La maraude du Vieux Touque

Chapitre 67 : La vallée évanouie - Enigmes

4507 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 28/04/2020 16:52

C’est ainsi que les deux jeunes gens apprirent à se connaître et vécurent isolés du monde, pendant plus d’une lune, rêvant au crépuscule ou paressant dans des fourrures dans l’antre d’Avacuna. Et pour la première fois de sa vie, ce fut Gerry qui demanda à sa partenaire de ne pas brûler les étapes... Il est vrai que la lueur féline dans les regards concupiscents de sa compagne le désarçonnait parfois jusqu’à lui faire peur. Malgré les pulsions assumées d’Avacuna, son attitude restait ambiguë.

La présence de ce hobbit, d’un bel enthousiasme juvénile, la replongeait dans ses propres années d’insouciance et d’espoir. Pourtant cette joyeuse compagnie ne pouvait effacer tout-à-fait les malheurs passés et les dangers qui hantent le monde extérieur. L’esprit vif et acéré, l’exquise politesse, l’ironie respectueuse, le goût des bonnes choses et la mode vestimentaire exotique de Gerry lui apportaient un divertissement dont elle réalisait à présent qu’elle en avait cruellement manqué. Ce hobbit appréciait les femelles de son espèce – Avacuna le sentait d’instinct, et cela n’était pas pour lui déplaire – mais elle devinait également quelque fêlure, une maturité acquise dans l’horreur de blessures toutes récentes. Enfin quelque chose d’essentiel et de foncièrement inédit émanait de ce nouveau compagnon – son désintéressement, son manque absolu de désir de puissance et de suprématie, qu’elle n’avait jamais décelé chez aucun de ses consorts précédents.

Ils échangèrent l’histoire de leurs vies. Le hobbit, pour la première fois, ne ressentit pas le besoin d’édulcorer tel passage osé, de maquiller telle trahison ou de rehausser telle fadaise. Avacuna le vit comme un bourdon insouciant et butineur, que l’âge de raison venait à peine d’atteindre, à marche forcée.

De son côté, elle éprouva des difficultés à traduire en mots les souvenirs nébuleux d’avant sa maîtrise de la langue. Ce fut un heureux hasard, qui évita au hobbit de s’effaroucher du versant animal de sa compagne.

Chacun des nombreux colifichets d’Avacuna, qui tintaient lorsqu'elle n'y prenait garde, portait une histoire ou un souvenir. Pour en savoir plus, il s'extasiait de l'extravagante variété des parures de la jeune femme, qui rivalisait avec celle de son antre. Avacuna expliquait avec hésitation les espoirs et les déceptions qu’elle avait vécus. Gerry se rendit lentement compte que son amie avait subi tellement d’épreuves et connu tellement d’ennemis, que sa confiance en le genre humain restait durablement compromise. Maintes fois son désir de s’unir à un homme de valeur l’avait menée à se découvrir, à risquer l’aventure, à forcer sa nature en quittant ses forêts.

Mais chez l’homme, semblait-il à la sauvageonne, la grandeur allait de pair avec l’ambition. La flamme dévorait l’humain au détriment de l’ordre naturel. Et toujours la démesure le faisait tomber d’autant plus bas qu’il avait suscité l’espérance. À plusieurs reprises Avacuna avait subi des Hommes la morsure de la trahison, de la désillusion et de la honte, rejetée en définitive pour son apparence ou ses aspirations. Blessée, elle était revenue couler des jours calmes à veiller sur la faune, ayant renoncé à trouver l’âme sœur mais emplissant ses jours avec ses enfants et les habitants de la vallée qui seuls l’acceptaient telle qu’elle était.

– Et vous, petit Holbytla, quel combat menez-vous ? Quel grandiose dessein se niche dans votre esprit de jeune mâle ? lui demanda Avacuna en devinant le trouble où son récit avait jeté Gerry.

Notre hobbit était un peu pris de vertiges en écoutant la jeune femme conter son passé. Il se hasarda, d’un ton un peu suffisant, à prétendre que les mœurs des Hobbits s’avéraient beaucoup plus civilisées que celles des Grandes Gens ou des habitants des pays sauvages. Le terme « civilisé » froissa la jeune fille qui demanda d’un ton offensé :

– Oseriez-vous prétendre n’avoir jamais commis de bassesse ?

