La maraude du Vieux Touque
Chapitre 57 : La chute - Veillée funèbre
2416 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 12/04/2020 14:24
La compagnie finit par se rassembler dans le ravin, alors que le crépuscule baignait les cieux de lueurs de sang. Ils avaient été attaqués par des groupes dispersés de rôdeurs noirs. Gandalf fit un grand tour pour s’assurer du sort de chacun. Il ramena Ingold et Fràr, qu’il avait arrachés des mains des derniers ennemis. Les survivants firent le macabre compte des pertes de cette horrible bataille. Gràr, le frère de Fràr, avait péri sous les coups de cimeterre d’un homme sombre. Les infortunés Fὸrin et Krὸrin, déjà blessés à Barum-Nahal, avaient succombé empoisonnés par un nuage de pestilence. Gandalf soupçonnait quelque magie noire. Arathorn et Màr semblaient avoir trouvé la mort en protégeant le corps de Thráin, qui était introuvable. Les dúnedain Hirgon et Gilhael furent trouvés hérissés de flèches empoisonnées et environnés d’ennemis terrassés.
Le magicien se risqua à faire un feu autour duquel se regroupèrent les survivants. Seuls se trouvaient là Gandalf, Bera, Fràr, Nὸrin, Dwalor et Ingold, qui écoutaient avidement le hobbit conter les derniers moments d’Arathorn et de Thráin. Au terme de son récit, une flamme avait regagné le cœur des nains. Nὸrin se leva :
– Le Roi de Barum-Nahal a été enlevé ! Notre chef Màr, qui le suppléait, nous avait mis en garde contre Arathorn et sa cupidité ! Il est mort à présent mais nous n’avons toujours pas retrouvé les trésors que portait Thráin lorsqu’il fut abattu par le dragon ! Si Thráin avait disposé de ces biens pour nous rallier, jamais une troupe de brigands n’auraient pu venir à bout de nos forces ! Il a été odieusement trahi !
Gandalf écoutait avec tristesse le nain égrainer des accusations que le magicien avait lui-même hasardées par-devers lui. Nὸrin se leurrait sans doute à propos des vertus de l’anneau de la tribu de Dúrin et du collier des nains – mais il était certain qu’une compagnie unie autour de leur dépositaire légitime aurait mieux résisté à l’assaut. Aussi imputait-il la responsabilité de leur défaite finale à l’auteur du vol, qui ne pouvait être qu’Arathorn, dans l’esprit des nains.
– Selon toute vraisemblance, Thráin est encore vivant, déclara Gandalf. Nos assaillants ne se seraient pas donné la peine de l’emmener et de le transporter dans son état, pour le tuer ensuite. Je suppose qu’ils cherchaient l’héritier de Dúrin et l’ont emporté…
Devant les attaques répétées des nains, le pauvre Gerry temporisa, tergiversa, et ne sut que rappeler qu’il avait vu Arathorn défendre Thráin et en mourir :
– Votre roi était encore vivant lorsque les rôdeurs noirs s’en sont emparés, dit-il. Il faut aller à son secours !
Mais les soupçons envers Arathorn étaient trop bien ancrés dans l’esprit des nains. Avec animosité, Fràr rappela les multiples occasions au cours desquelles les deux chefs s’étaient opposés et leur animosité personnelle avait éclaté au grand jour. Nὸrin fit mine de fouiller le corps d’Arathorn, en vain évidemment. Ingold, bien qu’épuisé, avait à nouveau tiré l’épée, mais Gandalf les sépara, la mort dans l’âme.
La destruction des deux dragons des monts de brume était un immense succès, sans compter l’éradication des rejetons inattendus d’un œuf de dragon ! Mais que pesait cette victoire contre les victimes et le désastre de l’alliance avortée des dúnedain et du peuple de Dúrin ? Le magicien s’en estimait en partie responsable, bien qu’il soupçonnât quelque secret protégé par le hobbit.
Gerry chercha auprès de lui de l’aide pour ramener les nains à une disposition d’esprit favorable aux aveux dont son roi l’avait chargé, mais cela renforça la suspicion de Gandalf et le rendit inquisiteur. Aussi notre hobbit se garda-t-il d’avouer la faute d’Arathorn et conserva momentanément le collier des nains. Non pas qu’il estimât pouvoir sauver l’alliance des nains et des rôdeurs. Mais il répugnait à entacher encore la culpabilité de son seigneur, aux yeux de ses détracteurs comme à ceux de ses fidèles.
