La maraude du Vieux Touque

Chapitre 59 : Aires et envolées - Vol plané

2405 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 21/04/2020 13:55

Notre hobbit tenait solidement les deux mulets. Il n’était pas sujet au vertige, mais la dénivellation à ses pieds l’impressionnait beaucoup. Son cœur battait la chamade et il avait terriblement chaud malgré la brise des cimes qui ébouriffait ses cheveux. Il se retourna pudiquement lorsque Bera fit mine de se dévêtir, puis attendit alors que la grande ourse rassemblait ses forces. Nerveux, il s’assura que sa dague était à portée de sa main. Les montures s’agitant de plus en plus, l’une d’elles perdit la toile cirée que Ingold avait pliée et ajoutée à son chargement. Gerry la ramassa, puis entreprit de plier et d’attacher solidement le ballot, ayant eu la démonstration que cet équipement pouvait leur sauver la vie.

C’est alors que vibra l’arc d’Ingold et retentit le hurlement du loup-garou blessé.

Ces mules étaient de bons animaux, dociles et doux, qui aimaient leurs maîtres et dont le hobbit s’était souvent occupé. Mais un monstre-garou affamé et furieux fut une trop grande épreuve pour leur maigre courage. Terrorisées, les mules détalèrent au premier grondement, s’élançant sur l’étroit sentier couvert de glace. Gerry n’avait pas terminé de fixer la toile cirée. Empêtré dans les lanières de cuir, il tomba à terre et fut traîné sur la glace par les animaux lancés dans un galop à l’équilibre incertain.

Vous l’avez deviné : ce qui ne pouvait manquer d’arriver se produisit : les mules dérapèrent et furent précipitées dans la pente, entraînant Gerry avec elles. Dégringolant le dévers, il vit du coin de l’œil des rapaces tourner dans le firmament.

– Les charognards n’ont pas perdu de temps ! se dit-il furtivement.

Mais la pensée de becs répugnants lacérant sa chair morte au pied du précipice, le révolta. Il focalisa sa volonté et gagna un instant l’espoir de se tirer de ce mauvais pas. Il saisit sa dague et coupa le cuir qui le liait à la toile et à la mule. Puis il entreprit, toujours dévalant la pente, de freiner sa descente en plantant la dague dans la glace. Il parvint à piquer l’arme dans la paroi, mais la secousse fut si forte qu’il dut lâcher son arme. Son dernier espoir approchait à grande vitesse : une congère accumulée en forme de grosse dune au bord du précipice, pourrait peut-être l’arrêter. Les mains en sang, il manœuvra pour y aboutir.

Malheureusement, la congère n’était pas de neige, mais de glace vive. Quelques secondes plus tard, notre hobbit s’envolait en une gracieuse parabole, propulsé dans les airs comme par un tremplin, tandis que les mules sombraient au fond du précipice dans des braiments pathétiques.

Gerry ferma les yeux et se prépara pour sa dernière randonnée. Des scènes de son enfance virevoltèrent dans son esprit, enchaînant rapidement veillées, chapardages, banquets et lutinages, ou superposant des visages marquants tels que ceux de Gandalf, de son père le Thain, d’Arathorn ou de proches parents. Une certaine amertume dominait ses humeurs lorsqu’il perdit connaissance sous le choc – aucun visage féminin ne s’était imposé à lui. Une constellation de minois ravissants et souriants, s’était fondue en une hobbite fade et sans personnalité propre.

Alors que Gerry plongeait vers la mort, un grand aigle le saisit au vol de ses serres puissantes. La violente secousse plongea le hobbit dans l’inconscient. Le majestueux rapace s’éleva dans une rafale d’air sifflant et emmena Gerry jusqu’à son aire.

.oOo.

Il faut vous dire que les grands aigles furent une puissante et noble race, qui avait peuplé les montagnes depuis les débuts du monde. Planant haut dans les cieux du nord, ils incarnaient la liberté des grands espaces et l’élévation des peuples libres. Au temps jadis, ils se rangèrent aux côtés des Elfes pour combattre les dragons volants, dont ils furent toujours les adversaires les plus acharnés. On dit que le Roi des aigles, le grand Thorondor, pouvait s’élever au firmament, embrasser du regard toute la Terre du Milieu et en surveiller la contrée la plus reculée. Ainsi les puissants n’ignoraient-ils rien des souffrances des peuples libres.