Gerry craignait l’esprit pénétrant et l’intuition animale de sa camarade. Il avait déjà noté que les doubles sens la jetaient dans la défensive, que les demi-vérités suscitaient immanquablement de sa part une réaction épidermique, comme si elle craignait qu’on abusât de sa crédulité. Fut-ce par lâcheté, pour devancer le moment où ses bassesses seraient découvertes malgré lui, ou au contraire par un honnête courage en l’honneur de sa compagne ? Notre hobbit n’en sut jamais rien, mais toujours est-il qu’il conta à voix basse sa plus grande honte – comment il était entré en possession d’un anneau de pouvoir et comment l’objet avait lentement pris, malgré lui, un ascendant sur son être, l’amenant à se dépasser dans des circonstances où il aurait dû être dévoré. Jamais une intimité de cet ordre ne l’avait uni à aucune hobbite. Et il craignait que son aveu ne perdît pour lui sa singulière compagne.

Avacuna l’écouta attentivement, comme l’on attend la fin d’un cauchemar maintes fois rêvé. Lorsqu’il eut fini, il se sentit soulagé – pas pour longtemps ! Mais elle ravala ses larmes de dépit :

– Les Hobbits tiennent donc bien de l’Homme mortel. Tout juste n’avez-vous pas volé cet objet ! Mais vous avez trompé les intentions de votre jeune amie par pur égoïsme ! Entendez bien mes paroles, Gérontius des Hobbits ! La rédemption reste pour l’heure à votre portée pour la seule raison que vos exploits furent accomplis au bénéfice de vos amis !

La jeune fille éplorée et confiante s’était muée de façon saisissante en une furie mi-lynx, mi-femme qui brandissait des malédictions. Elle le dominait à présent du double de sa taille habituelle, prête à lui arracher la tête d’un coup de patte griffue. Gerry terrorisé se défendit en ajoutant mauvaise foi sur maladresse :

– Je n’avais pas l’intention de la tromper ! J’ai seulement été un peu lâche ! Mais c’était bien avant tout ce voyage… J’y vois plus clair à présent. Et j’ai l’intention de me débarrasser de l’anneau… À moins que vous ne le vouliez ? Prenez l’anneau ! Ainsi je serai sauvé, je pourrai rentrer chez moi et j’épouserai Priscilla Sonnecor pour réparer mes torts ! Ainsi tout le monde sera content et je n’aurai trompé personne !

Durant sa longue vie, Avacuna avait éprouvé bien des douleurs. Mais cette morsure insidieuse, cette brûlure intérieure était un sentiment nouveau. Cet implacable et froid serpent embrasait le cœur des affres de l’amertume, étreignait l’esprit des tourments du doute – la jalousie. Et chaque tentative de l’esprit pour y remédier se soldait d’une douleur plus insupportable encore. Au comble de la fureur, elle se redressa de toute sa puissante carrure de félin et lui jeta :

– Dites-moi ce qui pourrait m’empêcher de vous priver incontinent de votre virilité ?

Gerry, dans la précipitation, ne fut guère inspiré :

– Votre conscience ? Les préceptes les plus élémentaires de la civilisation ? … Les doux moments que nous venons de passer ?... Hum… ou alors… Une occupation agréable et reposante… Un concours de devinettes ! Je sais que vous aimez bien ce genre de passe-temps !

L’incongruité des propositions du hobbit eurent sur Avacuna l’effet d’une douche froide. Ce dont elle avait envie, c’était d’un compagnon honorable et franc. Même dans un moment pareil il ne pouvait cesser de faire le poseur ! Mais après tout, peut-être venait-il de sauver sa vie ? Elle regagna le contrôle de ses nerfs à la pensée d’un duel de l’esprit. Ce jeune coq allait déchanter ! Elle esquissa un sourire mauvais :

– Fort bien ! Je prends votre virilité si je gagne ! Que demandez-vous si vous gagnez ?

Gerry hésita. Son for intérieur lui criait « faire la paix avec vous ! » Mais on ne fait pas la paix avec un fauve furieux, pas plus qu’avec une femme bafouée ravalant son dépit.

– Rentrer chez moi ! dit-il fermement d’un air de défi.

– Soit ! lança sèchement Avacuna. Sans même un instant de réflexion, elle énonça :

Voyageur sans bagage,

Légataire sans bourse,

Garde son héritage,

À l’écart de la course.

Sait la règle du jeu,

Mais jouer point ne peut1.

