La maraude du Vieux Touque
Chapitre 60 : Aires et envolées - Ménage forcé
2155 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 22/04/2020 13:43
Le hobbit évanoui revint à lui dans une autre aire, nettement plus haute mais mieux abritée. Il était seul. Un rebord de pierre irrégulier ceinturait la corniche, doublé de solides entrelacs de branches. Une étrange mosaïque de mousses, duvets d’oiseaux et tissus glanés çà et là, tapissait le fond du nid, montrant quelques signes d’usure et de mauvais entretien. Un œuf de belle taille, un peu biscornu et d’un blanc laiteux moucheté de miel, y reposait à côté d’une couverture ornée de dessins géométriques, chapardée sans doute à un berger des hautes vallées de l’Anduin.
Un mince filet d’eau courait le long de la paroi juste à côté de la saillie où le nid était construit. Gerry y but, mais le goût métallique n’étancha guère sa soif. Pour tromper sa peur et son ennui, il s’occupa comme il put.
Notre hobbit sortit son trésor, laissant son esprit vagabonder sur des fantasmes d’évasion. Il mira avec fascination les magnifiques reflets du soleil sur les pierres de son anneau, s’imagina gambader avec légèreté sur un arc-en-ciel surgi du bel objet magique, reprit sa concentration encore et encore, jusqu’à en avoir la tête qui tourne. Après un long moment, il constata que rien ne se produisait. Ni ailes dans le dos, ni escalier opportunément surgi de la muraille…
Il rangea donc son précieux anneau et laissa son regard parcourir les vallées et les sommets majestueux des Montagnes Brumeuses. Son esprit divaguait pour meubler sa solitude, revenant sans cesse aux motivations de son hôtesse. Après avoir fait le tour du sujet maintes fois, et observé la course indifférente du soleil au long des lentes heures, il en fut réduit à admettre que la maîtresse des lieux attendait quelque chose de lui, puisqu’elle le laissait seul dans son nid, et qu’il lui fallait se mettre au travail. Pour la première fois de sa courte existence, le fils du Thain découvrit la nature intime du travail : nécessaire à la vie, mais en rien suffisant !
Les Hobbits, même les plus indolents, peuvent se montrer extrêmement travailleurs lorsque la nécessité ou l’envie les pousse. Certes l’obligation de survie s’imposait à lui, mais Gerry ressentait surtout le besoin d’occuper son esprit pour ne pas sombrer dans le désespoir de se trouver soustrait du monde qu’il connaissait, à commencer par la terre ferme. Car ce bout de corniche n’en était pas vraiment, suspendu à plusieurs centaines de pieds de hauteur, et exposé à tous les vents.
Gerry se mit donc au travail, avec la maladresse du néophyte et la chance du débutant. Il évacua les déjections, renforça la structure du nid, raccommoda le lacis tapissant le fond et disposa la couverture autour de l’œuf de façon fort coquette. Il découvrit ce faisant une foule d’objets hétéroclites apportés là par les aigles au fil de leurs errances. Leur prédilection pour les menus objets brillants, tels les miroirs et instruments métalliques, fut d’une grande utilité au hobbit astucieux. Il dégagea une vieille lame rouillée – probablement un poignard de gobelin – et l’affûta, non sans arrière-pensée de défense. Gerry réunit également quelques galets qui convenaient à sa fronde, encore enroulée autour de sa taille.
Mais la faim commençait à le tenailler. L’aigle avait laissé dans l’aire le lapin chassé plus tôt. Gerry répugnait à consommer cru ce lapin, mais sans équipement il ne put enflammer les brindilles qu’il avait mises de côté. Se résignant enfin, il entreprit d’ouvrir ce garenne et de l’ingérer comme il pourrait. Mais alors qu’il s’apprêtait à croquer le foie de l’animal, l’aigle revint au nid.
L’oiseau se percha sur le rebord de pierre et inspecta longuement l’endroit, promenant son regard inquisiteur qui n’omettait aucun détail. Sans dire un mot, la grande aigle reprit l’air, mais pour revenir quelques instants plus tard, porteuse d’une boîte en buis qu’elle déposa délicatement dans la main du hobbit.
