La maraude du Vieux Touque

Chapitre 68 : La greffe-mère - la petite âme

4854 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 29/04/2020 09:57

Au bout d’une heure de marche égayée de chants et d’ébats joyeux dans les ruisseaux qui dévalaient les collines, les deux compagnons grimpèrent au fond d’une combe boisée, aménagée avec l’art d’un jardinier de génie. Au milieu se dressait un bosquet de grands noyers disposés en cercle, qui semblaient se pencher vers le centre et étaler leurs branches pour le protéger. En s’approchant, Gerry se rendit compte que ces noyers, d’une variété qu’il ne connaissait pas et d’une taille exceptionnelle, formaient un dôme de larges feuilles rainurées, qui laissait filtrer des rayons d’or.

Le chevreau gambadant dans l’allée devant eux, les amoureux s’avancèrent et admirèrent les parterres de plantes délicates disposés en étoile autour du bosquet, d’où coulait un ruisseau. Son cours sinuait au milieu des parcelles en damiers, avant de dévaler la pente qu’ils avaient gravie. Les plates-bandes ravissantes se succédaient, alternant sagement fleurs, cultures potagères et plantes d’ornement. Un sens de l’ordre étranger à l’entendement humain semblait guider l’harmonie des espèces sans entraver leur vivacité. Dans l’air humide et chaud, ces plantations dégageaient une sensation d’attention bienveillante, comme si l’intrusion d’un hobbit, grand admirateur de jardins bien tenus, ne suscitait naturellement qu’aménité et confiance en dépit de la rareté de l’événement.

Empêchant son chevreau de semer la dévastation dans les parterres, Avacuna mena Gerry au pied du bosquet. Elle écarta le rideau de feuilles et l’invita à pénétrer sous la chatoyante voûte émeraude. À l’abri du grand air, une source y sourdait doucement entre les ajoncs en glougloutant une chanson de sérénité et de renouveau. Des centaines de petites fleurs multicolores végétaient dans la lumière verte et dorée qui filtrait du dais végétal frémissant, dans une fragrance délicate, un peu étouffante.

Au centre de la pièce trônait un arbre bossu étendant deux branches frêles mais fortement digitée au-dessus des plantations. Il lui manquait les rameaux qui avaient dû porter autrefois, automne après automne, les boisseaux de fruits dorés éclos pour disséminer la vie. Bosselant son écorce usée, d’un brun profond, quelques broussins rouge vif évoquaient presque le corps d’une vieille femme fatiguée. Gerry amusé remarqua qu’on eût dit une pouponnière gardée par une grand-mère endormie dans sa veille, une bonne d’enfant très âgée, figée son éventail à la main. De grandes jarres de pierre débordant d’étranges liqueurs colorées et vaguement lumineuses répandaient des parfums de résine et de fraise des bois.

Avacuna s’avança au milieu du dôme de verdure, son chevreau à ses pieds, un peu craintif .

– Legolothië, Aînée ! Quittez vos rêves anciens ! Venez boire l’eau et happer l’air à grandes bolées !

Le petit arbre s’ébroua soudain – comme une grand-mère sort d’un assoupissement fortuit. Près de la fourche principale de ses branches, deux gros nœuds striés de rouge sombre se dessillèrent, révélant des yeux marron immenses et attentifs. Son regard semblait un étang brun, sombre et lisse, au fond duquel reposaient les couches de feuilles mortes, comme autant de siècles de souvenirs. Les flammèches vertes de ses pensées, bercées là de lentes mélopées de croissance, semblaient s’éveiller et s’élever vers la surface, vers le temps rapide du monde. La profonde méditation du végétal venait s’entremêler à l’existence aérienne et trépidante, traversée par les espoirs éphémères des vanités humaines.