À l’époque de cette histoire, résidait dans les montagnes brumeuses, la branche aînée des grands aigles. Le vieux Gwaïhir1, un descendant de Thorondor, y régnait sur des escadrilles qui menaient la vie dure aux êtres malfaisants. Aucun gobelin isolé ou ouargue en maraude ne pouvait rôder en surface, de jour comme de nuit, si le temps était beau. Car la vision des aigles, incomparable, en faisait des chasseurs implacables. Pourtant les aigles étaient craints des habitants des vallées de l’Anduin : les rapaces devaient, pour vivre, prélever un tribut parmi les troupeaux de moutons ou de chèvres. Les pasteurs les tiraient à l’arc lorsqu’ils s’approchaient trop de leurs chaumières. Indépendants et fiers, les grands aigles, repoussés par les gobelins jusqu’aux plus hauts sommets et aux pentes les plus abruptes, se montraient distants, méfiants et parfois sans pitié, comme le sont les prédateurs libres.

C’est dire si le sort de Gerry n’était guère enviable. L’aigle qui l’avait capturé l’avait d’abord pris pour un cabri, comme il dégringolait avec deux quadrupèdes le long de la paroi glacée. L’oiseau s’était approché car il convoitait les mules mais leur chargement les avait rendues trop lourdes, quoiqu’il eût accru leur intérêt. La chasse en plein vol – c’est-à-dire sans risque – d’une proie charnue de taille médiane constituait une aubaine à ne pas rater, qui allait mettre du baume au cœur du grand aigle.

Pourtant, lorsqu’il se posa sur son aire, l’aigle s’aperçut que sa proie, vêtue et dotée d’un pouce opposable, n’était certes pas un cabri. En toute vraisemblance, il ne pouvait s’agir que d’un petit gobelin. Mais l’aspect enfantin et aimable de son visage, la qualité de sa tenue et surtout un étrange pelage sur le dessus des pieds, retinrent le grand aigle de commettre l’irrémédiable. Dans le doute, il transporta Gerry vers son garde-manger – une aire tout-à-fait inaccessible entourée de falaises, avec un à-pic vertigineux sur le devant et une paroi verticale sur l’arrière, sans nul besoin de protection d’autre sorte. Son appétit déçu, le grand aigle déposa Gerry sans ménagement et s’en fut chasser son dîner.

.oOo.

Lorsque notre hobbit se réveilla, il cligna des yeux pendant plusieurs minutes sans se rendre compte où il se trouvait. D’un côté le soleil éblouissant obnubilait entièrement le ciel, de l’autre une paroi rocheuse brillante reflétait l’astre avec presque autant d’intensité. Par chance, Gerry ne tenta pas de faire quelques pas. Enfin accoutumé à la forte luminosité, il se rendit compte avec effroi de sa position inconfortable.

Ébahi par la vue grandiose, il contempla longuement les cimes alentour, splendides et altières, puis les sombres vallées qu’il surplombait. Un mince filet d’argent y serpentait dans les plis d’un tapis de mousse émeraude. Gerry en était à supputer comment sa chute dans le vide avait pu l’envoyer sur cette corniche, lorsqu’il s’avisa d’une fragrance diffuse de charnier. Autour de lui traînaient les reliefs de repas anciens – cadavres de mouflons, quelques fourrures de marmottes et de nombreux ossements de petits animaux. Découvrir qu’il figurait en bonne place dans le garde-manger d’un prédateur fut sans doute pour notre hobbit le moment le plus horrible de toute cette navrante histoire.

Gerry se demandait littéralement à quelle sauce il allait être dévoré, lorsque l’aigle revint, dans une bourrasque de puissants battements d’ailes. L’oiseau se posa, replia ses pennes et laissa tomber un lapin sur la corniche maculée. Gerry, livide et tremblant, se terrait contre la paroi. Penchant la tête, l’aigle le dévisageait de son œil sans paupière, comme s’il jaugeait ce qu’il pourrait bien faire du hobbit, qui s’imaginait tour à tour à la broche, faisandé, ébouillanté ou consommé tout simplement cru. La farandole de plats au hobbit finit par lui donner la nausée. Lorsqu’il se vit rôti avec une pomme dans la bouche, il ne put s’empêcher de vomir sa maigre collation matinale. Le rapace se redressa, positivement impressionné.

Mais Gerry se méprit sur les sentiments qui animaient son hôte. Il s’apprêtait à s’excuser pour le dérangement et annoncer de façon pitoyable qu’il allait nettoyer – avec le vague espoir qu’on lui trouverait de longues tâches ménagères, et qui sait, un emploi à temps plein qui lui éviterait la casserole – mais ce fut bien autre chose qui s’échappa de ses lèvres :

– Je suis désolé ! balbutia-t-il tout barbouillé. Je ne dois plus être très appétissant ? demanda-t-il en quête d’assentiment.