– Les Hommes brûlent la viande. Voici la flamme rouge. Un homme l’a laissé autrefois aux aigles du nord.
Gerry, préférant ne pas savoir ce qu’il était advenu de l’homme en question, ouvrit la petite boîte en buis et y trouva un briquet, une pierre à briquet et de l’amadou. Il était bien difficile de déchiffrer les expressions de la grande aigle, mais ce cadeau permettait de supposer qu’elle avait apprécié le zèle ménager de notre héros. Le hobbit remercia avec force courbettes et demanda s’il avait l’autorisation de faire cuire son lapin. La grande aigle donna son assentiment et demanda dans la foulée, avec le ton détaché d’une commère qui négocie des légumes sur un marché :
– Que vaut la vie de l’homme ?
Gerry en eut presque le vertige. Il avait parcouru des centaines de milles avec des magiciens et des rois, à travers d’incroyables dangers, pour finir loin du monde des vivants, à la merci d’un prédateur froid et calculateur, qui lui proposait de disserter de questions existentielles… S’attendant au pire, il choisit une fois de plus de biaiser :
– En réalité je suis un hobbit, une Petite Personne qui souhaiterait vous persuader de son extrême bonne volonté !
– La vie de la Petite Personne vaut la vie de l’aigle !
– Je suis d’accord… en principe, répondit Gerry avec lenteur, en se demandant où ces prémisses philosophiques pourraient les mener.
– L’aigle a sauvé la vie du hobbit. Le hobbit doit sauver la vie de l’œuf.
Gerry ne voyait pas exactement en quoi l’œuf pouvait être en danger. Il proposa la seule aide qui lui parût utile et à sa portée :
– Je vais couver l’œuf, si cela vous convient ?
L’aigle est de nature assez lapidaire. Un bref accord oral suffit à sceller le plus solide des contrats ou la plus durable des alliances. L’intuition de Gerry lui assurait, bien qu’il n’en sût rien à ce moment, la vie, le gîte, le couvert et la protection de la grande aigle. Bien entendu, cela lui coûtait la liberté. Mais l’on ne peut pas tout avoir.
Les jours s’écoulèrent monotones, tellement semblables les uns aux autres que notre hobbit en perdit le compte. Gerry couvait l’œuf du mieux qu’il pouvait. Chaque matin l’aigle apportait une petite proie, demandait des nouvelles, puis repartait. Les nuits étaient terriblement fraîches – Gerry les passait grelottant à contempler la lune surgir au-dessus de la falaise et sombrer au-delà de l’horizon. Aussi avait-il confectionné une couverture supplémentaire avec les peaux qu’il conservait. Il passait ses journées à rêver à la Comté, à son aventure et à la destinée.
Notre hobbit avait perdu le fil du temps mais en réalité il ne se trouvait prisonnier que depuis deux semaines, lorsqu’un terrible orage éclata en fin de journée. La pluie et le vent cinglèrent le nid et manquèrent d’emporter le hobbit. Il dut s’accrocher à l’œuf et le maintint fermement pour éviter qu’il ne roulât hors du nid. Au matin, Gerry se rendit à l’évidence : l’œuf était froid, et ne donnait aucun signe de vie. Lorsque la Grande Aigle demanda une fois de plus comment se portait son œuf, il répondit, sans la regarder dans les yeux, que l’orage était passé sans mal.
À partir de ce moment il ausculta régulièrement l’œuf, avec une angoisse croissante. Encore quelques jours passèrent, ponctués par la visite de l’Aigle et la répétition quotidienne de sa question. Un matin enfin, le hobbit exténué n’y tint plus : d’un air contrit, qui n’était pas réellement feint, il avoua à la grande Aigle qu’il croyait son œuf mort.
Gerry crut sa dernière heure arriver : sans un mot, l’aigle s’empara encore une fois de lui et prit son envol.
.oOo.