Une grande et fine bouche rouge tendre se dessina sous un nodule calleux ressemblant à un nez. Une voix grave et pourtant féminine s’éleva, où les torrents des montagnes roulaient joyeusement leurs galets. Dans son souffle soupiraient les fibres puissantes du cèdre d’Arvernien bercé par la brise marine. Des myriades d’épis lourds chuintaient dans ses roulades comme sous les bourrasques automnales de Thargelion. La mémoire du monde qui pousse s’échappait par cette voix. Rocailleuse comme une toux d’hiver mais douce et humide comme une pluie printanière, elle chantait la plénitude estivale et la fièvre des moissons d’automne.

– Harum, barum-ha ! Avacuna, suivante d’Oromë, je songeais aux blés mûrs sous la brise dans les prairies du Thargelion. Tu m’as tirée de rêves anciens ! Harum, Hou ! Mes brouets et liqueurs sont-ils bientôt prêts ? Mahou… Boutons et bourgeons ! Qui est-ce là ?

À la grande surprise de Gerry, la vieille silhouette noueuse tourna sa figure roussie vers lui en s’inclinant très légèrement pour le contempler. Une grand-mère accueillant le nouveau-né de sa fille n’aurait pas exprimé plus de chaleur, d’amour et de compassion que la femme-arbre. Ses bras maintenant abaissés révélaient une raideur fibreuse sous les nœuds de sa peau. Elle semblait un vieux pommier de quelques douze pieds de hauteur, tors, bosselé et roussi à la tâche dans les champs, éternellement courbé vers de jeunes pousses. Une mousse sépia et grise poussait tout autour de l’énorme broussin qui lui servait de tête. Une flamme mélancolique s’attardait dans son regard, brûlant de l’amour de ce qui vit et vivra, mais soupirant au départ irrémédiable de ce qui avait vécu.

Le hobbit s’inclina respectueusement, s’évertuant à tourner un de ces hommages dont il avait le secret.

– Gérontius, de la famille Touque, du genre hobbit ! Permettez-moi de vous complimenter pour le charme de votre intérieur !

– Voici un joli petit nom et une jolie petite voix ! Un enfant des Hommes, adannig ? Non pas ! Un lutin des collines du crépuscule ? Trop de poils aux pieds ! Brahoum ! Mais c’est un periannig !

– Nous avons fait connaissance il y a une lune, Aînée ! lui confia Avacuna sans contenir son excitation.

– Je vois que c’est un jeune mâle et qu’il te plaît, Avacuna ! Bourom… Voilà donc pourquoi tu ne m’as pas rendu visite depuis quelques jours... Il est bien loin le temps où je te gardais dans ma demeure lorsque retentissait en toi l’appel de la vie…

Gerry demanda pourquoi sa compagne avait été retenue, bien qu’elle semblât n’élever aucune protestation à ce sujet et parût y avoir consenti. La femme-pommier observa le hobbit longuement avant de lui répondre :

– Hararoum… Je me demande si un mortel peut entendre la réponse… Évitons la précipitation, mais gardons-nous de dissimuler la vérité… Houm-baroum… Hé bien sachez que c’est pour la protéger d’elle-même, pour lui garder sa fraîcheur, comme... bolom-brom… une jeune salade, et lui garder ouvertes toutes les portes de son avenir.

La femme-arbre scruta au fond des yeux du hobbit :

– Vous comprenez, j’en suis sûre, l’appel de la vie qui sourd au fond des cœurs au printemps. Har-hourrah ! Avacuna était autrefois habitée de ce seul appel, qu’elle relayait à tous. Mais elle a goûté au fruit de la parole et de la pensée… Melina cormalin miralor mettelmar… et elle a souhaité, sans s’en défaire complètement, contenir son instinct primordial et s’élever. Heruval armenel kerondagor... Souvenez-vous-en si vous vous risquiez à la juger à l’aune des préceptes de votre peuple. Elle a suivi un très long chemin...

