La maraude du Vieux Touque

Chapitre 69 : La greffe-mère - orage

4600 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 30/04/2020 15:23

Le lendemain, Legolothië se sentait préoccupée et tiraillée. Sa dernière potion avait tourné, ce qui la rendait un peu grognon et précipitée. Elle envoya donc la sauvageonne et son protégé courir les pentes à la recherche d’une fleur des alpages.

Gerry, ardent et frétillant après une nouvelle lampée de breuvage des Ents, tenait à se montrer utile. Ses cheveux devenus longs flottaient dans la brise, mêlés à ceux d’Avacuna tandis qu’ils s’éloignaient vers les pentes nord de la vallée, poursuivis ou précédés du chevreau qui gambadait dans les bruyères. Les deux compagnons se sentant d’humeur volage, l’excursion fut longue et peu productive.

Vers les deux heures de l’après-midi, le couple allongé sous les noisetiers fut réveillé par une petite grive qui n’osait pas approcher Avacuna, mais manœuvrait pour alerter Gerry. Lorsque la jeune femme s’éveilla, le volatile se percha non loin sur un pied de coudrier. Un rai de soleil inonda l’oiseau, révélant un spectacle inattendu. Avacuna enthousiaste s’exclama :

– Réveille-toi, Oh Loir lascif ! Ta gentille petite grive a découvert un présage qui me plaît !

Gerry, fatigué et satisfait de ses exploits de midi, marmonna quelque chose à propos de l’heure du thé, avant de se faire secouer vigoureusement. Avacuna lui montra avec émotion un enchevêtrement d’une pousse de chèvrefeuille avec une branche de coudrier. Les fleurs blanches illuminées brillaient comme des joyaux dans le vert tendre du noisetier.

– Regarde comme c’est beau ! Ta merlette nous a réveillés pour que nous puissions contempler cela…

– Sais-tu que l’on ne peut séparer le chèvrefeuille et le coudrier sans provoquer leur mort à tous deux ?

La métaphore était trop puissante pour laisser indemne l’âme des amoureux. Gerry inspiré, devinant ce que l’on attendait de lui, composa sur le vif un Linnod :

En bel accord un couple croît

Au lendemain en chœur qui croit.

Ces circonstances romantiques produisirent un effet envoûtant sur Avacuna, qui se laissa guider le reste de la journée, sans plus quitter son amoureux des yeux. De temps en temps elle enlaçait son chevreau comme les mères hobbites faisaient de leurs bébés, et le berçait quelques instants, sous le regard attendri quoiqu’un peu soupçonneux du hobbit.

Gerry s’avisa que le temps fraîchissait – des nuages menaçants roulaient leurs volutes depuis le nord. Le hobbit, qui tenait à ne pas rentrer bredouille, prit les choses en main et envoya la grive en éclaireur. Ils s’empressèrent vers leur destination, plus au nord, et ne tardèrent pas à trouver la plante convoitée grâce aux indications de l’oiseau fidèle, au sommet d’une colline exposée aux vents. Ils déterrèrent précautionneusement un plant sur trois, non sans respecter scrupuleusement les instructions de la sourcilleuse Legolothië – ils rebouchèrent les trous avec un mélange de gravier, de terre locale et quelques gouttes d’un élixir fourni à cet effet.

L’orage menaçant, ils rentrèrent bien vite au bercail. En chemin ils confièrent la précieuse cargaison de fleurs aux bons soins de maître Corruscin, qui fit honneur à sa réputation de fin coureur en terminant pour eux cette course. Les tourtereaux s’abritèrent juste à temps dans la demeure d’Avacuna, avant que n’éclatât l’orage et que la première pluie d’automne, froide et vigoureuse, ne les isolât pour un soir dans leur retraite. Ils prirent un goûter et se pelotonnèrent sous les couvertures et les duvets. La soirée fut intime – même le chevreau ne fut pas admis.

– Il ne manque qu’une bouilloire qui siffle ! laissa échapper Gerry.