La réponse occupait tout l’esprit de Gerry depuis quelques instants. Même sa formulation lui faisait mal par avance. Suant à grosses gouttes, il bégaya, un peu tremblant :

– Un hobbit privé de la faculté de descendance… comme un chapon !

– C’est exact ! Vous visualisez bien l’enjeu de notre duel ! Posez votre énigme…

Les énigmes sont un jeu très ancien. Les contes rapportent que même les créatures les plus viles hésitent à s’y soustraire ou à y tricher. On ne refuse pas à un condamné le droit d’y tenter sa dernière chance. Aussi Avacuna n’avait-elle pas envisagé de refuser cette offre qui sonnait comme un défi. Certaines devinettes bien tournées avaient fait le tour des contrées du nord depuis la nuit des temps, leurs nombreuses variantes couraient les tavernes de la Terre du Milieu. On pourrait donc imaginer qu’un adepte des auberges aussi assidu que Gerry se serait trouvé en position privilégiée.

Mais figurez-vous aux prises avec un adversaire terrifiant et une issue fatale en cas de défaillance… En outre, lorsque s’épuisent les poncifs, inventer sur-le-champ des devinettes respectant les règles requiert une agilité d’esprit hors du commun.

En l’occurrence, rien n’interdisait aux joueurs, comme Avacuna venait de le faire, de rappeler l’horrible enjeux sous couvert d’une énigme. Mais Gerry trouva ce procédé particulièrement déloyal et ne parvint pas à se concentrer pour trouver une énigme digne de ce nom. Après un long moment, il opta pour l’une des « vieilles lunes » de voyageurs, une énigme parmi les plus éculées des auberges de la Comté :

Qui sont dix compagnons,

Jamais lesquels n’arpentent,

Remuants fanfarons,

Ensemble cette pente ?

Avacuna se sentit froissée par ce manque d’imagination. Elle donna la réponse avec dédain, bien qu’elle n’en eût que huit :

– Les orteils ! et enchaîna sur une énigme enfantine très proche, pour bien marquer son mépris :

Deux escouades rivales

Du plus gros au plus bref

Fiers bretteurs en cavale

Vassaux d’un même chef.


Gerry lança la réponse d’un air triomphal, sans comprendre que Avacuna tentait maladroitement, d’établir une communication à travers le jeu.

– Les pieds !

Cela lui rappela une énigme qu’il avait forgée lui-même quelques années auparavant à l’auberge des Carrières. Il l’énonça sans plus attendre :

Le sénéchal à tout s’oppose.

Le capitan montre la voie.

Le sergent cru ose la pose.

Le caporal donne sa foi,

Annelle d’or sa romance.

Le soldat écoute en silence.

Gerry restait malgré lui dans le registre des membres du corps. Avacuna n’eut donc aucun mal à donner la réponse – les doigts de la main ! – déçue par la difficulté médiocre de la joute mais appréciant le style enlevé de la dernière énigme. Rentrant en elle-même, elle trouva une énigme ancienne plus relevée :

L’on ne peut pas m’arrêter

Tout au cours du long chemin.

Pour toi je m’arrêterai

Comme pour tout un chacun.

Gerry resta coi pendant un long moment, enlisé dans des spéculations autour des bornes comptées le long de routes sinueuses. La jeune femme tapota longuement et patiemment des doigts sur la table.

– Votre temps est écoulé ! scanda finalement Avacuna en souriant d’un air mauvais et implacable.

– Le temps, le temps, rugit Gerry au bord de l’apoplexie.

Cette fois ce fut Avacuna qui perdit ses moyens. Donner par étourderie la réponse à sa propre énigme est une erreur de débutante ! Elle secoua la tête, faisant onduler toute sa crinière rousse, ce qui inspira à Gerry la matière de son énigme suivante :

Sans ailes vole,

Sans terre pousse,

Et la désolent,

Tourments et frousse.

La jeune femme s’était reprise. Faisant appel à toutes ses facultés, elle trouva la réponse : « La chevelure ! » Puis elle porta un coup qu’elle pensait rude :

Ouvre sur l’inconnu

Et toujours continue.

Visite tous les lieux,

S’étend sur bien des lieues,

Ruban qui vagabonde

Sur la robe du monde.

Mais Gerry parcourait la réponse depuis des mois. Après avoir éliminé le voyage, il répondit « la route ! » Assez naturellement, l’image du chemin le mena chez lui. Il improvisa alors :

Pleine ou alors vide béance,

Sombre ou claire selon l’aisance,

Bien loin du nid, pourtant douillet,

Trop bien garni et grassouillet,

Amples réserves, sans fumées

Mais aux volutes parfumées.