Pour être parfaitement honnête, sur le moment notre hobbit n’avait pas tiré la substantifique moelle de ces révélations. Cependant il comprit que Avacuna ne répondrait jamais aux standards hobbits. Il percevait confusément qu’il serait vain pour lui de tenter d’appréhender complètement l’histoire de la jeune femme, trop profondément enfouie dans les origines du monde. Cela était très impressionnant pour lui et il sentait ces considérations lui passer bien loin au-dessus de la tête, mais il garda ces avertissements pour plus tard, dans un coin de son esprit. De toutes manières, son amour pour Avacuna avait déjà dépassé les objections que son conservatisme hobbit avait formulées. D’instinct Gerry adopta la moue de chérubin qui lui réussissait si bien auprès des hobbites d’âge mûr et répondit :

– Tout un chacun ne peut naître à la cour du Roi !

Legolothië rit – du moins est-ce l’interprétation que notre hobbit fit de son clapotis charriant galets et glaçons – et déclara :

– Arumarigperianbrum, il est mignon, mais bien conscient et fier de son charme !

Gerry rougit derechef.

– Ne le juge pas trop rapidement, Aînée ! lança Avacuna alarmée. Il parait pétri de légèreté au premier abord, mais il sait se montrer attentif et ne cherche pas la vaine gloire.

– Baies et ramilles ! Voyez-vous cela ! Pour vous autres peuples de la grande musique, le premier jugement, celui du cœur, est presque toujours irrémédiable… Mais ne soyons pas hâtifs !...

Legolothië se tut un instant. Avacuna et Gerry respectèrent ce silence, car un changement saisissant s’était produit dans la physionomie de la femme-arbre. Les flammes vertes de ses yeux semblaient à présent brûler d’un feu intense et clair, mais très profondément, comme si ses souvenirs remués eussent appartenu à un passé très lointain. Sa voix profonde se réduisit à un murmure :

– Un ami d’autrefois avait pour devise ce précepte avisé. J’étais leste et enjouée à l’époque, l’ent-femme1 la plus hâtive qui fut. Je me riais de tels conseils. Qui sait où se trouvent à présent mes compagnes et compagnons d’alors ? Lallië Valië mellianë melicornandor… Vous autres petites personnes me rappelez le temps lointain où les ent-femmes et les ents vivaient ensemble. Je n’ai pas élevé d’enture depuis un nombre incommensurable de printemps ! … lalla-lallon-mellon-ornon-fangorn-legotauron2…

La sève perlait aux yeux de la femme-ent. Gerry demanda naïvement, au grand désarroi d’Avacuna :

– Que sont devenus vos amis ?

Au fond des grands yeux bruns, les flammèches ternirent à ce souvenir :

– Certains sont tombés dans les mauvais hasards en Terre du Milieu. Parfois les ennemis – burarum – les ont abattus. D’autres sont lentement devenus « arbresques », à force de s’absorber dans les souvenirs du temps où le monde était jeune. Mais pour mes compagnes, c’est tout différent. Elles furent, il y a bien longtemps, les professeurs et les guides des Hommes d’alors. Elles créèrent de merveilleux jardins, loin d’ici, par-delà les montagnes dans une boucle du grand fleuve. Mais la guerre a détruit leurs œuvres et les a chassées…

– Comme c’est triste…

– Par défiance et par indépendance, je m’étais rendue au loin lorsque mes amis disparurent. Je cherchai longuement leurs traces mais ne pus les trouver. Mon peuple et ses œuvres semblaient avoir péri. J’errai quelques temps vers le nord sous les frondaisons de Vertbois-le-grand. Lalla-malla-mellon—nimyatauron... L’ambition d’un endroit en propre, d’une vallée que je pourrais ordonner à ma guise m’a menée jusqu’ici. J’ai vécu pour embellir cet endroit et en faire un havre de paix. J’ai parfois ressenti le besoin de revoir mes amis. Mais où trouver ceux qui auront pu survivre ? J’avais tant à faire ici que je n’ai jamais entrepris ce voyage. À présent je me languis d’eux mais ne puis quitter l’œuvre de mes mains et tous les habitants qui comptent pour moi. Peut-être le temps de me mettre en route viendra-t-il ? Car je sens dans la terre et dans l’eau qu’un changement approche…

Un regret poignant passa lentement dans le regard de la femme-arbre. Un instant, les flammes vertes clignotèrent tristement sous la surface de ses yeux sombres :

– Mais vous, Perian, vous êtes le dernier de votre espèce à traverser ces montagnes ! Tous vos semblables ont fui les marais voilà quelques temps…

– Mon peuple n’a pas gardé le souvenir précis de nos voyages, tant ils remontent loin et se perdent dans nos années d’errance avant la création de notre pays. Je viens de la Comté, loin à l’occident des montagnes. Ce sont les pères des pères de mes lointains ancêtres que vous virent venir de l’orient à travers les Monts de Brume !