Sa compagne avait considéré la journée comme parfaite. Quant à elle, il ne lui manquait rien. Elle fut donc un peu désappointée par cette remarque d’une étrange trivialité. Heureusement elle s’en ouvrit à Gerry qui lui expliqua :

– Dans la Comté, le sifflement de la bouilloire est le signe que les travaux du jour prennent fin. Le signal retentit à travers pluies et brouillards pour rappeler qu’un breuvage, tempéré avec art, vous attend pour délasser vos membres et revigorer vos esprits. Un moment de détente attendu de tous voit chacun regagner son logis ou se rendre chez un ami. Le thé est une tradition de la Comté que les clans les plus anciens ont conservé depuis les temps du Roi1. C’est une institution qui réunit riches et pauvres, même si les plus pauvres servent de la camomille en lieu et place du thé. Les maîtres de maison revêtent une tenue plus soignée après les travaux aux champs. La table familiale ou la salle à manger est apprêtée pour le confort de tous, dans une atmosphère sereine et conviviale. Les tasses sont la fierté de la maîtresse de maison. On leur invente un pedigree ou une origine généalogique lointaine. Le thé réunit les amis pour une conversation détendue. C’est l’occasion d’échanger des politesses et de prendre plaisir ensemble, après une journée de labeur ou de négoce, ou tout simplement pour conclure une agréable excursion. Et puis le thé s’accompagne ordinairement de gâteaux secs ou d’une petite collation…

– Ton peuple prend-il le thé chaque jour ?

– En réalité mon peuple se réunit autour d’une table chaque fois qu’il le peut ! répondit Gerry avec un sourire lucide. Pour nous autres Hobbits, la nourriture règle la finalité et le rythme de la journée… Mais le thé institue la paix. On boit le thé pour oublier le bruit du monde...2

Avacuna découvrait avec étonnement l’éthique de vie hobbite, évoquée avec un brin de mélancolie. Pensive, elle considérait avec tolérance les trouvailles que cultivaient les peuples, en compensation de leurs avanies. Mais elle ne pouvait repousser une pensée inquiète – les siens manquaient à Gerry, qui devrait tôt ou tard faire un choix redoutable. Le hobbit ressentit le trouble de sa compagne et la tint plus étroitement serrée contre lui.

Ces derniers jours, Gerry voyait le temps d’automne se refroidir et les pluies redoubler. Il redoutait de passer un hiver loin de sa famille, qui devait commencer à s’inquiéter, sans nouvelle de lui. Cependant, pour la première fois de son existence, une jeune fille s’était imposée à lui, avec un naturel qu’il s’était imaginé seul à posséder. Il avait accepté cette découverte avec étonnement et une certaine reconnaissance : finalement, certaines filles pouvaient donc s’avérer durablement surprenantes ! L’évidence d’une chance unique se confirmait chaque jour, et cela lui faisait un peu peur. Il s’aperçut que, s’il n’avait encore jusqu’ici, ressenti aucun véritable regret, il n’avait pas plus caressé de rêve authentique. Un songe d’avenir commençait à se dessiner, à l’endroit du cœur que le plaisir éphémère avait occupé autrefois. La peur de perdre un rêve l’étreignait à présent, quoiqu’il peinât encore à lui donner un nom. « Un homme n'est vieux que quand les regrets ont pris chez lui la place des rêves. »3 lui avait un jour dit Gandalf en parlant du Thain, qui nourrissait de nombreux rêves – un peu trop, selon le magicien ! Avoir conscience de se trouver à la croisée des chemins ne lui rendait pas le choix plus facile, ni les arguments plus clairs.

Chacun s’endormit dans la douceur des édredons et la chaleur de l’autre, sans illusion sur l’imminence d’une confrontation, mais d’accord pour la remettre au lendemain.

.oOo.

Au petit jour, le vent du septentrion soufflait ses rafales mordantes. Le chevreau se pelotonnait sur la couche aux pieds de sa maîtresse. Avacuna administra à Gerry un élixir confectionné par Legolothië. L’humeur vira immédiatement à l’aigre lorsque Gerry manda des vêtements chauds. Avacuna sur la défensive s’imagina que le hobbit envisageait un départ immédiat. Elle obtempéra mais se mura dans un mutisme qui ne lui ressemblait pas lorsque le hobbit, pour se donner du courage ou peut-être par indécision, lui demanda de faire quelques pas sous l’épaisse voûte nuageuse.

Ils suivirent le val protégé des vents, au fond duquel les saules noueux balançaient leur longue chevelure au-dessus d’une rivière sombre. À leur passage, les tiges s’écartaient en un tunnel de feuilles jaunes et vertes. Avacuna, remarquant l’appréhension de Gerry, lui expliqua que de nombreux arbres s’étaient éveillés au contact de Legolothië.