La nature secrète et casanière des Hobbits s’accordait bien avec celle d’Avacuna. La réflexion avait ramené la jeune femme à une contenance moins inquiétante. Aussi lorsqu’elle proposa « Le foyer », notre héros lui accorda galamment la réponse, bien qu’il s’agît en réalité d’un trou de hobbit. Cette entorse à l’esprit de compétition troubla Avacuna plus qu’elle ne voulut l’admettre. Son ardeur vindicative s’émoussa. Elle pensait aux Humains, à leur grandeur, leurs faiblesses et au don ambigu de la mort. Sans doute leurs légions méritaient-elles la sollicitude. Il lui revint alors en mémoire une rengaine des Hommes d’un temps éloigné. Elle donna l’énigme :

Je multiplie et je divise,

Je pontifie et je devise.

Je ne saurais rompre ma chaîne

Sans condamner ce si beau frêne

Dont je n’ai vu que les racines.

J’aimerais que l’on me dessine,

Moi, vieux maillon intérimaire,

De verts rameaux intermédiaires !

Les Hobbits ont une passion pour la généalogie. C’est la raison principale qui les pousse à acquérir quelques lettres. Ils consignent par écrit les liens familiaux qu’ils connaissent pour rester en permanence en mesure d’évaluer sans erreur le degré de parenté des personnes qu’ils croisent toute la journée. D’ailleurs les liens de parenté multiples fournissent souvent la matière aux discussions entre deux voisins. Inspiré par l’arbre généalogique des Touque qui s’étalait sur plusieurs dizaines de pages dans les archives de Bourg-de-Touque, Gerry répondit rapidement :

Il s’agit d’un ancêtre !

Le visage d’Avacuna s’éclaircit. Ce jeu si ancien avait calmé sa fureur. Il était la marque d’un être civilisé. Peut-être était-il né autrefois, inventé par les sages chefs de deux clans pour leur éviter de s’entre-déchirer ? Les mots y jouaient avec le sens comme l’esprit y flattait les sens. Gerry l’avait compris et saisissait peu à peu l’envie d’Avacuna de renouer des relations de confiance. Se remémorant une énigme classique, il en soigna l’énoncé :

Insatiable chrysophylle,

Incorrigible nécrophile,

Terreur mortelle du froussard,

Calamité des vieux avares,

Plastronnante infatuation,

De son vainqueur, malédiction.

Avacuna savoura le rythme équilibré et l’érudition concise de l’énigme. À dire vrai, le premier mot de la devinette en donnait immédiatement la solution. Mais l’impénétrabilité n’était pas essentielle à une bonne énigme – il est d’abord fondamental que la réponse révélée apparaisse évidente au candidat malheureux. Bien sûr le voile rhétorique ou lexical dont l’auteur masque l’énoncé doit remplir son office pour remporter le concours, mais à ce jeu vaincre sans panache est pire que succomber sans mérite.

Du reste il n’était plus guère question d’issue fatale dans ce concours particulier, puisqu’un semblant d’élégance primait désormais chez les deux adversaires. En tout cas Avacuna semblait toute abandonnée au plaisir de la joute oratoire – Gerry pour sa part aiguillonnait son imagination, tant par l’attirance avouée qu’il ressentait pour sa compagne, que par l’appréhension d’une crise de sauvagerie, toujours possible au demeurant. Avacuna chantonna la réponse : Le dragon ! puis se mit en devoir de revisiter un classique :

Bien plus forte que mes parents,

Mais plus menue que mon enfant,

J'ai une gorge pour chanter,

Je coule mais sans me noyer,

Et ne dors jamais dans mon lit.

Gerry reconnut l’élégante et astucieuse variante d’une devinette bien connue dans la Comté. Il eut la coquetterie de saluer en donnant la réponse – la rivière – et sa compagne apprécia l’attention. Alors Gerry lança un énoncé plus corsé, préparé pendant que Avacuna réfléchissait à sa précédente devinette :

Aussi dangereux qu'un ouragan,

Mais aussi fragile qu'un bébé,

L’aveugle me voit, le sourd m’entend.

Qui me veut manger va décéder.