– Le temps a donc passé rapidement par les plaines du monde…

– Depuis que j’ai entrepris mon voyage, je me suis rendu compte à quel point le monde extérieur, tout autour de la Comté, semble se mouvoir plus rapidement que notre petit univers quotidien. Nous autres Hobbits n’entendons que les nouvelles qui nous intéressent ou que nous sommes capables de comprendre. Par exemple, jusqu’à aujourd’hui je n’écoutais guère les affabulations de nos shirriffes du quartier nord, qui rapportaient avoir vu bouger des arbres dans les landes près des Collines Estranges. Je mettais ces apparitions sur le compte d’un passage prolongé à la taverne… Mais à présent, à moins que je ne vive un rêve, je dois admettre la sagacité de leurs hypothèses. Après tout, le monde est vaste et abrite quantités d‘êtres dont nous ignorons tout !

– Sans doute est-ce particulièrement vrai des peuples mortels, qui sans cesse doivent réapprendre ce que leurs aînés avaient acquis, par le biais des chansons et des contes ou grâce aux peuples de plus grande longévité.

– Les contes perdent de leur réalité avec le temps, et les Elfes évitent les mortels. Je n’avais jamais entendu parler d’une personne telle que vous ! Qui êtes-vous ?

– Mon nom véritable est trop long – même pour moi qui ne suis plus aussi hâtive que jadis – aussi long que les années de croissance de mes plantes chéries. Les Elfes, qui ont tiré le peuple des Ents du mutisme, gloire leur soit rendue, me nomment Tulusdol Legolothië. Je suppose que vous traduiriez ce nom par « peuplier à la tête couronnée de fleurs vertes ». Mais vous pouvez m’appeler Legolothië.

Gerry s’inclina bien bas en retirant son chapeau, ce qui amusa beaucoup l’ent-femme. Il se garda d’en parler, mais il trouva que Legolothië ressemblait plus à un vieux pommier ployant sous son fardeau de fruits, qu’à un peuplier élancé vers les cieux. Sans doute le labeur de la terre avait-il prélevé son écot de peines, d’écorce roussie et de tronc voûté. Mais la vieille femme-arbre poursuivait :

– Pour ce qui est de mon peuple, hé bien... Nous, les Ents, fumes les pasteurs des forêts et les protecteurs des plantes.

Devant l’air abasourdi et incrédule de Gerry, Avacuna précisa :

– Les Ents sont nos aînés, ils étaient déjà présents lors des grandes ténèbres. Ce sont eux qui aidèrent les plantes à fleurir et foisonner lorsque le soleil et la lune prirent leur envol pour la première fois. 

Gerry fut un peu pris de vertiges. Un arbre était très sérieusement en train de l’entretenir de l’aube du monde ! Il y avait des limites à ce qu’un hobbit normalement constitué pût absorber de nouveautés et de merveilles ! Il entendit d’un air distant sa compagne demander à l’Aînée de conter son histoire, qui avait débuté il y a fort longtemps.

La femme-arbre s’humecta les lèvres d’un peu d’eau et émit quelques gargouillis. Comme si tous reconnaissaient les prémices d’un rituel maintes fois répété, Avacuna s’assit sur la mousse, son agneau vint se blottir dans son giron, et le ramage des hôtes à plumage se tut dans les branches des grands noyers. Notre hobbit s’assit donc lui aussi, appuyant son dos contre le tronc d’un vigoureux chêne nain. Les vapeurs que libéraient les liqueurs en fermentation montaient à la tête de Gerry, et il ne sut bientôt plus distinguer ses rêveries du récit.