Pourtant Gerry avait attisé la curiosité du magicien. Gandalf gardait à l’esprit le regard coupable qui avait échappé à Arathorn plus tôt dans la journée. Lorsqu’un magicien soupçonne l’existence d’un secret, il abandonne rarement sa trace. Lorsqu’il en devine la présence diffuse par des indices convergents et en connaît déjà les prémisses, il est bien rare qu’il ne parvienne pas à ses fins. Mais lorsqu’il pressent un sujet d’importance capitale, le magicien fond sur sa proie avec toutes les ressources de l’intelligence, de la ruse, de la persuasion et, s’il le faut vraiment, de l’intimidation ! Gandalf attira le hobbit à l’écart et le questionna derechef :
– Mon cher hobbit ! Vous portez un fardeau trop lourd pour vous ! Il est grand temps de vous en ouvrir à moi !
Mais Gerry, imbu d’une force dont il ne soupçonnait pas l’origine, rétorqua :
– Et pourquoi vous parlerais-je de mes secrets ou de mes serments ? Vous n’avez aucunement l’intention de m’aider ! Ou du moins n’est-ce en rien votre but premier ! Vous poursuivez des objectifs propres, quoi qu’il en coûte à votre entourage ! Sous couvert de me soulager, vous tentez de profiter de ma faiblesse et de votre autorité pour me faire avouer des choses que j’ai promis de tenir secrètes !
Gandalf en eut le souffle coupé, ce qui, notez-le bien, n’arrivait pas souvent ! D’un ton conciliant et patelin, il souffla, le front chargé de rides peinées :
– N’avez-vous donc aucune confiance en moi ?
– Vous ne mesurez pas les conséquences de ce que vous me demandez ! Il va pour une fois vous falloir me faire confiance, à moi !
Gandalf leva un sourcil à cette tirade véhémente. Notre hobbit, d’ordinaire d’humeur louvoyante et bonhomme, avait eu une réaction si violente que le magicien put en déduire beaucoup de ce que Gerry désirait cacher. Le Gris avait saisi qu’Arathorn était l’auteur d’une félonie portant atteinte au prestige de Thráin. Il avait également compris que le hobbit savait de quoi il retournait mais ne trahirait pas son seigneur. Il ne faisait en outre aucun doute que cette félonie avait un lien avec la présence de leurs assaillants. Il décida immédiatement de changer d’approche :
– Vous avez mûri, mon cher Gerry ! Et vous avez raison : j’oublie trop souvent que je ne suis pas le seul à faire face à des choix difficiles ! Je vais vous faire part de mon dilemme. Ainsi vous jugerez vous-même de ce que vous pouvez me dire pour m’aider, ou pas ! En êtes-vous d’accord ?
Traité en adulte pour la première fois, le hobbit ne put refuser et acquiesça, conservant malgré tout une contenance sévère. Le magicien poursuivit donc :
– Je ne comprends pas ce que recherchent nos assaillants, qui nous poursuivent depuis de longs milles avec un acharnement inquiétant. J’ai d’abord imaginé qu’ils cherchaient à m’atteindre, moi. Puis j’ai cru que c’était vous. Enfin je m’aperçois qu’après nous avoir rejoints, ils enlèvent Thráin, le descendant de Dúrin, en mobilisant et en sacrifiant une troupe nombreuse. Si je savais pourquoi ils l’ont enlevé, je pourrais peut-être imaginer un stratagème pour le sauver. Que pouvez-vous me dire ?
Gerry ne voyait aucun moyen de renseigner Gandalf sans ternir la réputation de son lige. Notre hobbit soupesa donc, dans la balance de son jeune esprit, les conséquences d’un manquement à sa parole contre les chances de venir en aide au grand nain. Puis il se souvint qu’Arathorn lui-même avait pardonné ses ingérences à Gandalf :
– Je voudrais d’abord que vous me promettiez de ne parler à personne de ce que je vais vous dire !
– Je vous le promets ! répondit gravement le magicien.
Gerry avoua alors ce qu’Arathorn avait dérobé à Thráin après le combat contre le dragon, puis ce qui était advenu lorsqu’il avait tenté de le lui rendre. Ces révélations ouvrirent des perspectives au magicien, qui pour la première fois réalisa que Thráin portait ouvertement un des anciens anneaux de puissance, l’un de ceux qui avaient jadis été donnés aux Seigneurs nains. Il resta longuement silencieux, ses yeux brillants reflétant les rouages alertes de son intense réflexion, puis il ajouta :
– Gerry, je vous remercie pour votre confiance. En vérité vous m’avez grandement aidé, car je sais maintenant avec précision la raison pour laquelle Thráin était visé en personne. Et cela va guider mes pas pour le tirer d’affaire, si nous le pouvons encore…
Un anneau de pouvoir était donc reparu dans le nord, et une puissance maligne l’avait découvert. Mais les révélations de Gerry n’expliquaient pas pourquoi les rôdeurs noirs s’étaient intéressés à Gerry et lui-même à partir de Thalion. Le magicien reviendrait à ce mystère plus tard. Pour l’heure il avait ample matière à réfléchir et décider :
– Ainsi Arathorn fut sauvé en fin de compte ! J’en suis heureux ! Par bonheur il n’eut pas le temps de remettre le collier des nains à Thráin… Vous voici donc dépositaire d’un bien lourd fardeau – comme je l’avais deviné, ajouta-t-il avec une œillade. Mais vous ne pouvez le restituer sans déclencher une inimitié irrémédiable entre les Dúnedain d’Arnor et les nains de Dúrin. Peut-être le pourrons-nous plus tard. Mais pour le moment il me faut diriger mes pas vers de grands périls. Je voudrais donc que vous conserviez ce trésor pour moi, et le remettiez en la garde de maître Elrond.
