetées et couvertes de sapins, formaient comme une carène de navire flottant sur un lac de nuages. La grande aigle déposa le hobbit sur une éminence, le secoua un peu pour lui restituer ses esprits, et s’en fut vers les hauteurs pour observer et intervenir, le cas échéant.

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NOTES

1 Petit aigle, aiglon en sindarin

2 Bébé rond, en sindarin, que l’on pourrait approximer en « boule de plume »

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