La maraude du Vieux Touque

Chapitre 58 : La chute - le col de l'aigle

2327 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 18/04/2020 11:34

Par une journée grise et triste, la compagnie se sépara, dépouillée du succès et endeuillée de nombreux membres. Gandalf partait avec les nains.

– Gardez-vous bien, maître hobbit ! dit-il à Gerry au moment du départ. Ne laissez pas votre cœur devenir froid ou désespéré. Pensez à votre capitaine lorsque vous serez au calme, avec une bonne pipe !

Empruntant la voie orientale découverte par les dúnedain, Gandalf mena les nains dans l’espoir d’intercepter les ravisseurs de Thráin. Ce périple le mènera jusqu’aux portes de Dol Guldûr, mais cela est une autre histoire.

Avec d’infinies délicatesses, Bera chargea la dépouille d’Arathorn sur le dos d’un mulet, puis Gerry et les provisions sur un autre – arrimant le petit Sacquet comme un petit paquet - et suivit Ingold vers l’occident. La pluie fine brouillait leurs larmes comme ils s’esquivaient furtivement parmi les bruyères où naguère ils avaient cueilli et chassé, l’espoir au cœur. Le dúnadan progressait de son pas long et lent, guidant la monture de Gerry qui inspectait sans cesse les alentours. Bera les suivait sans desserrer les lèvres, concentrée sur son vœu. L’orage les surprit en fin de soirée, ils étaient trempés lorsqu’ils établirent un bivouac à l’abri d’une combe. Bera ne ferma pas l’œil de la nuit, poursuivie en esprit par des ennemis fantomatiques qui achevaient Arathorn encore et encore.

Dès l’aube les compagnons repartirent sous une pluie insidieuse, qui finirait par les tremper entièrement. Au cours de la morne journée, la bruine cessa enfin et la température baissa au point que les compagnons durent établir un feu pour réchauffer Hommes et bêtes. Bera qui scrutait et humait les environs, déclara :

– Je n’aime pas cela. La pluie nous avait soustraits à toute poursuite. Ce feu nous signale à plusieurs lieues à la ronde.

– Il nous faut d’abord survivre. Nous ne pouvons l’éviter, conclut Ingold en montrant le hobbit grelottant sous des couvertures humides.

L’étape suivante les mena le long de pentes neigeuses de plus en plus abruptes, au flanc d’une arête montagneuse courant du nord au sud. Le vent forcit lentement et la température continua de s’abaisser, tandis que défilaient vers l’est de gros nuages anthracite. Bera scrutait maintenant sans cesse en arrière. Elle confia son inquiétude au rôdeur qui la rassura :

– Nous sommes assez visibles sur ces pentes claires, en effet. En revanche nous pouvons nous aussi, repérer nos ennemis de loin. 

Le petit groupe persévéra dans le froid et les coups de vent glacés, grimpant à flanc de montagne, le plus souvent vers le sud. Le sentier était souvent recouvert de glace et de coulées de neige. Mais l’expérience du rôdeur et l’instinct de la Bearnide les gardèrent sur la bonne piste. La température baissa encore et la neige se mit à tomber. Même les mulets devant être protégés, Ingold les drapa d’une toile cirée. La pénombre les avait enveloppés depuis deux longues heures lorsqu’ils atteignirent enfin un espace à peu près plat. Bera creusa une large tranchée à flanc de pente, en repoussant la neige pour en faire des murs protecteurs. L’esprit engourdi par le froid, Gerry s’imagina un ours du grand nord excavant sa tanière pour protéger ses petits. Ingold compléta l’abri par des toiles cirées liées de lanières de cuir. Enfin les trois compagnons et les deux montures s’abritèrent sous la tente de fortune. Il était temps ! Un vent extrême se leva, qui rabotait l’espace plat sur lequel ils se trouvaient, et amoncela de la neige sur les pentes autour d’eux, durant toute la nuit.

Au petit matin, Ingold dégagea une sortie hors de la tente, balayant la poudreuse avec ses grands bras. Un soleil radieux inondait la chaîne de montagnes autour d’eux. Les compagnons sortirent pour se dégourdir les jambes, s’orienter et profiter de la lumière. Ils eurent la sensation de se trouver au sommet du monde.