Gerry était soulagé que l’anneau et le collier de Thráin évitassent de parler de son propre anneau. Mais il ressentait une sourde culpabilité à conserver le collier, et s’en ouvrit à Gandalf. Le vieil homme sourit tristement et répondit au hobbit alors qu’ils rejoignaient leurs camarades :
– C’est moi qui vous le demande… Dites-vous bien que vous n’êtes pas responsable de ce qui arrive ! Personne ne viendra vous relever de ce jugement que vous vous imposez...
– Croyez-vous qu’il suffise de se déclarer soi-même non-coupable ?
– Je vois bien qu’il vous reste quelque chose sur le cœur, dont vous ne pouvez vous absoudre… Seule l’action libère de la culpabilité, mon cher hobbit ! Vous ne ferez pas de prodige, et l’on n’en attend point de vous. Le moment venu, vous déciderez et ferez ce que vous pouvez pour l’amour de qui compte pour vous et le respect de qui compte sur vous. Faites ce qui est à votre portée pour réparer vos torts, et puis pardonnez-vous ! Alors vous serez responsable !
Gandalf était assez fier de sa tirade, mais aussi de son jeune protégé. Il ajouta, un sourire éclairant son regard fatigué :
– Vous rendez-vous compte que c’est là en fin de compte la raison pour laquelle nous avons entrepris ce voyage ensemble ?
Le hobbit avait depuis longtemps traversé ces manigances de vieux magicien. Il lui imputait le renoncement à sa vie frivole et insouciante, mais il avait bien autre chose en tête :
– Mais que faire lorsque le nécessaire parait insuffisant ?
– Puissiez-vous trouver la sérénité d’accepter les choses que vous ne pouvez changer, le courage de changer ce qui est à votre portée, et la sagesse d’en connaître la différence !1
Pour une fois que le vieux rabat-joie répondait aux questions, le hobbit en profitait :
– Comment déterminer ce qui doit être fait ?
– À chacun sa méthode ! Les sages regardent loin, les fous encore plus loin ! Mais je vous suggère de vous fier d’abord à votre cœur. Vous saurez, le moment venu ! Pour les raisons que nous avons évoquées, je vous confierai demain à Ingold. Dormez tranquille à présent…
Malgré toute l’aide du magicien, Gerry s’endormit d’un sommeil inquiet, pendant que les autres s’enveloppaient pour la nuit. Gandalf quant à lui veilla jusqu’à l’aube, environné de bouffées de fumées et l’esprit aux aguets.
Le lendemain dès les premières lueurs, les nains construisirent une sépulture de fortune à leurs compagnons. Ils annoncèrent sommairement et avec un air de défi, qu’ils partaient à la poursuite des ravisseurs de leur chef. Gandalf soupira et prit la parole :
– De nombreux maux nous ont frappés ces derniers jours. Il reste un mince espoir de sauver Thráin, aussi vais-je vous accompagner ! J’enjoins Gerry et Ingold de retourner à Imladris pour informer Elrond de l’issue de notre expédition. Mais vous, chère Bera, quel sera votre choix ?
Bera était plongée dans une apathie complète depuis le départ d’Arathorn. Le lever du soleil lui apporta un peu de sérénité – elle fit le vœu solennel de lui fournir une sépulture digne d’un roi. Aussi, après avoir aidé Ingold à enterrer ses deux compagnons dúnedain, s’opposa-t-elle fermement à ce qu’Arathorn fût étendu à leurs côtés. Elle garda longtemps un ressentiment contre les nains, car Gerry lui cacha, par pure bonté, les agissements dont le maître de son cœur s’était rendu coupable. Aussi, de nombreuses années après, les Bearnides conserveraient-ils une méfiance instinctive et une sourde prévention contre les Khazad.
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NOTES
1- Marc Aurèle, Pensées pour moi-même.