Le grand aigle, très étonné d’entendre cette petite créature s’exprimer de façon intelligible et polie, mais surtout de la voir régurgiter sa nourriture avec un dévouement de mère aigle, s’adressa alors à lui d’une voix rocailleuse et gutturale :

– Votre peuple nourrit donc également ses petits après avoir mâché sa nourriture ?

Quoi de plus normal qu’un oiseau géant qui parle ? Après tout, Gerry lui avait lui-même adressé la parole… De plus, pourquoi s’étonner qu’il s’exprimât en langage commun ? Toujours est-il que notre hobbit n’y prêta pas plus attention que si le maire de Grand-Cave eût repris des petits fours. C’est l’intime intérêt maternel transparaissant dans la question de son hôte, qui capta toute son attention.

Un instant interdit, Gerry hésita à lui mentir. Le regard aquilin, dur et fixe, semblait percer le hobbit à jour comme une incarnation de sa propre conscience. Mais ruiner une opportunité de rapprochement eût évidemment été une erreur. Il opta, avec son instinct et son habituelle souplesse, pour une réponse qui satisferait à la fois les attentes supposées de l’aigle et la vérité, dont Gerry lui prêtait une détection infaillible.

– Nous nous nommons les Hobbits. Nos nichées sont nombreuses, et en effet, nous passons le plus clair de notre temps à rassembler de la nourriture pour nos petits... et pour nous-mêmes !

– Dans quelle aire gardez-vous vos œufs ?

– Mon pays se nomme la Comté, et se trouve à de nombreux jours de marche vers le soleil couchant.

– Est-ce votre femelle qui garde vos œufs ?

De toute évidence le grand aigle était en fait une femelle. Cette obsession à propos des œufs à garder et des petits à nourrir ne laissait aucun doute à ce sujet dans l’esprit du hobbit. Mais en l’occurrence, il parvint à une conclusion exacte en tenant un raisonnement faux – les grands aigles se partageaient en couple la lourde tâche de couver leur œuf et de nourrir leur unique aiglon. L’aigle était bien une femelle, elle avait perdu son compagnon et se faisait beaucoup de souci au sujet de la maturation de son œuf et de la croissance du petit à venir. Mais Gerry ne savait encore rien de tout cela. Comme vous le savez certainement, notre hobbit célibataire n’était guère enclin à se laisser entraîner sur le terrain des enfants et des responsabilités paternelles. Il tenta une réponse dilatoire :

– Nous ne couvons généralement qu’un seul œuf à la fois. C’est déjà bien assez de travail. Heureusement, lorsque les petits grandissent, les plus grands peuvent s’en occuper avec leurs parents.

Cette révélation sembla absorber l’aigle durant un moment. Apparemment le comportement de horde des mammifères pouvait présenter des avantages. Mais nul ne pouvait semer une aigle, même en paroles. Elle reprit :

– Gardez-vous votre œuf ? Ou est-ce votre femelle qui garde votre œuf ?

– Je n’ai pas encore de femelle. Donc je n’ai pas encore d’œuf à garder.

La logique apparemment imparable de cette assertion s’avérait une conjecture assez coupable, dans la bouche d’un libertin tel que Gerry. Peut-être notre hobbit se mit il à trembler légèrement, comme l’aigle le scrutait en remâchant lentement ses réponses.

– Gardez-vous les œufs de vos parents ?

Elle y tenait vraiment… Ayant écarté l’hypothèse absurde d’une recherche matrimoniale, Gerry imaginait bien qu’une telle insistance ne pouvait signifier qu’une chose : la grande aigle avait un besoin urgent de gardiennage ! Anxieux de relever autant que possible ses chances de survie, notre hobbit se décida à faire une ouverture, quitte à enjoliver une réalité un peu défavorable :

– J’ai longuement nourri et enseigné quelques tours très utiles à mes jeunes frères et sœurs. Mes parents m’ayant jugé mûr et responsable, ils m’ont envoyé explorer le monde avant de bâtir mon aire. J’ai quitté le nid familial et je vole de mes propres ailes – si je puis dire ! Mais je suis tout-à-fait disposé à prêter mon concours dans le gardiennage d’œuf, si cela peut vous agréer !

Le principe d’un envol pour trouver sa propre aire plut beaucoup à la grande aigle. Mais l’empressement de Gerry lui parut hâtif sinon suspect : un jeune mâle, qui certes régurgitait spontanément de la nourriture comme tout parent aigle qui se respecte, mais n’avait jamais élevé sa propre famille, n’était peut-être pas très fiable. L’aigle décida de le mettre à l’épreuve – sans lui demander son avis ni même le prévenir, elle le saisit dans ses serres et s’élança dans le vide.

.oOo.

1 Seigneur des vents

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