– Au commencement du monde, l’esprit de la création rassembla les pensées qui erraient sans but dans la pénombre, et institua un chœur. Un chant s’éleva, mêlant les thèmes de toutes ces voix. Ce qu’il advint de l’harmonie et du monde est conté ailleurs3. Mais il en résulta que de nombreux esprits, exaltés ou modestes, fauves ou grégaires, femelles ou mâles, descendirent ici pour y accomplir leur part de la création.

C’est ainsi qu’un esprit, habité du feu de la découverte, incarna dans les forêts du nord l’instinct de la chasse et de la vie libre. C’était un courageux petit esprit, sauvage et inculte, mais vif, curieux et d’une grande générosité. Il combattit les créatures mauvaises qui se répandaient en Terre du Milieu. Sa ruse et son intelligence en firent un chasseur hors pair. Or il advint que ce petit esprit sauva des griffes d’un loup-garou, un petit lynx égaré. Il l’éleva et fut dès lors habité d’un profond instinct maternel. Son genre ainsi révélé, elle parcourut la Terre du Milieu, poursuivant la chasse aux créatures mauvaises.

Elle passa par ma belle vallée, et s’y trouva bien, car le mal s’en tient à l’écart. Par la suite elle revint de temps à autres et nous eûmes la chance de nous croiser – en fait je guettais la venue de cette valeureuse petite fauvesse ! Mue par un besoin de compagnie, elle s’attacha à moi, qui lui prodiguais soins et attention. Elle se bâtissait un refuge à l’automne, dormait beaucoup en hiver et débordait d’activité au printemps, sous la forme indistincte et polymorphe d’un fauve, renarde ou lynx. Il arriva à cette âme des bois, de s’unir sous leur forme avec des prédateurs. C’est ainsi que naquit maître Corruscin, le plus civilisé des goupils à l’est de la mer, comme il a dû vous le dire lui-même, j’imagine ! Mais la sympathie de la valeureuse petite âme ne se limitait pas aux chasseurs. Ses escapades en montagne lui firent côtoyer des mouflons, libres et altiers, et elle garda toujours une prédilection pour les grimpeurs des sommets.

Legolothië la nomma Avacuna, ce qui signifie « celle qui ne courbe pas », l’Inflexible, d’après son tempérament impétueux. La fidèle petite âme fit de la vallée sa demeure, la protégeant avec férocité contre toutes les créatures sombres qui hantent les montagnes alentours.

Avacuna montrait de touchantes dispositions pour la sociabilité, petit à petit Legolothië la retint au printemps pour qu’elle contînt et canalisât ses instincts. Sous l’influence de l’ent-femme, Avacuna délaissa lentement ses formes animales, tandis que s’étoffait ses habitudes alimentaires et qu’elle assumait de plus en plus l’apparence qu’elle avait aujourd’hui.

Elle rencontrait parfois des Sindar patrouillant au nord de Fondcombe. Les elfes détenaient le pouvoir unique de la parole, et dispensaient ce don auprès de tous ceux qu’ils côtoyaient. Avacuna, dans son besoin de partage avec des êtres de pensée, se sentit élevée jusqu’à eux et paracheva sa mutation grâce à leur enseignement.

À mesure que s’affirmait sa personnalité pensante, elle perdit en instinct et en férocité, et gagna en profondeur. Préparation, prévention et anticipation entrèrent plus fréquemment dans sa stratégie de chasse et de défense. Le plaisir se mêla de joie, les frustrations devinrent regrets. La parole engendra à l’infini variantes et subtilités, semant parfois des paradoxes sur les chemins tortueux du raisonnement et de la sagesse. L’agressivité d’Avacuna s’atténua et se canalisa mais non ses peurs, qui changèrent seulement de nature : de passagères et violentes, elles devinrent sourdes mais permanentes. Ce fut là le prix de la conscience.