– À leur façon lente et limoneuse, les grands arbres sont capables de pensées, qui s’élèvent aux régions aériennes lorsque circule leur sève. Les soins de la femme-ent ont avivé leur besoin de grand air et de partage. Certains se sont élevés à la pensée – pas toujours pour le meilleur, malheureusement ! Les cœurs d’arbre de ruminent pas toujours une harmonie avec leurs voisins. Une fois extirpés leurs pieds de la glèbe, ils se tournent d’ordinaire vers les créatures qui parlent et se meuvent. Mais certains haïssent les êtres qui parcourent librement le monde sans s’enfouir dans la terre humide. Il n’est pas toujours sûr de s’aventurer au fond des bois sans connaître les chants qui les assoupissent.

Lorsqu’ils eurent marché une demi-heure et atteint une éminence qui dominait les bosquets de rosiers, Gerry prit enfin la parole. À dire vrai, il ne savait pas en commençant quelle serait exactement sa conclusion. Peut-être espérait-il, en récapitulant ses pensées à haute voix, lancer un débat qui permettrait de les résoudre.

Gerry évoqua le grand conservatisme de la société hobbite, ses responsabilités vis-à-vis de sa famille et de la Comté, la grande distance qui séparait son pays de la vallée. Il s’empêtra dans de pénibles considérations d’âge et termina de façon pompeuse en expliquant qu’il ne se sentait pas le droit d’exiger d’Avacuna le sacrifice de quitter la vie qu’elle s’était construite. Il s’exprima habilement, d’un ton assuré, mais il ne sut pas traduire ce qui le remuait au plus profond...

Au fil du discours, Avacuna s’était pelotonnée sur elle-même. A présent elle semblait ramassée comme pour bondir sur une proie. Ses poings serrés laissaient voir de solides griffes qui palpitaient de spasmes nerveux. Ses yeux de félins lancèrent des éclairs, mais c’est par la parole qu’elle explosa :

– Tu n’as pas le droit de décider pour moi, ce qui m’est ou non acceptable ! Tu n’as pas l’air de vouloir rester ici avec moi – c’est ton droit ! Mais tu n’envisages pas de m’inviter dans la Comté qui te manques et dont tu m’as fait rêver – cela, tu aurais dû me le dire en face. Tu rejettes d’avance sur moi et les tiens la raison de ton propre choix… La vérité c’est que tu ne veux pas de moi… Jamais je n’aurais imaginé une telle couardise de ta part !

Gerry chancela, ne trouvant rien à répondre. Il avait lâchement attendu d’Avacuna qu’elle balayât pour lui les arguments de son hésitation.

Le retour fut sinistre. Ils convinrent froidement que Gerry partirait le lendemain, muni de vivres et d’indications pour rejoindre la grande route de l’est. Comme le hobbit traînait en arrière en flattant le chevreau, Avacuna lui jeta un regard chargé de chagrin et de mépris. C’est alors qu’elle remarqua, loin au nord, un nuage plus sombre que les autres, qui rasait les crêtes et plongeait dans les vallons. Un frisson la parcourut, qui n’était pas seulement dû au froid.

Gerry, le cœur lourd, se retourna et contempla le sombre présage. Soudain un quadrupède surgit au sommet de la colline. Vigoureux et bien découplé, il avisa Avacuna et fut en trois bonds auprès d’elle. Le superbe caprin fumait dans la fraîcheur du matin lorsqu’il inclina sa ramure devant la jeune femme. Avacuna caressa son encolure et lui parla avec douceur. Mais Gerry observait avec inquiétude la nuée s’approcher rapidement dans une rumeur croissante, à la limite de l’ouïe des humains.

Des centaines de petits cris aigus, emplissaient à présent l’air lourd. Avacuna alarmée lança :

– Une nuée de chauve-souris descend du nord et sème la terreur et la désolation dans la montagne. Elles précèdent une invasion d’orques !

Gerry eut un moment d’atterrement. Il se demanda si la vallée pouvait échapper au désastre. Qu’est-ce qui pouvait les attirer ici ? Il se rappela les inquiétudes des aigles et leur conseil de guerre. Il supposa que les événements survenus à la montagne de Barum-Nahal avaient déclenché ce déferlement. Ils accouraient certainement du nord de toutes les mines vassales du Gundabad. Mais pourquoi si loin au sud ? Un doute ancien reprit le hobbit : en avaient-ils après son anneau ? Il sentit monter en lui la révolte et la culpabilité : la vallée et ses habitants étaient en grand danger, sans doute à cause de lui ! Lui fallait-il fuir et cela suffirait-il à détourner la fureur des hordes gobelines ? Pourtant on l’avait déposé par les airs, sans qu’aucun messager des orques ne puisse le suivre. Sans doute n’était-ce pas lui qui avait attiré les orques jusque-là. Il décida donc que sa fuite ne sauverait pas la vallée.