C’était une nouveauté de son cru. Avacuna réfléchit, fronça les sourcils, changea de position, se motiva et varia les approches. Curieusement, Gerry qui tenait sa victoire formulait des prières pour que le jeu ne s’arrêtât pas tout de suite. Avacuna allait avouer qu’elle n’imaginait rien qui pût correspondre, lorsqu’elle s’aperçut qu’elle tenait la réponse :

– Rien ! La réponse est « rien » !

Gerry battit des mains, positivement ravi. Avacuna rougit comme une toute jeune fille recevant son premier compliment galant, mais ne se laissa pas griser par le succès. Après une recherche inspirée, elle enchaîna :

Si jamais l'on me découvre

Je commence à m’évanouir.

Dès lors que l’on me partage,

N’ai cesse de m’affaiblir.

Cette fois notre hobbit sécha lamentablement. Rien de ce qu’il connaissait n’approchait de ce paradoxe. Après des sueurs et une louable persévérance, il dut s’avouer vaincu. Avacuna leva un sourcil concupiscent sur un sourire moqueur :

– Hé bien ? dois-je vous accorder trois chances ?

– Je préférerais un indice supplémentaire ! Votre devinette n’en a que deux !

– Voici :

Si jamais l'on me découvre

Je commence à m’évanouir.

Dès lors que l’on me partage,

N’ai cesse de m’affaiblir.

J'ai gagné l’éternité

À la mort de mon geôlier.

Gerry décortiqua le dernier indice avec méthode, mais il n’en put rien conclure. Finalement, les idées de mort et d’éternité appelèrent celle du tombeau, d’où émergea l’expression emporter son secret dans la tombe pour l’éternité. Le hobbit sut renoncer à un triomphalisme qui n’était pas de mise. Il donna la réponse, « Le secret ! » et remercia sa compagne pour sa courtoisie. Le sourire charmeur d’Avacuna parlait pour elle, soulagée que le hobbit se fût montré à la hauteur. Aussi Gerry s’enhardit-il à poursuivre le jeu d’une façon complètement déloyale, mais qui avait fait ses preuves tant de fois :

Implacable maître et doux,

Esclave lascif et fou,

J’éclaircis de sombres cieux,

J’embrume les sens du preux.

Aveugle qui point ne triche,

Je rends le démuni riche.

Auteur de vos rébellions

Et vos lâches abandons,

J’enflamme un cœur assoupi

Mais rends à l’esprit, folie !

La jeune femme n’eut pas à se laisser bercer longtemps par ce petit poème pour que les accents émus de Gerry le trahissent. Son âme était déjà pleine de la réponse avant qu’elle ne la formulât. Mais elle hésita soudain – l’amour ? Il n’est pas convenable que les mortels s’unissent aux créatures immémoriales. Pourtant son destin était déjà scellé – elle donna la réponse dans un murmure. Mais elle tenait à sonder les intentions du galant. Elle composa soigneusement sa devinette :

À jamais je suis vôtre

En excluant tout autre.

Lorsque matin va naître,

Même sans me connaître,

Venez me rencontrer,

Embrassez-moi ou m'ignorez.

Je vous rattraperai,

Au soir m’imposerai.

Et le miracle se produisit. Le petit hobbit, par-delà les âges qui le séparaient d’Avacuna, sut la comprendre et lire ses craintes. Il répondit très ému :

– Le destin. Mais pour ma part le seul destin que je recherche est de vivre auprès des miens, avec l’épouse qui m’aura choisi.

.oOo.

Les jours qui suivirent furent d’or. L’été qui se terminait dispensait ses dernières douceurs et la végétation renouvelait le prodige annuel de sa magnificence. Gerry apprit à connaître les animaux de la vallée. Seul Maître Corruscin montrait des dispositions pour des échanges gratifiants. Bien que certains animaux s’exprimassent très convenablement, leur conversation tournait invariablement autour de la nourriture et des petits.

Gerry avoua à Avacuna qu’en cela, les habitants du cru ne différaient guère de ceux de la Comté. Cette remarque anodine frappa beaucoup la jeune femme, qui s’intéressa d’un peu plus près à la patrie de son compagnon. Gerry lui décrivit la vie tranquille et campagnarde des siens, non sans émailler son récit de portraits pittoresques. Il peignit la longue intimité des Hobbits avec la terre, révélant la Comté comme une mosaïque de cultures dans un écrin sauvage.