Ils avaient rejoint un col entre deux pics des Montagnes de Brume. Au nord et au sud se poursuivait une crête rocheuse, succession de sommets acérés, parmi lesquels s’insérait la plate-forme étroite qu’ils occupaient. Les rayons matinaux révélèrent qu’une importante couche de neige avait recouvert les hauteurs, même si elle semblait déjà fondre en contrebas. Ils observèrent au nord-est le grand cône de Barum-Nahal, environné de ses éternelles vapeurs bleutées. À l’orient se succédaient des cimes, dont l’alignement les empêchait de contempler la vallée de l’Anduin, à présent trop éloignée. En revanche, le panorama occidental était dégagé. Ingold leur décrivit le paysage, son ton mélancolique rehaussé de quelques notes d’espoir à la vue de sa patrie :

– Au nord-ouest vous voyez se déployer la grande chaîne qui fut autrefois la frontière méridionale du royaume ennemi d’Angmar. Ses pentes sont infestées d’orques et mon peuple les surveille en permanence. Au sud-ouest se poursuit la grande chaîne des Monts de Brume jusqu’aux vallées de l’ancien Rhudaur, aujourd’hui peuplées de trolls que mon peuple et les belles gens de la vallée cachée chassent sans répit. 

Le dúnadan fit une pause en inspirant profondément l’air frais mais parfumé qu’une petite brise lui portait d’occident :

– Je pense que les vallées noyées de brume qui se trouvent devant nous pourraient être la source de la Fontgrise, qui mène à nos demeures. Nous avons enfin trouvé la voie que mon seigneur Arathorn recherchait activement. Je suppose qu’à présent, cette découverte ne nous sert plus de rien…

– Au contraire ! s’écria Bera, le visage ému et le cœur serré. Je fais vœu de mettre mon bien-aimé en terre ici même, sentinelle des peuples libres au faîte des espaces sauvages. Jusqu’au retour du roi, il gardera la route que son cœur avait si ardemment souhaitée pour son peuple !

Le dúnadan, partagé entre la sympathie pour la jeune fille éplorée et ses devoirs envers son chef, se convainquit que c’était là un dernier hommage à rendre au capitaine des rôdeurs d’Arnor.

Soudain Gerry repéra, haut dans le ciel, une majestueuse paire d’ailes qui planait dans l’air limpide. Bera jugea que c’était là un bon présage. Ingold se demanda si le premier des Valar leur accordait son assentiment par le biais de son messager1. Puis le grand aigle vira soudain vers le nord-est et s’éloigna.

Après un maigre repas, les compagnons démontèrent la tente et creusèrent la neige jusqu’au roc. La suite demanda un effort colossal, mais des ciseaux de nain et la persévérance des deux guerriers en deuil en vinrent finalement à bout : une tombe fut aménagée entre les rochers.

Ingold et Gerry firent une courte toilette du mort et le disposèrent du mieux qu’ils purent, les pieds tournés vers l’Arnor, comme pour lui assurer un heureux retour. Les compagnons se recueillirent un instant autour de lui, évoquant les moments de grandeur ou de joie qu’ils avaient connus ensemble, les psalmodiant comme l’inspiration leur venait. Bera déposa sur la poitrine du défunt, de petites figurines de paille confectionnées à la hâte, représentant sa famille, ainsi que l’effigie d’un ours, qu’elle plaça à côté de lui, à l’écart de la famille. Gerry déposa de petits asphodèles qu’il avait cueillis dans la vallée de l’Anduin et qui avaient séché, oubliés dans sa poche. Enfin la Bearnide se leva et trancha une grande mèche de ses longs cheveux, qu’elle laissa dans la tombe. Puis les compagnons ensevelirent leur chef. Le bouclier du dúnadan présentait une bosse centrale très prononcée, recouverte d’une couche d’argent qui étincelait au soleil. Bera et Ingold le fixèrent au sommet du tumulus de rochers amoncelés sur le mort. Ainsi la passe d’Arathorn pourrait briller les jours de beau temps, guidant les voyageurs vers une heureuse destination.

Comme Gerry, éreinté, nourrissait les mules qui n’avaient rien pu dénicher sous l’épaisse couche de glace, il embrassa du regard le panorama autour d’eux. Lorsqu’il aperçut un point sombre sur le versant oriental de la crête, au loin vers le nord, son cœur sursauta. Quand il se fut persuadé que le point se mouvait à grande vitesse dans leur direction, il fut pris d’un horrible pressentiment. Il prévint ses camarades qui, après un moment d’incrédulité, se rangèrent à son avis et se concertèrent rapidement.