L’esprit désormais plus clair, il affermit sa volonté et déclara à Avacuna qu’il se joindrait à elle pour défendre sa maison, bien qu’il ne vît guère comment arrêter des hordes d’orques. Gerry regretta amèrement l’absence de ses compagnons. Que n’aurait-il donné pour se tenir aux côtés d’une escouade de dúnedain ou de nains en armes ?

– Lorsque les majeurs tombent, les mineurs doivent prendre la relève !4, soupira-t-il.

Il se concerta rapidement avec Avacuna. Elle convint qu’évacuer la vallée n’était pas possible – son cœur ne s’y résoudrait d’ailleurs pas plus que celui de Legolothië. La petite grive fut immédiatement envoyée prévenir l’ent-femme, s’envolant sur un mot implorant de Gerry, comme autrefois du vivant d’Arathorn. Avacuna alerta ses rejetons, qui parcoururent la vallée de tous côtés pour prévenir de l’imminence de l’attaque. Le plan de Gerry était simple – il imaginait tenir, avec toutes les bonnes volontés qu’ils pourraient trouver, la ligne de la rivière aux saules qui traversait la vallée d’est en ouest, pour finir par longer une pente escarpée. La partie nord de la vallée subirait sans doute des dommages, mais cela contribuerait à disperser la troupe d’orques.

La colline d’Avacuna se dressait non loin au sud du cours d’eau, à proximité d’un petit pont de rondins qu’avait obligeamment construit une famille de castors. Elle prépara elle-même le sabotage du pont, que l’on pouvait déclencher en tirant sur une corde dissimulée dans les herbes sur la rive sud. Les animaux, petits et grands, affluaient du nord et traversaient le cours d’eau par ce seul point praticable, tandis que le nuage menaçant s’approchait inexorablement. Brandissant des javelines et une sarbacane avec précaution, Avacuna sortit de sa grotte vêtue d’une armure de cuir et de mailles et affublée de peintures qui intimidèrent Gerry. Elle vêtit notre hobbit de la même façon, non sans éprouver une fierté mêlée d’appréhension. Elle lui remit également une courte épée, légère et effilée, sans doute l’œuvre d’un forgeron elfe dans un temps reculé. Gerry ému se souvint du dernier cadeau qu’une belle lui avait octroyé – son anneau – et considéra l’accumulation d’ennuis qui en avait découlé. Il se demanda si porter les couleurs de deux dames n’était pas présomptueux ou de mauvais augure. Mais il chassa ces pensées avec la certitude qu’à présent le cadeau était offert et accepté pour de nobles raisons, et qu’il serait employé à bon escient. Ainsi harnaché d’un haubert et d’un casque trop grands, Gerry vit se tourner vers lui l’attention de toute la compagnie des petits réfugiés et se trouva en quelque sorte institué général par la confiance collective et grégaire de l’armée des lapins.

Une rumeur aiguë et menaçante croissait lentement devant eux. De temps en temps une forme noire voletait au-dessus de la rivière, annonçant le nuage de pestilences qui allait s’abattre. Gerry tentait de renvoyer les légions de rongeurs tétanisés de peur, lorsque Legolothië arriva enfin. Elle fulminait d’impuissance mais Gerry parvint à la raisonner.

Ils tinrent longuement conseil sur la conduite à tenir. La portion de la rivière la plus facile à traverser se trouvait juste devant eux, sur moins d’un mille de long. En amont, vers le nord-est, s’étendait la combe profonde qui finissait en ravins lorsque la pente s’accentuait brusquement. En aval, vers l’ouest puis le sud, la rivière s’étalait en marais avant de rejoindre un cours rapide et dangereux.