La petite âme se contempla dans le miroir de cette toute nouvelle conscience. L’ampleur de sa métamorphose lui donnait un peu le vertige… Elle se perdait parfois à se mirer elle-même, se demandant si elle n’avait pas perdu autant qu’elle avait gagné. Déjà une part d’elle-même lui semblait inaccessible, enfouie trop profondément. N’était-ce pas là un crime impardonnable, que d’avoir renié l’instinct qui l’avait fait naître ? Anima se tairait-elle toujours, lorsque Animus viendrait à l’examiner4 ?

Si la mémoire ne lui avait jamais manqué, la conscience donnait à ses souvenirs un sens nouveau. Sans éprouver de regret pour ses actes passés, elle en bannit certains à jamais.

L’attrait de la beauté, l’inventivité, le jeu – l’acte gratuit sous toutes ses formes – fleurirent en même temps qu’un besoin viscéral de partager et de transmettre ce que découvrait la petite âme. Mais une fois éclos le bourgeon de l’enthousiasme, la fleur de la lucidité porta les épines de l’inquiétude. Où se terminerait son évolution et à quelle destinée la petite âme était-elle vouée ? Cherchant vainement dans son passé les clés de son avenir, elle n’était pas bien sûre de ce qu’il y avait lieu de faire de ces dons en Terre du Milieu…

Brave petite âme, devant ce dilemme encore une fois elle se rebella – c’est elle qui choisirait, elle dépasserait toute destinée, elle prendrait son devenir entre ses propres mains ! Mais une parure encombrante, une mante gravide, qui avait pour nom responsabilité, pesait à présent sur ses épaules nues. Personne d’autre qu’elle n’allait plus la guider ou lui suggérer quoi faire, en définitive.

La petite âme se sentait bien seule sous ce poids, prise par un terrible vertige… Mais elle était généreuse, et elle fit ce qui lui sembla juste, partageant son savoir avec ses proches. Elle enseigna le langage à ses enfants et ses amis. Quelques-uns parvinrent à l’assimiler, et la plupart demeurèrent dans la vallée. Comblée par ce dépassement d’elle-même, Avacuna mesura cependant avec tristesse combien s’éloignaient d’elle la plupart de ses rejetons d’autrefois. La parole et son corollaire la conscience, ce cadeau inestimable des elfes, s’avéraient bien lourds à porter…

Alors Avacuna s’aventura hors de la vallée, en quête de réponses. C’est ainsi qu’elle rencontra les mortels. Partageant leur ardente flamme de conquérir la vie, la petite âme se lia à eux. Mieux encore que les Elfes, ils lui enseignèrent qu’une partie de nos qualités éclot dans nos relations avec nos semblables. Mais le besoin de domination et de pouvoir dévorait leurs plus grands seigneurs, ces conquérants implacables. Le temps passant, Avacuna abandonna lentement, sans se l’avouer, l’espoir d’une paix intérieure. Les âpres mortels, eux aussi, avaient donné à la petite âme un fruit doux-amer : le deuil de son désir de sérénité.

Legolothië conclut son récit avec emphase et sourire :

– Et voilà qu’aujourd’hui ma petite sauvageonne se sent remuée par un jeune perian à peine dégrossi !

Avacuna lui fut reconnaissante d’avoir brossé le tableau de sa vie, qu’elle n’aurait su peindre elle-même. Enlaçant son chevreau qui cherchait à attirer son attention, elle coula un regard inquiet vers Gerry, qui peinait à admettre cette pluie de nouveautés. Le hobbit ferma sa bouche, ouverte depuis longtemps, et répondit sans réfléchir à l’interrogation muette et anxieuse de sa compagne :

– Tu viens de loin et tu as vécu plusieurs vies ! Pourtant tu as l’apparence d’une jeune fille pleine d’énergie et impatiente de vivre. À côté de toi, je suis comme une pousse du printemps que protégerait de la neige un pin puissant et vigoureux, haut de quatre perches. Je me sens un peu diminué…

Les doigts frais d’Avacuna dans les boucles blondes de sa nuque rappelèrent au hobbit leurs instants d’intimité et de découverte. Il ne s’était pas senti, alors, dominé par une aînesse écrasante. Il avait au contraire vécu leur rencontre et leurs premières conversations comme l’accueil d’un voyageur détenant les clés d’un continent inconnu de sa compagne. Elle ajouta d’un air mutin :

– Je ne t’ai pas trouvé diminué… puis d’un ton grave : mais je me demande si nous pourrons trouver un chemin ensemble.