Avacuna elle aussi s’adonnait à l’existence simple et bien remplie de la campagne. Elle récoltait le miel, trayait ses chèvres, chérissait et soignait toute une ribambelle de petites boules de poils. Son préféré, un chevreau espiègle, gambadait autour d’elle lorsque la jeune femme s’aventurait dans les collines.

Gerry comprit assez vite que sa compagne évitait de consommer de la viande. Il la questionna à ce sujet et fut très surpris de sa réponse :

– Je respecte le pacte de Legolothië depuis que je vis dans la vallée.

– Qu’est-ce que Legolothië ?

– Elle est la maîtresse de ces lieux.

– Lui devez-vous obéissance ?

– Non pas. Mais je respecte son vœu. Elle a fondé cet endroit et en inspire les règles. Legolothië m’a beaucoup aidée autrefois, lorsque j’étais sauvage. Elle a guidée mes pas et… modéré mon ardeur.

– L’une des règles est donc de ne pas manger de viande. Quelles sont les autres règles ? s’enquit Gerry qui se demandait si lui-même n’en transgressait pas, sans le savoir.

Avacuna fut surprise de la formulation de son compagnon :

– Il n’y a pas vraiment de règles – disons plutôt des… germes de bienveillance maternelle. Je ne chasse aucun animal dans la vallée car je ne peux traquer ceux que je considère comme mes enfants. Je ne consomme que les bienfaits naturels qui s’offrent. Les plantes sont cultivées, mais avec mesure, en harmonie.

Un matin, Gerry sortit des couvertures et fit quelques pas hors de la caverne d’Avacuna, sentant sous ses pieds le craquement des brindilles, figées par la première gelée de la saison. Une grive émergea des buissons couvrant le toit de la demeure et vint sautiller devant Gerry.

– C’est toi ? Comme je suis heureux de te revoir ! dit-il joyeusement en tendant la main. L’oiselle sauta sur le doigt offert et caqueta comme un petit moulin à sel, comme si elle se plaignait de n’avoir pas été reconnue les jours précédents, malgré sa persévérance… Mais bientôt la grive frottait son bec sur le doigt tendu.

Avacuna sortant de sa caverne, surprit le touchant épanchement de l’animal. Son chevreau s’approcha et renifla l’oiseau avec curiosité.

– Cette jeune grive a été élevée par les Elfes ! Vous êtes plein de surprises, maître Gérontius !

Un instant l’oiseau se tourna vers Avacuna et se tut. Puis il reprit de plus belle dans la direction de la jeune femme qui souriait en expliquant au fur et à mesure :

– La petite grive se sentait très seule. Elle vous a recherché durant de nombreux jours. Elle a failli se faire gober par un grand aigle et a dû se cacher. Elle est heureuse de vous avoir retrouvé. Elle vous presse de la suivre. Son maître lui a donné mission de vous reconduire à Fondcombe. Elle est inquiète mais pourquoi cela, je ne le comprends pas bien. Elle vous prie instamment de quitter ce dangereux endroit !

Avacuna ne souriait plus ! La petite grive se posait en rivale, traitait son foyer d’endroit peu fréquentable, et projetait de lui enlever son compagnon. Elle congédia l’animal qui s’envola et se posa non loin dans les branches hautes d’un bouleau.

– Vilaine petite grive ! Je vois que vous êtes mêlé aux conseils et les manigances des grands ! Je me demande si vous saurez vous en démêler… Mais puisqu’il en est ainsi, je vois qu’il est temps, sans doute, de rendre une visite…

En réalité, Avacuna elle aussi ressentait une légère oppression, lancinante et croissante, mais que la nouveauté et le bonheur de la présence du hobbit lui avaient fait oublier. Un sentiment d’urgence l’avait gagnée ces derniers jours, sans qu’elle pût en déterminer l’origine. Un vol d’oies sauvages descendant du nord passa au loin.

– D’ordinaire les oies des landes d’Etten ne partent pas aussi tôt ! L’hiver s’annonce précoce et rigoureux… dit-elle pensive.

Cet événement inhabituel finit de la convaincre. Elle devait effectuer une démarche importante, peut-être décisive pour elle, et se mit en route dans l’heure. Encadrée de Gerry et de son chevreau, Avacuna trottina par monts et par vaux vers une mystérieuse destination.

.oOo.

NOTES

1 Inspiré de Sacha Guitry disant des critiques littéraires : « Ils sont comme les eunuques. Ils savent comment l’on fait, mais ils ne peuvent pas le faire ! »

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