Déterminée, Legolothië s’en fut farfouiller dans les reliques d’Avacuna au fond de sa caverne et en tira un grand sac de cuir marqué de la rune R 5, rempli de fioles de toutes sortes qu’elle amena à Gerry. S’emparant d’une petite bonbonne en étain, elle fit mine de s’éloigner puis, se ravisant, elle saisit une bourse de graines. Sous un ciel de plus en plus sombre et menaçant, elle parcourut la rive sud de la rivière en chantonnant gravement, égrenant le contenu de la bourse et versant de temps à autres un peu de liquide sombre de sa bonbonne.

Lentement la pénombre descendait, tandis que vrombissaient autour d’eux les miasmes répugnants des cavernes du Gundabad.

Endossant avec inconscience et candeur le rôle qu’il avait si souvent vu tenir à son seigneur, Gerry confia à Avacuna une mission de flanc-garde – elle rassembla ses cousins les fauves des montagnes, les cerfs aux grands bois, les sangliers fouisseurs et les bouquetins des alpages, et les mena au nord-est par les tourbières, pour contourner la rivière et se tenir prêts à fondre sur les arrières de l’ennemi. Après un dernier regard, Avacuna s’en fut, poussant sa cavalerie devant elle.

Gerry se posta sur le sommet de la colline d’Avacuna. Tandis qu’il scrutait la pénombre pour distinguer des mouvements sur la rive nord, Legolothië passa et repassa en chantonnant pour elle-même, toujours semant et versant le long du cours d’eau. Dans l’obscurité croissante, le hobbit distingua de grandes formes sombres se rassembler sur la rive sud, tandis que montait lentement le niveau de l’eau. Une large haie de ronces doublait maintenant la rivière sur une grande longueur, et elle s’épaississait rapidement. L’Ent-femme avait déployé tout son art en répandant ses élixirs de croissance. De proche en proche, de grandes formes échevelées émergeaient près de la berge en grinçant.

Soudain la nuée fut sur eux.

Les cris aigus qui emplissaient l’air, annihilaient toute pensée et rendaient fous les animaux autour de lui, braves ou couards. De gros insectes noirs et visqueux voletaient en tentant de se fixer à la peau. Dans leur vol erratique, des chauves-souris aux yeux rouges projetaient une ombre de peur et de dégoût, s’attaquant à tous les malheureux que la terreur immobilisait. Gerry se défendait bravement, chassant de sa petite dague les répugnantes créatures volantes.

Legolothië rejoignit le hobbit. Des lumières jaunes clignotaient à présent dans les yeux de l’ent-femme, qui se saisit vivement d’un vase en terre, au fond d’un sac qu’elle avait amené. Un fluide épais perlait à travers la céramique poreuse. Legolothië, marmonnant quelques imprécations rauques et vibrantes de fureur contenue, versa dans le vase, quelques gouttes d’un distillat de sa composition. Après un instant, une fumée légère commença à s’échapper du récipient, répandant des effluves vivifiants, aux arômes indécis mais d’une âpreté saine et revigorante.

Aussitôt le nuage pestilentiel de bestioles volantes s’écarta de la colline. L’ent-femme plaça le bol dans un filet de chanvre, et suspendit le tout à la haute branche souple d’un coudrier, au sommet de la colline. Sur son ordre, un couple de belettes y grimpa agilement et firent osciller la branche, imprima un ample mouvement de rotation au récipient. Alors une sorte de bulle d’atmosphère salubre s’établit autour de la colline d’Avacuna, débarrassant l’air alentour des détestables chauves-souris et autres sangsue volantes, jusqu’à englober tout l’espace entre la colline et le pont.

Un grand nombre d’animaux se réfugièrent près de Gerry – renards, blaireaux, fouines et furets faisaient corps, au milieu des cohortes de lapins et de campagnols, l’air terrorisé mais incapable d’un autre courage que leur seule présence.

La horde de gobelins approchait. Derrière les cris stridents des chauves-souris, on percevait leurs râles gutturaux et leurs pas lourds. Gerry imaginait d’énormes orques à la gueule sanglante et aux mains griffues, brandissant des cimeterres acérés dans d’ignobles remugles de tanière. Il n’était pas loin de la vérité concernant l’odeur des orques. Mais la tribu qui montait à l’assaut était d’une espèce petite et vive – les guerriers portaient de fines sagaies et des boucliers légers.