Legolothië avait observé avec attention la réaction du hobbit et en fut rassurée. Elle s’adressa à Avacuna sans aucun égard pour Gerry, qui se sentit ravalé au rang d’une marchandise sur un étal :

– L'homme est une chose imparfaite qui tend sans cesse à quelque chose de meilleur et de plus grand qu'elle-même.5 Il vous reste à découvrir si les Hobbits ont hérité de ce penchant. Cet exemplaire-ci ne semble ni blasé ni dépourvu de ressort. Ses semblables, qui traversèrent les montagnes autrefois, m’ont paru conserver un solide bon sens et une saine retenue. Mais il est jeune et sa véritable personnalité n’est pas encore parvenue à maturité. Je crains qu’il n’ait subit trop d’avanies ces derniers temps… mais la robustesse de son peuple pourvoira à son épanouissement.

Puis elle se pencha vers une jarre en pierre d’où coulaient des reflets ambrés et ajouta d’un air narquois :

– Pour ce qui est des craintes de diminution, voici qui devrait aider à vous assortir…

Legolothië tendit un bol de liqueur à Gerry qui y plongea le nez. Il eut la sensation d’un rayon de ruche essoré dans une essence distillée de fleurs des champs et de fraises des bois. Il s’y mêlait aussi une riche saveur d’orgeat, compliquée d’une touche acidulée – peut-être du raisin sec ? Le hobbit en voyage est comme le soldat en campagne – il profite de toutes les occasions pour tâter des richesses des contrées visitées, en particulier ses richesses culinaires. Cette potion épaisse lui apporta un coup de fouet, une impression d’énergie et de vitalité, dont les fourmillements ne tardèrent pas à gagner toutes ses extrémités.

Vous vous en doutez, Gerry dégusta sa bollée avec délectation, et jusqu’à la dernière goutte. Lorsqu’il se fut restauré, on l’envoya cueillir des baies et récolter quelques légumes, dans le but affiché de lui fournir de quoi se mettre quelque chose de solide sous la dent et de parfaire ses connaissances horticoles. Il s’éloigna, accompagné du chevreau qui gambadait autour de lui.

Une fois seules, Avacuna et Legolothië conversèrent longuement des intentions de la jeune sauvageonne. Mais l’ent-femme était préoccupée par une sourde prémonition. Avacuna lui avoua avoir également ressenti une prévention envers l’avenir immédiat. Legolothië lui avoua gravement son impuissance :

– Tu as tenté autrefois de t’unir à des mortels, qui ont poursuivi leurs buts égoïstes ou vains. Je te vois à présent, animée d’un espoir de bonheur. Ce jeune hobbit a des qualités mais je pressens qu’il traîne ennemis et ennuis dans son sillage. Une ent-femme solitaire ne peut t’aider d’avantage…

Il ne fut plus question de ce sujet, mais la petite âme savait qu’elle se trouverait bientôt confrontée à un choix difficile.

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NOTES

1 Il se trouve que « enter » en vieux français signifie « greffer, bouturer ». D’où une traduction personnelle « Greffe » pour « ent-femme », utilisée pour le titre de ce chapitre. Il n’y a qu’un pas à imaginer que le Professeur Tolkien ait donné ce nom d’Ent par étymologie, qui conviendrait particulièrement aux ent-femmes, jardinières émérites.

2 Parler des Ents donnant à peu près : « Sylvebarbe, mon doux berger des arbres de la verte forêt... »

3 Aïnulindale, le chant des Aïnur, par J.R.R Tolkien

4 Paul Claudel

5 René Descartes

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