Vous l’avez compris, j’imagine – le hobbit s’évanouit à nouveau ! C’est ainsi, il ne supporte pas les accélérations vertigineuses. Il revint à lui dans une troisième aire, spacieuse et confortable, munie de nombreux coussins et couvertures. Un œuf assez semblable au précédent y siégeait en bonne place – mais les taches étaient plus fines et plus sombres. En outre l’aire donnait sur une pente douce et herbeuse, cernée de tous côtés par la falaise ou l’à-pic. La grande aigle, penchée sur le hobbit, semblait guetter ses réactions. Gerry demanda en tremblant :
– Vous n’allez pas me manger ?
La grande aigle se redressa mais son œil scrutateur demeura imperturbable lorsqu’elle répondit :
– L’aigle tue ses ennemis et ses proies, mais ne se nourrit pas des créatures qui parlent.
Gerry s’était déjà rendu compte que la nature profonde de l’aigle ignorait le mensonge. Aussi fut-il convaincu et soulagé. Quelques secondes lui suffirent pour retrouver contenance. L’aigle s’inclina devant lui en disant :
– Mon nom est Celegwelwen1, fille de Menelwen2.
Gerry imita du mieux qu’il put l’élastique courbette du rapace et répondit :
– Mon père Fortimbras et ma mère Hysope me nommèrent Gérontius dès que je sortis de l’œuf3… pour ainsi dire !
Le rapace semblait satisfait de la franchise de Gerry. Les jours qui suivirent, notre hobbit s’occupa donc du véritable œuf de Celegwelwen, bichonnant l’aire et couvant le rejeton lorsque la grande aigle s’absentait. Il put se dégourdir les jambes sur la pente herbeuse et même se laver avec un peu de neige. La grande Aigle captura pour lui une brebis vivante dont le hobbit put traire et boire le lait. Le pauvre animal, tant que dura sa captivité, put se nourrir de l’herbe rase de la pente attenante.
Gerry s’évertuait à faire parler son hôtesse, mais le processus prit du temps. Pourtant de fil en aiguille il comprit un peu de la vision du monde propre aux aigles du nord et s’informa des nouvelles qui leur apparaissaient d’importance. Ainsi il apprit que la forteresse maléfique de Dol Guldûr redoublait d’activité et que le nord bruissait de la nouvelle récente de la chute de deux terribles dragons. Gerry s’abstint de tout commentaire à ce sujet, car il avait compris que la rupture des équilibres était perçue par son hôtesse comme un vent tourbillonnant instable et traître – source d’opportunités et de dangers tout à la fois. Les tribus orques autrefois inféodées aux grands vers tentaient de s’approprier la suprématie, avec la cruauté qu’on leur connaissait.
Enfin, la grande aigle relata quelques péripéties de la guerre contre les géants. Gerry s’était alors trouvé projeté en plein conte de grand-mère ou de magicien. Il n’avait jamais vraiment porté foi à ces fables mais ses récentes aventures lui avaient un peu dé-cillé les yeux. Après tout, il n’y avait pas plus de raison de douter de l’existence des géants, que de celle des grands aigles ! Aussi questionnait-il avidement Celegwelwen quant aux épisodes de cette guerre. Elle répondait de façon précise et sans émotion, mais Gerry sentait que ce drame la touchait de près.
Les conversations et la vie en commun avec son hôtesse l’avaient convaincu du profond instinct maternel et de la noblesse de la prédatrice. Les jours passaient, mornes et ennuyeux, parfois terribles et effrayants lorsque se déclenchaient les orages du mois d’Úrui. Il arrivait que l’aigle s’absentât pendant une journée, et ramenât un objet brillant en souvenir de sa victoire – elle avait chassé et tué un orque en maraude. Gerry apprit au détour d’une conversation que les orques relevant de l’obédience des Corgalâsh, qui tenaient la dragée haute jusqu’ici, avaient eu le dessous au Gundabad et que leurs voisins se précipitaient pour s’emparer du pouvoir. Les grands Aigles, menés par Gwaïhir leur seigneur, étaient intervenus pour les contraindre à abandonner le terrain découvert.
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NOTES
1 Rapide coulée d’air, Rafale en sindarin
2 Fille de l’air, en sindarin
3 À ce sujet consulter en annexe le testament du Vieux Touque.