Soupçonneux, les orques s’arrêtèrent devant la rivière, dont les eaux noires peu engageantes bouillonnaient curieusement. Ils poussèrent de hideux cris de guerre, invectivant les ombres indistinctes au-delà de la rivière. Leur masse grouillante se pressait à présent devant le pont. Ils devaient avoir atteint la rivière en amont et, rebutés par l’effort nécessaire pour la traverser, avaient suivi son cours jusqu’à rencontrer un moyen d’y parvenir. A présent qu’ils l’avaient trouvé, ils semblaient hésiter à passer le pont. Gerry sentait un flottement dans les rangs sales et mal tenus de la soldatesque gobeline.

Nul chef ne s’imposait pour cristalliser la haine et pousser en avant la troupe débraillée et beuglante, qui contemplait l’eau avec une moue de défiance. Il est vrai que la rivière avait beaucoup monté et que sa surface d’encre se crevait de temps à autres d’un ploc flasque et visqueux, peu engageant.

Comme Legolothië revenait à ses côtés, Gerry se surprit à penser :

– Nous aurions bien besoin d’un magicien ! Lui saurait faire la lumière où tout espoir semble défaillir…

En songeant à cette aide au-delà de toute espérance, Gerry revit des sourcils froncés bien connus lui intimant de se battre avec toute son intelligence et tout son cœur.

Alors le petit hobbit sortit son anneau et l’éleva bien haut. À cet instant la voûte nuageuse se déchira, lançant un rayon lumineux éphémère qui éclaira le pied de la colline où se tenaient Gerry et l’ent-femme. Les pierres jumelles brillèrent de mille feux durant quelques instants. Gandalf veillait-il sur eux dans ses pérégrinations lointaines ? L’événement, bien que fortuit, suscita chez notre hobbit une témérité inhabituelle. Exalté comme l’eût été un prince héritier impatient de faire ses preuves, il cria :

– Retournez à vos cavernes malodorantes ! Le jour du monde n’admet pas que vous ternissiez sa gloire !

Quelle formule incisive ! Quel rythme plein d’allant ! Quelle autorité dans le ton de cette voix fluette de hobbit à peine sorti de l’adolescence ! Mais que croyez-vous qu’il arriva ?

Les gobelins, décontenancés un moment par l’aspect putride de la rivière, virent sur la berge opposée, dans un rai de lumière, une grosse vieille souche sous laquelle s’abritait un petit garnement prétentieux vêtu de mailles brillantes. Le freluquet brandissait des armes trop grandes et tenait des propos trop grandiloquents pour quelqu’un d’aussi petit. Et voilà qu’il fanfaronnait en brandissant un bijou doré ! Voilà qui était trop bien pour lui, ce sale petit voleur ! Et on allait lui enseigner une autre chanson !

Un gros orque à l’air sournois lui lança une invective désobligeante qui fit s’esclaffer ses camarades. Fort de son succès rhétorique, la brute s’avança à pas décidés sur le pont, suivie de ses congénères qui se pressaient à présent pour être les premiers à prendre part à la curée ou profiter du spectacle, jouant des coudes et des armes s’il le fallait.

Alors que la confiance de Gerry s’effritait, l’éclaircie s’évanouit et la pénombre retomba sur la colline. Le hobbit vit avec angoisse l’armée de lapins se débander de tous côtés. Qu’avait-il espéré ? Seuls quelques solides compagnons, blaireaux et renards, demeurèrent aux côtés de Legolothië et du hobbit, face à la marée montante des créatures cruelles et retorses. Pris de panique, Gerry se retourna vers la colline, la seule idée qui surnageait dans la tempête de ses pensées était de se barricader dans la caverne d’Avacuna.

Il se précipita.

.oOo.

NOTES

1 En réalité cette tradition remonte bien avant la fin des Rois d’Arthedain (en TA 1979). Le thé était une denrée d’importation transitant par le grand centre d’échanges commerciaux de Tharbad. À partir de l’année TA 1409, le royaume de Cardolan périclita. Le commerce fluvial et routier déclina. C’est alors que la culture du thé s’introduisit lentement dans les serres du quartier sud pour suppléer les carences.

2 Lu Yu, Maître de thé sous la dynastie Tang (618-907)

3 John Barrymore

4 Le seigneur des anneaux. J.R.R. Tolkien

5 Gandalf, lorsqu’il eut vent de l’aventure à Fondcombe, émit l’hypothèse que ces élixirs étonnants pouvaient appartenir à son cousin, un digne magicien du nom de Radagast, qui vivait à présent de l’autre côté du grand fleuve dans le pays sauvage.

Laisser un commentaire ?