On confia les mules à Gerry. Le hobbit approcha de la pente occidentale et regarda dans le gouffre. Le dévers s’accentuait rapidement, aboutissant en contrebas à un précipice vertigineux. La piste partait sur la gauche, vers le sud, puis oscillait en lacets dans une pente assez raide, avant de rejoindre une zone moins dangereuse surplombant les premiers sapins.

La colère avait pris Bera. Ses vêtements de cuir délacés gisaient sur la tombe d’Arathorn. La grande Ourse tournait sans relâche autour de la tombe, les yeux injectés de sang et l’écume aux lèvres. Ingold s’était reculé, incertain à présent de l’humeur de leur dangereuse compagne. Il choisit les projectiles d’Arathorn, à la pointe en mithril, arma son arc et se posta de façon à surveiller l’approche du sentier oriental. En effet, un être difforme, les membres longs d’un homme dégingandé mais puissants comme ceux d’un fauve, arpentait le dévers en hésitant entre la station debout et le galop.

– Le voilà ! cria Ingold en tirant sa flèche, qui ricocha sur le pelage dru en occasionnant à peine une estafilade.

Le monstre poussa un grognement de hargne et bondit à l’assaut. Ingold lâcha une autre flèche, qui cette fois se ficha dans l’épaule du monstre. Le dúnadan comptait tirer son épée après avoir lâché son arc, mais le loup– garou, vif malgré sa blessure, ne lui en laissa pas l’occasion. Le rôdeur n’eut que le temps de se jeter de côté pour éviter l’assaut – dans la pente. Ce réflexe désempara un instant le loup que Bera attaqua par surprise – elle saisit le monstre par l’échine, le souleva, et le projeta violemment en tordant le corps monstrueux, qui s’écrasa quelques pieds en contrebas dans des jappements de chien battu. Ingold s’était rétabli et, son épée au poing, attaqua le monstre dans la pente. Il lui infligea une blessure au museau mais fut balayé d’un violent coup d’antérieur. Le rôdeur lâcha son arme qui dévala la pente glacée, et Ingold eut bien du mal à éviter la chute, tant il était sonné.

Bera fondit sur le loup et le percuta violemment – une masse indistincte de fourrures, de crocs et de griffes en fureur dégringola jusqu’à une terrasse de roche au flanc de la montagne, laissant une traînée sanglante dans la neige. Les grognements continuaient lorsque Ingold reprit ses esprits. Désarmé et désemparé, il fit la première chose qui lui vint à l’esprit, saisissant dans sa poche l’œuf qu’il avait reçu à Fondcombe. Il descendit vers les deux fauves aussi rapidement qu’il put, serrant dans son poing le talisman. Alors qu’il se trouvait à mi-parcours, les grognements cessèrent et le monstre éleva son hideux museau pour émettre un sinistre hurlement de victoire. Inspiré par la confiance absolue, que le don de Maître Elrond venait à point à qui le sollicitait, Ingold brandit l’œuf :

– A Elbereth Elentari, hurla-t-il en le lançant sur le monstre.

Le projectile prit feu alors qu’il n’avait pas encore touché sa cible. En heurtant la fourrure, l’œuf se répandit en liquides embrasés et visqueux qui enflammèrent le loup en un instant. Mais une sorte de noyau sombre, subsistait de l’œuf et collait à la peau du monstre, puis lui brûlait les entrailles en y pénétrant. Le loup bascula dans la pente, hurlant et se débattant pour se débarrasser de ce fléau. Quelques instants plus tard, une explosion ébranla le flanc de la montagne – le loup-garou fut déchiqueté en lambeaux sanglants.

Un grondement sourd s’éleva de la montagne – une avalanche emporta les combattants en un instant, moribonds et survivants confondus dans le déferlement aveugle de blancheur immaculée, qui recouvrit la montagne d’un voile de quiétude.

Longtemps après ces faits d’arme, on racontait encore que le col de l’aigle était gardé par des ennemis des ténèbres, des spectres de lumière, des ours gigantesques et des aigles géants qui se lançaient aux trousses des gobelins et des choses mauvaises.

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NOTES

1 Thoron, l’aigle en sindarin, pourrait être la racine distinctive du nom Arathorn, « Grand aigle ». Aussi l’apparition d’un aigle, le messager du Vala Manwë, seigneur du ciel et des vents est-elle un signe important et particulièrement évocateur pour un Dúnadan lettré.


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